Chronique

Mars 1950 : Le serment des femmes parisiennes

le 05/03/2024 par Claire Blandin
le 05/03/2020 par Claire Blandin - modifié le 05/03/2024
Photo de Parisiennes réunies en amont de la Journée internationale des femmes, L’Humanité, mars 1950 - source : RetroNews-BnF
Photo de Parisiennes réunies en amont de la Journée internationale des femmes, L’Humanité, mars 1950 - source : RetroNews-BnF

En amont de la Journée internationale des femmes de 1950, L’Humanité revient sur le texte solennel scandé en public par Eugénie Cotton et dédié à toutes les « travailleuses et jeunes filles », dans un moment où le féminisme est médiatiquement défendu par le parti communiste.

Le 6 mars 1950, L’Humanité publie, dans un encart de dernière page, un « serment des femmes parisiennes » qui se mobilisent contre le développement des affrontements au Vietnam – ce qui deviendra la Guerre d'Indochine.

La publication ponctue un long article du quotidien du Parti communiste français sur la Journée Internationale des Femmes. Il rend compte d’une manifestation, véritable meeting politique, qui vient de se dérouler au stade Buffalo, situé à Montrouge, près de la Porte d’Orléans. Ce vélodrome est, depuis 1936, un lieu régulier de rencontres et manifestations pour le parti communiste. Il a ainsi accueilli en 1949 le meeting de clôture du Congrès mondial des Partisans de la paix.

Le « serment » est lu par Eugénie Cotton : née en 1881, cette élève de Marie Curie, militante communiste, a participé en 1945 à la fondation de l’Union des femmes françaises. En 1950, elle est présidente de la Fédération démocratique internationale des femmes, une des plus importantes organisations internationales de femmes après la Seconde Guerre mondiale.

Un mois après la publication de cet article, Eugénie Cotton reçoit le prix Staline pour la paix, aux côtés, entre autres, de Frédéric Joliot-Curie. Ses archives sont aujourd'hui conservées à la Bibliothèque Marguerite Durand.

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EN SAVOIR PLUS

Célébrée le 8 mars, la Journée Internationale des femmes a déjà une longue histoire derrière elle. L’année 1950 marque en fait la fin de la première période de sa célébration : depuis 1917, elle est principalement fêtée en URSS.

Dans le premier vingtième siècle, les récits donnent au 8 mars des origines incertaines : ce pourrait être la déclaration inaugurale de la féministe socialiste Clara Zetkin lors de la deuxième conférence internationale des femmes socialistes en 1910, ou une manifestation d’ouvrières à Petrograd, le 8 mars 1917…

« Journée des femmes », L’Humanité, 9 mars 1919

C’est en 1921 que la Troisième Internationale aurait choisi la date du 8 mars (23 février dans le calendrier de l’époque), en hommage à cette manifestation de femmes, elle-même à l’origine de la révolution soviétique.

Le point commun entre ces deux mythes fondateurs réside dans la coalition des luttes féministe et communiste : il s’agit de manifester à la fois pour la paix, contre la misère, pour le droit de vote des femmes et l’égalité salariale… Le serment des femmes parisiennes évoqué par L’Humanité en 1950 est un texte de « mères et de jeunes filles » mobilisées pour la paix : « elles élèveront leurs fils et leurs filles dans l’amour de la paix et dans l’amitié de tous les peuples ».

C’est un des axes essentiels de la Journée Internationale des femmes pour cette période. Pendant plusieurs décennies, l’URSS, les pays socialistes, et l’ensemble des partis communistes dans le monde célèbrent les femmes, ouvrières et mères, mais aussi la paix et la lutte contre la misère, à l’occasion du 8 mars.

Le soutien communiste à la cause féministe est alors entier, car le parti fait l’hypothèse d’une convergence totale des luttes, ou plutôt intègre les luttes des femmes dans le projet de révolution anticapitaliste :

« Après avoir affirmé hautement qu’elles font leur la lutte des travailleurs poussés à la grève par une politique de misère, les femmes, les mères de Paris ont juré “que pas une femme de gréviste, pas un enfant de gréviste ne restera sans soutien”. »

En 1950, le parti communiste est une des principales forces politiques en France, mais les ministres communistes ont quitté le gouvernement depuis trois ans et la guerre froide se joue aussi sur le front de la politique intérieure.

« L’Indochine sans parti pris », article au format long au sujet des affrontements au Vietnam, Carrefour : La semaine en France et dans le monde, 1949

L’évocation du Vietnam permet ici de prendre position sur ce front : contre la création par la France, en 1949, d’un État du Vietnam indépendant, dirigé à Saïgon par l’empereur Bao Dai (pour faire face à la République démocratique du Vietnam proclamée à Hanoï en 1945). Mais, depuis l’avènement de la Chine communiste en 1949, la péninsule indochinoise est aussi au cœur de la guerre froide à l’échelle internationale. Le serment des femmes est aussi interprété comme un engagement sur cette scène mondiale.

