Chronique

La dissolution et le massacre des janissaires ottomans

le 03/06/2021 par Özgür Türesay
le 03/04/2020 par Özgür Türesay - modifié le 03/06/2021
Le Massacre des Janissaires, tableau de Charles-Émile Callande de Champmartin, 1826 - source : Musée d'Art et d'Histoire de Rochefort-sur-Mer
« Le Massacre des Janissaires », tableau de Charles-Émile Callande de Champmartin, 1826 - source : Musée d'Art et d'Histoire de Rochefort-sur-Mer

Au mois de juin 1826, le sultan Mahmud II ordonne la disparition de la grande armée des janissaires, laquelle refuse son intégration au nouveau corps militaire. La presse française relate avec effroi les événements de Constantinople.

Au mois de juin 1826, le sultan Mahmud II (r. 1808-1839) s’attaque de front à une institution militaire pluriséculaire ottomane, longtemps perçue comme étant l’obstacle le plus important aux tentatives de réorganisation militaro-administrative de l’État depuis la fin du XVIIIe siècle. 

Créé à la fin des années 1370 et composé à ses débuts d’enfants chrétiens arrachés à leurs familles dans les Balkans, ce corps d’élite militaire s’est transformé au tournant du XIXe siècle en une grande armée de plus de 100 000 soldats. Toutefois, leur efficacité militaire n’a eu depuis de cesse de décliner, notamment à cause de divers changements de paradigme au niveau des stratégies guerrières.

Organisation influente et véritables faiseurs de roi, les janissaires se sont déjà fortement opposés à la fondation d’une nouvelle armée quelques années plus tôt, sous le règne du sultan Selim III (r. 1789-1807) – à ce point qu’ils réussirent à le faire exécuter.

En mai 1826, Mahmud II, qui cherche à mettre sur pied une armée moderne, souhaite donc en finir avec les janissaires. Pour ce faire, il tente d’abord de les intégrer au nouveau corps d’armée qu’il vient de créer.

La Quotidienne du 13 juillet 1826 évoque cette mesure de réforme modérée et progressive : 

« Les différents ortas des janissaires qui se trouvent à Constantinople, sont invitées par cet acte à se faire inscrire dans la nouvelle milice. »

Mais la ruse du sultan Mahmud II ne fonctionne pas – à moins qu’il ne s’agisse d’une provocation dirigée ? Quoi qu’il en soit, les janissaires se révoltent le 14 juin 1826. Personne ne peut alors savoir que ce sera pour la dernière fois.

Le compte rendu du Journal du Commerce du 13 juillet, beaucoup plus détaillé que celui de La Quotidienne, remarque le fait que le sultan a réussi à mobiliser non seulement ses nouvelles troupes mais également les habitants musulmans de la capitale impériale, en recourant à une rhétorique de « guerre sainte » :

« Les événemens [sic] dont Constantinople vient d’être le théâtre sont assez graves pour qu’on en recherche toutes les circonstances. 

L’organisation des nouveaux corps se faisait à petit bruit, et tout semblait tranquille, lorsque le 15, dans la nuit, les meneurs des janissaires commencèrent leurs manœuvres. À six heures du matin, la révolte était complète ; les janissaires avaient apporté leurs marmites sur la place de l’Atmeidan et les avaient renversées, déclarant par-là qu’ils ne voulaient plus avoir rien de commun avec le grand seigneur, et qu’ils refusaient les vivres... 

Lorsque le sultan, arrivé en toute hâte de sa résidence d’été, située sur l’autre rive du Bosphore, fit déployer l’étendart de Mahomet ; des crieurs publics, montés sur les minarets, appelèrent en même temps tous les fidèles croyans à se réunir autour de Sa Hautesse. »

C’est alors le début d’un terrible massacre. Celui-ci s’étale sur plusieurs jours dans la capitale, tandis qu’un processus d’élimination et de neutralisation  systématique des membres du corps s’étend sur des mois – voire, des années – dans les provinces.

Le Moniteur universel du 16 juillet (n° 197) procure un récit vivant des premiers jours qui font suite au massacre du mois précédent à Constantinople :

« Tous les janissaires qui avaient été pris les armes à la main, mais principalement leurs ustas et les autres officiers qui avaient antérieurement juré d’adopter la réforme, furent, après un court interrogatoire, exécutés ; les moins coupables furent conduits dans les prisons…

Le 17, tandis que ce tribunal continuait ses séances, on publia une proclamation qui dissolvait à toujours le corps des janissaires, vouait à l’exécration le nom de janissaire, et ordonnait la formation de troupes régulières et exercées, sous le nom d’askeri mahammedije, pour la défense de l’empire et de l’islamisme.

