Interview

« L'héritage scientifique de la France s'ancre dans la période révolutionnaire »

le 30/11/2022 par Jean-Luc Chappey, Marina Bellot
le 26/03/2020 par Jean-Luc Chappey, Marina Bellot - modifié le 30/11/2022
« Je tire mon épée et j'en donne deux coups dans l'aérostat », estampe, circa 1780 - source : Gallica-BnF
« Je tire mon épée et j'en donne deux coups dans l'aérostat », estampe, circa 1780 - source : Gallica-BnF

À rebours de la « légende noire » selon laquelle les savants auraient été des martyrs de la Révolution française, l'historien Jean-Luc Chappey montre comment, pendant une décennie, les scientifiques se sont vus associés à l'idée révolutionnaire de transformation des sujets en citoyens.

« La République n’a pas besoin de savants ». Cette célèbre formule, attribuée à Jean Baptiste Coffinhal, le président du tribunal révolutionnaire qui prononça l'exécution du chimiste Lavoisier, résume l'idée largement répandue selon laquelle les révolutionnaires auraient censuré, voire persécuté les scientifiques.

Dans son ouvrage, l'historien Jean-Luc Chappey montre au contraire que les révolutionnaires ont largement fait appel aux scientifiques et techniciens dans de multiples domaines comme la géographie, la linguistique, la médecine, la chimie, leur conférant même une mission inédite : participer au projet de former un « peuple nouveau ». Ce faisant, il montre comment le bouillonnement intellectuel et moral qui a suivi la Révolution a fait naître nombre d'idées et d'inventions dont nous bénéficions encore aujourd'hui. 

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : L'exécution du père de la chimie moderne, Lavoisier, est souvent brandie comme la preuve de l'hostilité des révolutionnaires envers les scientifiques. Comment expliquer en effet que, après avoir été célébré par la Révolution, celui-ci ait cristallisé toute la haine que les révolutionnaires avaient pour l’Ancien Régime, jusqu'à finir sur l'échafaud ? 

Jean-Luc Chappey : Lavoisier construit toute sa carrière entre 1770 et 1789 et c’est finalement à partir de 1789 que ce qu’on appelle le « système Lavoisier », c’est-à-dire la chimie moderne, va, grâce à la Révolution, devenir dominant et véritablement s’imposer comme un système théorique cohérent, autour duquel se réunit une communauté des chimistes jusqu’alors très hétérogène.

C’est bien là le coup de force de Lavoisier qui s’impose comme « l’homme fort » de l’espace scientifique en 1789. Pourtant accusé de symboliser un pouvoir académique de plus en plus contesté, il est sollicité par les autorités politiques afin de participer à la construction de la nouvelle nation. De ce fait, il renforce sa position au cours des premières années de la Révolution, en gardant une place importante dans les institutions scientifiques et administratives.

Or il se fait rattraper par son passé à partir de 1792-1793, au moment où se radicalisent les oppositions politiques, et où resurgit l'hostilité vis-à-vis de tous ceux qui ont participé à l’Ancien Régime et contribué aux « malheurs » du peuple. La Ferme générale (et son symbole, le mur des Fermiers généraux construit à partir de 1785 autour de Paris) cristallisent encore les ressentiments des populations [lire la chronique de Guillaume Mazeau à ce sujet].

Les républicains vont désormais vouloir abattre ce qui reste de l’Ancien Régime. Ce qui va être la raison de la chute de Lavoisier, c’est qu’il s’est construit comme homme fort grâce à sa position dans l'administration royale tout autant que celle dans l’espace savant. À partir de 1793, ce qui a été sa force devient sa faiblesse puisque sa position de savant dans la République devient incompatible avec ses anciennes activités dans la Ferme générale. Cela va le mener à son procès puis à son exécution au printemps 1794.

Ce qui reste un mystère – et suscite encore le débat chez les spécialistes – c’est le silence des autres savants, qui occupent à ce moment-là des postes clés au sein du comité de Salut public et dans toutes les commissions mises en place autour de cette instance. 

