Écho de presse

Jean Genet, naissance d'un poète voyou

le 17/04/2021 par Pierre Ancery
le 13/06/2020 par Pierre Ancery - modifié le 17/04/2021
« Jean Genet, métamorphose de l'abject », article de Maurice Nadeau paru dans Combat, septembre 1949 - source : RetroNews-BnF
« Jean Genet, métamorphose de l'abject », article de Maurice Nadeau paru dans Combat, septembre 1949 - source : RetroNews-BnF

Écrivain, poète et auteur dramatique, Jean Genet (1910-1986) a conçu quelques-uns des textes les plus éblouissants du XXe siècle. Dans l'après-guerre, les sulfureux Notre-Dame des fleursPompes funèbres ou Journal du voleur valent à leur auteur une réputation scandaleuse.

Poète des bouges et de l'homosexualité, chantre du vol et de la trahison, écrivain du meurtre et de la prostitution, c'est dans les pages des faits-divers que Jean Genet voit son nom imprimé pour la première fois dans la presse. En pleine Seconde Guerre mondiale, le 5 décembre 1940, L'Œuvre écrit :

« À l'étalage d'un libraire du Quartier Latin, Jean Genet, 31 ans, sept fois condamné pour vol, venait de dérober trois ouvrages : une “Histoire de France”, une “Histoire du Consulat et de l'Empire” et un volume de philosophie.

Conduit devant le commissaire de police du quartier, il reconnut les faits, en disant que la lecture était sa plus grande passion. Au début, il vendait les volumes dérobés ; maintenant il les déposait, à d'autres étalages, après les avoir lus. Genet a été écroué. »

Né en 1910 de père inconnu, Jean Genet connaît une enfance douloureuse. Abandonné par sa mère, il est d'abord élevé par l'Assistance publique, puis par une famille de paysans du Morvan, avant d'être confié à la sinistre maison de redressement de Mettray pour avoir commis de petits larcins.

C'est là qu'il se forge la carapace qui l'accompagnera désormais :

« À chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du cœur je répondrai oui […].

Je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’avait accusé d’être […]. Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé qu’on voyait en moi. »

Journal du voleur

Le vol, le crime, l'homosexualité (alors réprouvée), Genet les sanctifiera dans son œuvre ultérieure au nom de l'inversion des valeurs et de la haine de toutes les institutions.

Après s'être enfui de Mettray, il s'engage à 19 ans dans la Légion étrangère, avant de déserter. S'ensuivent des années de vagabondage entre l'Espagne, où il vend son corps, et les bas-fonds de l'Europe centrale et de l'Allemagne hitlérienne. À plusieurs reprises, Genet est écroué pour vol. Revenu à Paris, on l'enferme à la Santé et à la prison de Fresnes : il y passe près de quatre ans.

C'est là qu'il commence à écrire : son premier texte, Le Condamné à mort, est rédigé en 1942 à Fresnes. En juillet 1943, le journal collaborationniste L'Œuvre, encore une fois, explique que Genet a été à nouveau arrêté alors qu'il volait un exemplaire illustré des Fêtes galantes de Verlaine à la devanture d'un libraire du boulevard Saint-Germain. Dans cet article intitulé « Le poète kleptomane », le journal rapporte l'échange entre le juge Patouillard et le jeune homme :

« LE PRÉSIDENT PATOUILLARD – Vous qui êtes un lettré, qu'est-ce que vous auriez dit si on vous avait volé vos livres ?

LE PRÉVENU, nullement embarrassé. – J'en serais très fier.

Il faut dire que Jean Genet, qui a un masque rappelant à la fois celui d'un boxeur et aussi celui de l'auteur des Fêtes galantes, a une conception originale de l'existence.

– La vie, déclare-t-il, a pour but d'assurer les conditions du bonheur. Le bonheur, c'est ce qui se trouve sous la main (les livres par exemple) et non pas ce qu'il y a lieu d'espérer ou d'obtenir par le travail.

Cette théorie n'est pas très Révolution Nationale, et Jean Genet, qui est, par ailleurs, un misogyne – pour ne pas dire plus – a demandé à ses amis de venir le défendre. »

En le qualifiant de « misogyne », le journal fait allusion à l'homosexualité de Genet. L'Œuvre mentionne ensuite la protection dont il jouit : celle de Jean Cocteau, qui a repéré le jeune auteur et se fend d'une lettre dithyrambique lue au tribunal, dans laquelle il affirme que « Jean Genet est le plus grand écrivain de l'époque actuelle ».