L’importance de cette résolution est explicitée dans l’article qui accompagne la publication du serment et fait le récit de la rencontre au stade Buffalo. Dans son discours, Germaine Huby-Gosselin, de l’Union des femmes françaises « dénonce la politique de guerre du gouvernement français qui engloutit des milliards dans la guerre d’Indochine et prépare la guerre antisoviétique. »

L’époque est aussi celle d’un tournant dans les relations entre le parti et le mouvement féministe. Partenaire de la première vague du féminisme en France (au cours de laquelle les revendications portent essentiellement sur les droits civiques), le parti communiste prend en effet ses distances dès le milieu des années 1950 avec la deuxième vague débutante.

Une femme est au cœur de cette évolution politique : c’est Jeannette Vermeersch, qui est aussi, après Eugénie Cotton, l’héroïne de la manifestation du stade Buffalo :

« Quelle affection se lit sur tous les visages quand elle parle, Jeannette la simple, la courageuse Jeannette qui sait si bien trouver les mots qui vont au cœur, si tendre quand elle parle du peuple, si véhémente quand elles s’adresse aux ennemis des travailleurs et de la France qu’elle maudit de sa voix puissante. »

Née en 1910 dans le Nord, Jeannette Vermeersch s’est engagée en politique dès l’âge de 17 ans. En 1929, elle séjourne pendant plusieurs mois à Moscou, où elle rencontre Maurice Thorez, venu assister au XVIe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique, qui devient son compagnon. En 1950, elle est députée de la Seine et Maurice Thorez secrétaire général du Parti communiste.

« Quand madame Cotton donne la parole à Jeannette Vermeersch, de longs applaudissements empêchent notre grande amie de commencer tout de suite son discours. Jeannette parle des conditions de vie lamentables faites aux enfants, aux jeunes, aux vieux travailleurs, aux mères qui ne peuvent pas toujours faire la soupe à leur famille.

L’immense mer humaine vibre d’une même colère lorsque Jeannette met à nu les projets monstrueux des impérialistes, leur préparation de la guerre bactériologique, lorsqu’elle dénonce les gouvernements de démission nationale. Quelle chaleureuse approbation s’élève à l’évocation de la lutte pied à pied des élus communistes à l’Assemblée contre les projets de lois scélérates.

L’appel à l’union et à l’action terminant le discours de Jeannette Vermeersch est suivie par une interminable ovation, qui s’amplifie encore lorsqu’une délégation de femmes vietnamiennes vient offrir à notre amie une superbe gerbe de fleurs. »

En 1956, après les années de baby-boom, la question du contrôle des naissances arrive discrètement dans le débat public en France, notamment avec la naissance de la Maternité heureuse, qui devient ensuite le Mouvement français pour le Planning familial. Créée par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Evelyne Sullerot, l’association cherche à ouvrir le débat, sans tomber sous le coup de la loi de 1920 qui interdit en France toute propagande anticonceptionnelle.

Cette question du droit à disposer de son corps est au cœur des revendications de la deuxième vague féministe, qui prend son expansion à partir du milieu des années 1960. Or Jeannette Vermeersch s’oppose à cette nouvelle dimension du mouvement féministe, comme elle le déclare dans L’Humanité le 10 avril 1956 :

« Le “Birth control”, la maternité volontaire, est un leurre pour les masses populaires, mais c'est une arme entre les mains de la bourgeoisie contre les lois sociales. »

Parlant de l’avortement, elle précise même quelques semaines plus tard :

« Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d'accéder aux vices de la bourgeoisie ? Jamais ! »

Ces déclarations marquent la divergence des chemins entre le communisme et le mouvement féministe en France. Le féminisme serait un mouvement complice de la bourgeoisie, détournant les masses de la vraie lutte. La distance va en se creusant dans les décennies qui suivent.

À partir des années 1950, c’est aussi l’histoire du 8 mars qui évolue. Dans les récits médiatiques, une autre origine de la Journée Internationale des Femmes est plus souvent évoquée. Il s’agirait de la commémoration d’une manifestation de couturières new-yorkaises datant de 1857. Dans une vision ouvriériste de la lutte des classes, cette origine serait indépendante des partis communistes. Manifestation « spontanée » née en Amérique et adoptée par l’Europe, le 8 mars s’émancipe par ce récit de ses origines communistes.

C’est à cette manifestation de 1857 que se réfère en 1977 l’ONU dans sa déclaration 32/142 invitant « tous les États à proclamer, comme il conviendra en fonction de leurs traditions et coutumes historiques et nationales, un jour de l'année Journée des Nations unies pour les droits de la femme et la paix internationale ».

Claire Blandin est historienne des médias, spécialiste de l’histoire des femmes. Elle fait partie du Laboratoire des Sciences de l’information et de la communication de l’université Paris-13 et a notamment dirigé La Vie des femmes, La Presse féminine aux XIXe et XXe siècles, paru aux éditions Panthéon-Assas.