Pourquoi a-t-il été impossible de le sauver ? Est-ce dû à un climat général de peur ?

Il est clair que la peur a pu jouer un rôle, mais on ne peut pas tout réduire à ça. À partir du printemps 1793, on entre dans un moment où le souvenir même de l’Ancien régime devient insupportable. Je pense que, même pour ses partisans, Lavoisier représente alors une figure de patron anachronique. 

« Dénonciation » du savant Lavoisier en tant qu'ennemi de la Révolution dans le journal révolutionnaire L'Ami du peuple, janvier 1791

Vous montrez bien comment les savants ont participé activement à la construction du pays. Les députés de l’Assemblée constituante font appel à leur expertise pour qu’ils leur fournissent des outils qui servent leurs réformes. Y a-t-il alors une volonté de les instrumentaliser, voire de les censurer ? 

Je n’ai pas précisément d'exemples de censure qui aurait conduit à empêcher un savant d’exercer ses activités. Dans les premières années de la Révolution, les membres de l’Académie des sciences continuent à jouer leur rôle d’expertise auprès des nouvelles autorités politiques (en particulier auprès de l’Assemblée nationale). Puis, à partir de 1792, ceux qui ne cautionnent plus le régime politique vont progressivement se détacher, se mettre en retrait, quitter les institutions savantes ou les administrations.

De fait, on voit émerger de nouvelles figures, qui prennent la place de certaines figures dominantes. Plus généralement (à l’Observatoire de Paris, par exemple), se mettent en place des structures de direction collégiale qui remplacent les « patrons » tout puissants. 

On n’a pas de preuve de censure, au sens où l’État serait intervenu pour empêcher un certain nombre de travaux. Mais il est certain qu'au cours de la période, les autorités encouragent les savants qu’ils cautionnent à participer à l’entreprise révolutionnaire, puis républicaine.

Parmi les réalisations scientifiques de l’époque, vous évoquez la confiscation des biens des nobles et du clergé, qui conduit à recueillir et assembler un nombre considérable de collections et de livres savants…

C’est un des points fondamentaux et essentiels. Je m’appuie sur des travaux déjà réalisés, qui montrent que la Révolution va permettre la constitution de grands dépôts scientifiques.

La décision de confisquer les biens ecclésiastiques (dès 1789) et ceux de la noblesse et du roi (jusqu’en 1792) va avoir des effets essentiels dans la transformation du monde savant. La constitution des bibliothèques, c’est quelque chose d’énorme. On le voit dès 1792 : les scientifiques qui se trouvent dans les académies se retrouvent au cœur du laboratoire moderne. Ils ont à leur portée tous les instruments dont ils ont besoin pour travailler : les livres et surtout, grâce aux conquêtes et aux spoliations dans les territoires étrangers – Provinces-Unies, Italie, Égypte – des collections naturalistes, des instruments d'expérience.

Paris, à partir de 1800, devient la véritable capitale des sciences en Europe. À partir du Consulat et de l'Empire, des savants de toute l’Europe viennent à Paris car ils ont tout à disposition pour réaliser leurs travaux.

Extrait d'un article revenant sur la parution de la Biographie universelle de Michaud, Le Moniteur universel, juin 1810

C’est aussi pendant la période révolutionnaire que sont mis en place un système de mesure unique, une langue et une grammaire enseignée à tous et non plus seulement aux élites… Les savants français avaient-ils pour objectif d’améliorer la vie de leurs concitoyens ?

Au sein du monde savant, la rationalisation est un mouvement qui commence dès 1770. La Révolution hérite là de ce qu’on appelait « l'esprit de réforme » des Lumières qui visent déjà à simplifier, rationaliser et unifier le territoire (poids et mesures, langues, mais aussi justice et fiscalité). Cette volonté de simplification rencontre à partir de 1789 une volonté d’améliorer la vie des citoyens.