Enfin, cité par l'article, Genet dit au juge être en train de travailler à un roman, Notre-Dame des fleurs. Commentaire narquois du journaliste : « Des fleurs qui sentiront le renfermé ».

Ce sera pourtant son premier chef-d’œuvre. Roman aujourd'hui culte, Notre-Dame des fleurs, qui paraît à 350 exemplaires en décembre 1943, a pour protagoniste un travesti, surnommé Divine, que l'on voit évoluer dans les milieux homosexuels de la nuit montmartroise. Pour la première fois, Genet y exprime sa fascination pour les meurtriers, les truands, les êtres en marge.

À sa parution en 1944, France-Soir écrit :

« Il est impossible de rendre compte de cet étonnant ouvrage où les dons les plus éclatants se mêlent à la plus effroyable obscénité, où de minutieuses descriptions, à la manière d'un marquis de Sade, voisinent avec des transpositions dignes d'un Alain Fournier, où plane une candeur verlainienne sur une fange montmartroise que décrivit, avant la guerre, M. Francis Carco […].

Malgré tant d'analogies, M. Jean Genet a un talent très personnel se résumant en une pureté intacte, en dépit de ses héros. »

Dans le Paris d'après-guerre, Genet, dont les textes ne sont connus que d'une poignée de happy fews, va pourtant devenir l'auteur scandaleux à la mode. Soutenu par Cocteau mais aussi par Sartre, il enchaîne les publications confidentielles, voire clandestines : Miracle de la rose en 1946, Querelle de Brest en 1947 (roman qui sera adapté au cinéma par Fassbinder en 1981), Pompes funèbres en 1948, Journal du voleur en 1949, autant de livres considérés à l'époque comme des insultes aux bonnes mœurs.

Louis Jouvet lui commande une pièce : ce seront Les Bonnes, inspiré d'un fait divers sordide, le double meurtre commis en 1933 par les sœurs Papin. Le journal France raconte le 30 mai 1947 une représentation à l'Athénée, devant un public peu réceptif :

« Le public regimbe, parfois avec violence, contre cette pièce étrange et quand le rideau tombe, on entend dans la salle plus de huées et de coups de sifflet que d’applaudissements [...].

La clientèle essentiellement bourgeoise de l’Athénée éprouve un sourd malaise à voir représenter sous des traits aussi appuyés la tragédie de la condition servile – et peut-être sent-elle confusément que cette condition, dont Genet la rend ici responsable, c’est celle de l'homme même dès qu’il aliène sa liberté. »

Genet est alors identifié dans la presse à un « nouveau Rimbaud » ou « Verlaine », artiste marginal en lutte contre les injonctions d'une société honnie et dernier avatar en date des fameux « poètes maudits » du XIXe siècle. Mais il est également assimilé, en raison des sujets qu'il se choisit, à la tradition des « écrivains du Mal », Sade ou Villon en tête.

Dans un article emphatique paru dans Carrefour en juin 1947, Roger Lannes n'hésite pas à parler d'une œuvre « dont les sources jaillissent des enfers » :

« Notre-Dame des Fleurs est une sorte d’épopée à la gloire des voyous les plus pâles et des rôdeurs les plus spéciaux d'un Montmartre que le génie mythologique de l’auteur rend fabuleux.

Car il faut se garder de comparer ce livre à l'une de ces innombrables productions que la pègre a inspirées. Nul pittoresque, nul réalisme et moins encore de romantisme. Ce sont des fleurs du mal, assurément. »

Lorsqu'au même moment il obtient le Prix de la Pléiade, il est interviewé par Dominique Arban dans Combat :

« Ce n'est pas seulement parce qu’ils parlent d’amour que ces livres sont hors commerce. On sait qu’“un Jean Genêt” ne se vend guère moins de 5 000 francs et souvent, 18 000. À combien de lecteurs ?

– Cela vous amuse d'écrire pour quelques types riches ? Et que personne ne puisse rien lire de vous ? Quelle est cette conception de l’écrivain ?

– J'ai choisi la formule qui devait me rapporter le plus d’argent. Dans ce domaine la seule chose qui compte pour moi c’est : la réussite.

