Interview

Les transhumanistes français des années 1930 : au cœur d'une utopie

le 07/06/2020 par Alexandre Moatti, Marina Bellot
le 12/05/2020 par Alexandre Moatti, Marina Bellot - modifié le 07/06/2020
« Hérédité chez l'homme », article rédigé par Jean Rostand, hérault médiatique du transhumanisme, Marianne, 1937 - source : RetroNews-BnF
« Hérédité chez l'homme », article rédigé par Jean Rostand, hérault médiatique du transhumanisme, Marianne, 1937 - source : RetroNews-BnF

À quoi ressemblera l'homme de demain ? L’humanité saura-t-elle tirer parti de l’avancée de la science ? Né dans les années 1930 en France, le transhumanisme a soulevé de vifs débats et agité les thèmes d'eugénisme et de sélection, entre critique et exaltation de la technique.

Dans son ouvrage Aux racines du transhumanisme, le polytechnicien et docteur en sciences Alexandre Moatti plonge aux fondements de la pensée transhumaniste élaborée en France dans les années 1930.

Assistera-t-on à l'avènement d’une intelligence artificielle qui dépassera les capacités du cerveau humain ? L’humanité saura-t-elle tirer parti de l’avancée de la science et de la technique ? Comment construire l'homme augmenté de demain ? Autant de questions qui ont traversé les années 1930, entre critique et exaltation de la technique, agitant les thèmes tabous d'eugénisme et de sélection. 

À l’inverse du courant transhumaniste actuel qui assume, revendique et même promeut un monde inégalitaire par nécessité, Alexandre Moatti montre que les promoteurs du transhumanisme des années 1930 imaginaient une utopie collective bénéfique à tous. 

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Que désigne le transhumanisme lorsque le mot apparaît dans les années 1930 ? 

Alexandre Moatti : Le transhumanisme désigne l’accélération de l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer la condition humaine par l’augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains. Le mot apparaît dans cette acception en 1937 chez l’ingénieur polytechnicien Jean Coutrot (1895-1941), qui fait de la théorie de l’évolution darwinienne une véritable utopie métaphysique.

Plusieurs facteurs convergent dans les années trente. D’abord, la « prise en masse » de la théorie darwinienne dans le public, ainsi que la prise de conscience d’une évolution millénaire de l’homme par la science et la culture (ainsi que la mise en valeur de l’art préhistorique, et l’inspiration qu’il donne à l’art des années 1930) : si l’homme a autant évolué depuis l’art pariétal il y a 25 000 ans, tout en étant déjà homme-artiste, alors quel sera l’homme du futur, comment aura-t-il « évolué » par la science et la culture ?

Le débat sur le « machinisme » dans les années 1920 préfigure-t-il celui sur le transhumanisme ? 

Le rapport entre l’homme et la machine est beaucoup discuté dans les années 1920, et cette « querelle du machinisme » préfigure la notion de transhumanisme qui apparaît en 1937 ; un peu comme les débats actuels sur le big data ou sur l’intelligence artificielle sont sous-jacents à l’idéologie du transhumanisme contemporain.

À l’époque, un auteur-clé, qui fait le lien entre les deux décennies, est le romancier Georges Duhamel (1884-1966). Il participe à la « querelle du machinisme », à une forme d’anti-américanisme et d’anti-machinisme associés ; puis il met en scène, de manière ironique, l’homme-machine, l’homme qui souffre dans sa chair quand sa voiture est en panne, qui souffre de « mécanopathie ».

Vous consacrez un chapitre au biologiste Alexis Carrel, qui décrit alors un « malaise » dans la civilisation industrielle. Quel est son constat et que propose-t-il ? 

Alexis Carrel est aujourd’hui maudit à cause de ses positions réactionnaires et de son eugénisme militant. Sa critique de la « civilisation industrielle » (dans son best-seller L’Homme, cet inconnu, 1935) est pourtant un jalon important dans notre sujet. Pour Carrel, l'homme est malade de sa civilisation, il n’est plus adapté à la modernité qu’il a créée ; il critique aussi l'éloignement de l’homme de la nature, de sa nature.

Il émet le souhait de faire éclore un homme nouveau qui sache maîtriser ses découvertes, et en appelle à l’émergence d’une élite biologiquement idéale et supérieure qui prendrait la direction de l’humanité, une « biocratie ». Les descendants de certains grands révolutionnaires y seraient aussi valables que certains descendants de familles aristocratiques.

Cette « biocratie » est donc indépendante du milieu social : c’est le gouvernement des prétendus plus aptes biologiquement : valeur intellectuelle et morale, vaillance, force… Le discours n’est pas non plus exempt de racialisme, puisque cet « homme idéal » est plutôt à chercher dans les pays froids que les pays chauds...

À partir des mêmes prémisses – l’homme dépassé par sa science –, l’ingénieur polytechnicien Jean Coutrot propose donc le terme transhumanisme en 1937, et pose cette question : l’humanité saura-t-elle tirer parti de l’avancée de la science et de la technique ? 