En même temps, les bourgeois et les habitans [sic] paisibles de la capitale ont été invités à ouvrir de nouveau leurs boutiques qui étaient fermées depuis trois jours, et à vaquer comme précédemment à leurs affaires. Il ne fut plus permis à personne de paraître en costume de janissaire, ou d’en porter le nom. »

Six semaines après le début des événements, La Quotidienne du 25 juillet 1826 revient une nouvelle fois sur l’affaire en publiant une dépêche détaillée de son correspondant (datée de la fin juin), qui souligne non sans condescendance le sentiment d’insécurité qui s’est emparé de la ville :

« L’abondance règne à Constantinople ; tout y est à moitié prix, le divan fait à cet effet des sacrifices énormes. Il veut prouver à cette population stupide que les janissaires étaient la cause de ses maux... 

Les rues de Constantinople sont devenues peu sûres, même pour les Musulmans ; on ne rencontre presque plus de ces porteurs qui remplissaient autrefois les rues ; on les a compris dans la prescription des janissaires. »

On assiste en effet à une période de « terreur » à l’échelle de la métropole faisant suite à celle d’un massacre pourtant circonscrit – quoique frappant plusieurs milliers d’individus, janissaires et autres. 

Dans les périodes de révolution, ce moment de terreur rime souvent avec les notions de purges et de « disciplinarisation sociale ». L’Empire ottoman de 1826 n’y fait pas exception. C’est ce que relate un article du Journal des débats politiques et littéraires du 10 août 1826 :

« Le siège du gouvernement et de tous les bureaux est toujours dans le camp impérial dans la première cour du sérail. C’est aussi là qu’on voit flotter encore le drapeau du Prophète, et que la commission d’épuration tient ses séances.

Toutes les corporations et maîtrises sont obligées de se purifier devant cette commission, et surtout de livrer les complices des janissaires. Ceux qui ne peuvent indiquer leurs moyens d’existence, doivent produire des garans [sic] ou s’exiler en Asie. Ceux sur lesquels le moindre soupçon s’élève, sont sur-le-champ mis à mort...

La nécessité de toutes ces mesures a répandu la terreur, et le Sultan avance toujours dans sa nouvelle carrière. Il a ordonné de démolir tous les kiosks des janissaires après leurs casernes. »

La purge et l’exil toucheront en effet plusieurs catégories socio-professionnelles associées – de fait ou dans l’imaginaire du pouvoir – au corps des janissaires. Voici un passage daté du 22 juin paru dans Le Moniteur universel du 16 juillet 1826 mettant en exergue cet aspect de la reconfiguration de l’ordre urbain et de la composition ethno-sociale de la population stanbouliote :

« Comme la classe nombreuse des hammals ou porte-faix, qui étaient, pour la plus grande partie, inscrits sur la liste des janissaires, non-seulement s’est réunis à eux dans tous les troubles, et a montré dans toutes les occasions un caractère porté au pillage et à la violence, très funeste pour les habitans [sic] paisibles de la capitale, mais que même cette fois elle s’est permis, pendant le dernier incendie, des vols avec effraction, tous les hammals turcs sont exclus de la tribu des porte-faix, leur chef a été exécuté, et ils ont été bannis de la capitale.

Plusieurs milliers d’entre eux ont été transportés au rivage, escortés par des soldats, et embarqués pour l’Asie. Chacun d’eux a reçu un passeport qui contient la défense expresse de revenir à Constantinople.

Les Kurdes auront le même sort. Les pompiers ont été également bannis pour la plus grande partie, et leur chef a aussi été exécuté. 

À l’avenir, les porte-faix et les pompiers seront pris parmi la nation arménienne. À cet effet, leur patriarche a été invité à procurer dix mille individus pour remplir ces fonctions. »

L’ironie de l’histoire est que, quelque soixante-dix ans plus tard, les descendants de ces nouveaux porte-faix, tous Arméniens, allaient subir exactement le même sort que leurs prédécesseurs turcs et kurdes. Mais cela mérite d’être l’objet d’un autre article.

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Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.