Chronique

Suicide de René Crevel, poète surréaliste révolté

le 25/07/2021 par Michèle Pedinielli
le 01/04/2020 par Michèle Pedinielli - modifié le 25/07/2021
Couverture de l’ouvrage « René Crevel , une étude de Charles Courtot », 1969 - source : Gallica-BnF
Couverture de l’ouvrage « René Crevel , une étude de Charles Courtot », 1969 - source : Gallica-BnF

Le 18 juin 1935, on découvre le corps sans vie de René Crevel, qui s’est donné la mort chez lui en s’asphyxiant au gaz. La presse salue l’œuvre et la personnalité hors norme du poète.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

« Ni la réalité, ni la surréalité ne sont belles pour des cœurs intransigeants. »

Lorsque le directeur de La République, Pierre Paraf, rend hommage à René Crevel dont le suicide vient d’être découvert, il évoque un artiste « dont les généreuses indignations étaient servies par un âpre talent satirique ».

L’écrivain et poète, surréaliste de la première heure, mais exclu du mouvement en 1935 et membre critique du Parti communiste depuis 1922, s’est donné la mort à son domicile, ne laissant qu’une note pour sa maîtresse, la comtesse argentine Tota Cueavs de Vera : 

« Prière de m’incinérer. Dégoût. »

Atteint de tuberculose, il méprisait la France bourgeoise et parlementaire de la IIIe République telle qu’il la décrivait avant sa mort dans les colonnes de Comœdia :

« Vice en pantoufle, adultères rondouillards, mesquinerie, lésine, sourire faussement bonhomme, au fond positivisme insensible jusqu'à la minute catastrophique, où, alors, la terreur pousse les esprits soi-disant libres à remettre Dieu à la mode, à s'en tirer une assurance sur la vie et sur la mort. 

Tous ces symptômes d'ailleurs accusent une maladie qui, pour être celle de la Troisième République, ne date point d’hier. »

L’une de ses amies, la poétesse Marie Laurencin, témoigne de son extraordinaire personnalité.

« Tu étais l'imprévu – vêtu de même, tes cravates en ruban – tes cheveux jamais pareils et ton visage changeant d'adolescent rieur et malheureux.

Tu ne te plaignais jamais. 

Ta parole était rapide – un mot éclatait et toute une situation se révélait d'une justesse implacable. »

Dans Le Figaro, le critique Gérard Bauër, pleure sous le pseudonyme de Guermantes un« enfant terrible », « grand garçon, brusque et faible, tendre et révolté ».

« Il n'avait apparemment pas dit ce qu'il avait à dire ici-bas et qu'il eût peut-être exprimé si la maladie et le désespoir lui en avaient laissé le temps ; car on ne peut tenir pour une expression accomplie de son intelligence ou de sa sensibilité les quelques livres qu'il a écrits.

Il était un de ces “enfants terribles” nés avec le premier lustre du siècle et dont l'adolescence devait être singulièrement enténébrée par la guerre. »

Le poète et critique littéraire Léon-Gabriel Gros fustige de son côté la société bourgeoise et bien-pensante qui ne voit dans le suicide du poète qu’un vulgaire fait divers.

« Le suicide de René Crevel fut sans nul doute le seul événement de sa vie qui intéressa quelque peu le public.

Diffusé par Havas il valut à l’écrivain le plus corrosif de la jeune génération, le mépris unanime des bien-pensants qui est bien le plus bel hommage posthume que puisse espérer un poète.

Que René Crevel se soit asphyxié au gaz d’éclairage après avoir absorbé une dose convenable de véronal c’est aux yeux des honnêtes gens un fait-divers banal et qui se passerait de commentaires s’il ne justifiait précisément leur propre bassesse. Le désespoir des poètes comme celui des amants, le suicide ou la mort sur un lit d’hôpital, plus banalement encore l’hémorragie cérébrale, ne sont après tout que différentes façons de payer sa dette à la société ou de venger la morale.

Que cette société soit pourrie ou cette morale inhumaine n’entre même pas dans leurs cervelles bornées. »

Gros reprend ainsi la pensée de Crevel, qui fustigeait les bourgeois confits dont la quête du confort était l’ultime idéal et qu’il baptisait les « goitreux ».

« “Enrichissez-vous”, disait Guizot. Économique quant au temporel, peur du risque quant au spirituel.

Rien n'est monstrueux lorsqu'il s'agit d'asseoir l'autorité ; au même titre que les couronnes de mariées, les pendules sous globes, les enterrements de première classe, à son tour le goitre méritait bien de devenir symbole d'une sorte d’idéal. »

Pour lutter contre le confort de cette société enkystée, René Crevel avait adhéré au Parti communiste français et tentait de rapprocher poètes et militants, comme le rappelle L’Humanité.

« Ce clairvoyant écrivain, cet homme de grand talent, avait su placer au premier rang de ses préoccupations la lutte pour un monde meilleur. Il avait tenu récemment à prendre une part active à l'organisation du Congrès International de la Culture.

Mais c'est surtout à militer parmi les travailleurs qu'il apportait une passion ardente. Les ouvriers de Boulogne l'avaient accueilli avec enthousiasme le 1er Mai dernier dans un meeting où il avait parlé. “C’est maintenant, disait-il alors, que je commence à vivre”.

Il avait trouvé dans le mouvement ouvrier les raisons d'espoir que la maladie lui a fait perdre. »

Au-delà du militantisme politique, René Crevel souhaitait s’affranchir « d'un monde où tout est borné dans le temps et l'espace ». En affirmant : « le réalisme, voilà l'ennemi ».

« Notre plus bel orgueil, en quête de cet infini, dont Louis Aragon a si bien fait d'annoncer la défense, voudrait se poser, oiseau métaphysique, œil libre des limites de paupières, entre ces deux miroirs que Francis Picabia nous conviait à mettre bien en face l'un de l'autre sans rien dans l'intervalle, pour que nous puissions enfin nous affranchir d'un monde où tout est borné dans le temps et l’espace. »

Pour le dixième anniversaire de sa mort, en 1945, le poète Tristan Tzara pourra encore rendre hommage à cet ami qui avait su ne pas se trahir.

« Crevel a été un des plus purs représentants de cette génération d’écrivains, pour laquelle la vie et la poésie devaient s’identifier. Écrire, pour lui, était une manière de vivre et non pas un métier, comme il suivait le drame de la vie en acteur et non pas en spectateur.

Comment la rigoureuse exigence de son caractère droit et vigilant lui aurait-elle permis de s’écarter de la voie qu’il s’était tracée ?

Fidèle à sa mission, Crevel préféra aller jusqu’au bout de sa pensée plutôt que d’accepter un compromis qui, dans son esprit, aurait été une trahison. »

Pour en savoir plus :

Œuvres de René Crevel sur Gallica

François Buot, Crevel, Paris, Grasset, 1991

Frédéric Canovas (éd.), Correspondance André Gide-René Crevel, Nantes, Centre d'Etudes gidiennes, 2000