Oui, et il y répond positivement. Pour lui, l'humanité va sans nul doute tirer profit de la science. Il n’y aura plus de conflit, la pauvreté sera éradiquée, tout le monde sera nourri à sa faim, et l’égalité entre les hommes et les femmes sera réalisée, tandis que les classes sociales disparaîtront.

Le préfixe « trans » est très important chez Coutrot : il unit et fédère différentes formes d’ « humanismes » dans un sorte d’utopie, une métaphysique fondée sur l’évolution, ce que j’ai appelé et détaillé comme un « darwinisme culturel ».

Plus tard, Julian Huxley reprendra le terme de transhumanisme… 

Huxley le prononce pour la première en 1951. Son frère Aldous Huxley, le fameux auteur du Meilleur des Mondes (1932), connaissait très bien Coutrot et participait à ses travaux – peut-être  a-t-il connu le terme ainsi et l’a-t-il transmis à son frère.

Comme leur grand-père Thomas Huxley (1825-1895) qui était très proche de Darwin, Julian Huxley s’appuie sur la théorie darwinienne tout en s’éloignant de ses bases scientifiques : sa phrase-mantra est « L’Homme, c’est l’Évolution devenue consciente d’elle-même », presque une tautologie. Il défend une « Religion sans révélation » (1957), en fait une religion de l’Humanité, où toutes les possibilités techniques sont ouvertes à l’Homme, ceci étant supposé résulter en un monde meilleur.

L’eugénisme, vu comme l'un des moyens clefs à mettre en œuvre par cette nouvelle élite en vue de construire l’homme nouveau, a été largement théorisée en France… 

On entend parfois que l’eugénisme n’aurait pas pris en France à la différence de son pays de naissance, la Grande-Bretagne, ou d’autres pays comme les États-Unis, la Scandinavie, et bien sûr l’Allemagne nazie. C’est sans doute vrai du point de vue de la pratique (il n’y a pas réellement eu application effective d’une politique eugéniste de masse en France) mais les Français, en bons théoriciens, ont théorisé l’eugénisme au plus haut point et de manière précoce (chez les prix Nobel Charles Richet, Alexis Carrel).

Plus tard, après-guerre, l’un des promoteurs constants de l’eugénisme est Jean Rostand (1894-1977), humaniste de centre-gauche. Rostand est un vulgarisateur de la biologieomniprésent entre 1930 et 1970, passant à la télévision dès la création de celle-ci. Il devient à partir de 1956 le héraut médiatique constant d’une possible modification de l’homme par l’homme, parfois pour l’exalter, parfois pour la faire craindre. Et cette modification potentielle passerait soit par une « amélioration » du génome humain, soit par une sélection eugénique – son obsession est le risque de dégénérescence de ce qu’il appelle « le patrimoine humain », à savoir son génome.

À partir de 1970, adviendra une vulgarisation beaucoup plus proche de la science que ce discours-là, avec les ouvrages (1970) des prix Nobel 1965 F. Jacob et J. Monod.

Tous ces premiers promoteurs du transhumanisme ont pour point commun de penser que la science « sauverait le monde » et que l'ensemble de l’humanité en bénéficierait... 

En effet, un ingénieur comme Coutrot, un biologiste comme Huxley mais aussi un physicien comme Paul Langevin, pensent foncièrement dans les années 1930 que la science est l’avenir de l’homme. Pour eux, les inégalités et la faim dans le monde seront résolues par la science et par une mise à niveau de tous par la technologie.

Ils n’ont pas eu la vision d’un capitalisme effréné et d’une mondialisation qui auront des effets inverses. Ce ne sont pas des gens qui ont une culture marxiste, mais plutôt des hommes de centre-gauche qui n'ont pas envisagé le capitalisme comme pouvant donner lieu à une course effrénée au profit. Ils sont naïfs jusqu'à ce qu’ils ouvrent les yeux sur la réalité – c’est la définition même de l’utopie.

Aujourd’hui, qui sont les promoteurs du transhumanisme ? Aussi, le transhumanisme est-il nécessairement lié au néolibéralisme ? 

En France, l’un des plus grands promoteurs est Laurent Alexandre, pour qui il y a d’un côté des « dieux », les futurs transhumains… et de l’autre les inutiles, par nature irrécupérables. À l’inverse des penseurs des années trente, comme Coutrot qui imaginait plutôt une utopie collective bénéfique à tous, il assume, revendique et même promeut un monde inégalitaire par nécessité.

Le philosophe situationniste Raoul Vaneigem avait bien expliqué dès 1967 comment l' « inhumanité » du capitalisme traditionnel a toujours cherché à se racheter : le seigneur assurait la « protection de ses serfs », puis le capitaliste bourgeois du XIX-XXe promouvait « la méritocratie et le progrès »… Mais l'inhumanité du cybernéticien contemporain ne s’excuse plus de rien et s’assume totalement. Le côté utopique et collectif qu’il y avait dans les années 1930 a disparu. Nous avons affaire à présent à un darwinisme culturel décomplexé.

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Alexandre Moatti, ingénieur en chef des Mines, est chercheur associé en histoire des sciences et des idées à l’Université de Paris (Paris-Diderot). Son ouvrage Aux racines du transhumanisme est paru chez Odile Jacob en 2020.