L’autre notion essentielle est celle de « régénération ». Les scientifiques vont autant intervenir comme experts que comme auxiliaires des législateurs. On leur demande de construire et de participer au projet qui est de former un « peuple nouveau », cette grande utopie de transformation des sujets en citoyens. Les scientifiques inscrivent leurs travaux dans cette dynamique de transformation fondamentale de la société. J’ai justement voulu montrer que ce grand projet utopique et philosophique ne s'arrête pas à la construction d’instruments nouveaux.

Les scientifiques ont également participé à la défense nationale, notamment dans le développement de la métallurgie et via l’utilisation des aérostats. 

C’est un thème très connu : c’est ce qu’on a appelé la mobilisation des « savants de l’An II ». À partir de l’entrée en guerre, les scientifiques vont en effet être amenés à participer à l’effort de guerre ; fabrication de canons, culture du salpêtre, mais aussi prise en charge médicale des soldats. Ils vont entrer dans les institutions politiques, notamment dans le comité de Salut public, et vont mettre en place une véritable entreprise scientifique et industrielle pour mobiliser toutes les ressources du pays.

L’ambiguïté c’est que parmi ces scientifiques, de très nombreux – comme le chimiste Antoine-François Fourcroy – vont participer, après la chute de Robespierre, à la construction de la « légende noire de la Terreur », avec l'idée d'un Robespierre (et de ses partisans) qui aurait voulu se débarrasser des savants. C’est à ce moment qu’est née l'idée, complètement fausse et résumée par la formule apocryphe : « la République n’a pas besoin de savants ».

Extrait d'un discours à la Convention du membre de l'Académie des sciences Guyton-Morveau, au sujet de l'utilisation des ballons aérostatiques dans un contexte de guerre, Le Républicain, septembre 1794

Les hommes de sciences sont aussi à l’origine de la création de la plupart des grandes écoles françaises. Est-ce qu’on leur doit ce système éducatif « unique au monde » ?

Unique ne veut pas dire forcément meilleur, mais en effet, la Révolution porte en elle un projet de pédagogie. Devenir citoyen, c’est construire les conditions pour faire que les gens soient éduqués. Cela va avec l’idée, qui sera finalement réalisée de manière imparfaite par la Révolution, de construire une école allant de la maternelle à l'université.

À partir de 1794, en lien avec cette mobilisation pour la défense nationale qu’on vient d’évoquer, on assiste à la création de l’École polytechnique et de l’École normale de l’an III (qui deviendra l’École normale supérieure). Dans les deux, il s’agit de former des formateurs susceptibles de défendre la République contre ses ennemis, mais aussi d’ancrer les valeurs républicaines dans l’esprit des populations, appelées régulièrement à exprimer leurs opinions à travers des élections. 

Échos de la création de l'École polytechnique en France, Journal des débats et des décrets, octobre 1795

Avez-vous l’impression que l’on évoque souvent la « grande tradition » littéraire et philosophique de la France, en oubliant qu’elle a été aussi une grande nation scientifique ? 

C’est pour cela que j’ai intitulé cet ouvrage La Révolution des Sciences : 1789 ou le sacre des savants, en référence à l’ouvrage de Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain (1793) qui parle de ce grand héritage de la philosophie des Lumières accentué par la Révolution, et du rôle joué par l’homme de lettres dans la dynamique révolutionnaire.

On oublie l’héritage scientifique qui, indéniablement, s’ancre dans la période révolutionnaire. On le retrouvera sous la Troisième République, où l’on va réinvestir l’idée du « savant républicain ». L’actualité liée à l’épidémie de COVID-19 fait d’ailleurs écho au rôle politique assigné aux savants dans les périodes de crise...

Spécialiste de l'histoire politique, sociale et culturelle des savoirs aux XVIIIe et XIXe siècles, Jean-Luc Chappey est professeur d'histoire des sciences à l'université Panthéon Sorbonne. Son ouvrage La Révolution des sciences : 1789 ou le sacre des savants, est paru aux éditions Les Librairies Vuibert en janvier 2020.