– Pourtant, votre désir d’écrire signifie désir de communiquer votre pensée et l’expression de celle-ci ?

– Je ne sais pas du tout d’où vient mon désir d’écrire. J’ai commencé en prison [...] mais ce n’était pas du tout pour peupler ma solitude. Plutôt, tenez, pour fixer certains états qui ne seraient sinon que passagers et que je veux rendre durables. Mais une fois que j'ai fini d’écrire, la seule raison d'un livre pour moi est son rendement. Quoi ? Ce que je fais dans la vie ? L’amour. Je mourrais si je n’étais pas amoureux un seul jour. Quand j’écris, il s’agit encore pour moi d’amour. C'est pourquoi tous mes livres sont érotiques. »

En 1949, on joue sa pièce Haute surveillance, nouvelle variation, après Miracle de la rose, sur le thème de l'enfermement (parmi les acteurs, le jeune Robert Hossein). À ce sujet, Genet est cette fois interviewé par Paris-Presse :

« Moi, un auteur dramatique ? Non ; j'essaye seulement d’être intelligent !

Vous parler de “Haute Surveillance” ? Je n'ai rien à dire, puisque j'ai écrit la pièce... Oui, elle est contemporaine des “Bonnes”... Oui, il y a des correspondances entre les deux pièces : j'ai simplement changé de cellule.

De la chambre de Madame à la prison, mon “boulot” tourne toujours autour du même problème. Dans la pièce que je termine en ce moment, ce sera la même chose : on n'a jamais qu'un grand problème a résoudre... »

Entre-temps, il continue de faire scandale. Dans Pompes funèbres, livre par ailleurs dédié à son amant le résistant communiste Jean Decarnin, tué par la milice en 1944, l'exaltation très ambiguë qu'il fait de la virilité des soldats SS entraîne une polémique. Répondant à des accusations de complaisance à l'encontre de Genet, l'écrivaine Elsa Triolet doit ainsi se justifier dans les colonnes de L'Humanité en décembre 1948.

Lorsqu'en 1949 paraît Journal du voleur, le récit de ses années d'errance à travers l'Europe, l'éditeur et critique Maurice Nadeau lui consacre un vaste article dans Combat. Dans ce texte intitulé « Jean Genet ou métamorphose de l'abject », Nadeau interroge la « tentation de la sainteté » de Genet et son système consistant à transmuter en Bien le Mal. Surtout, il insiste sur la part immense de souffrance qui est probablement à l'origine de son œuvre.

« Sa tentative, qu’il faut bien prendre comme elle est et qui possède cette vertu capitale d’être nécessaire pour lui, montre tout de suite ses limites. Elles sont dans la propre nature de Genet : religieuse et soumise. Il n’est pas un révolté (“dans mon choix n’entrèrent jamais la révolte, l’amertume, la colère ou quelque sentiment pareil”), mais un être en marge. La société, le monde ne lui apparaissent pas comme un bloc à pénétrer, mais comme une mer vague où se laisser couler.

Les êtres qu’il admire possèdent le côté héroïque et conquérant du mal ; il n’a que celui par lequel le mal circonvient et emprisonne, avale et digère. L’autre demeurera un Idéal (mal égale mâle), qu’on peut aimer, adorer, vénérer, avec qui l’on peut se confondre, mais qui ne saurait transmettre que momentanément ses qualités. “Le Mal c’est la virilité”, c’est après elle qu’il court tragiquement, sans jamais pouvoir la rejoindre, sans jamais pouvoir la connaître autrement que par l’amour, passagère identification [...].

Exceptionnel, certes, il l’est, mais il ne va pas jusqu’à rompre les attaches avec notre condition commune. D’elle, ce qu’il explore, c’est, comme il le dit en une excellente formule, “la part nocturne”. Excuse, peut-être ? Il en possède une plus belle à l’égard des Pharisiens, qui voudraient le retrancher de l’espèce dont ils sont l’ornement : son langage, un des plus magiques qui soient aujourd'hui puisqu’il transmue si facilement l’abjection en une matière incorruptible, délicate et précieuse. »

Si Jean Genet sera moins prolifique dans les décennies suivantes, sa vie restera jusqu'au bout ponctuée de scandales et de prises de positions « incorrectes ». Sa pièce Les Paravents, jouée en 1966, est une attaque frontale contre l'armée et la colonisation, qui lui vaudra les foudres de l'extrême droite. Plus tard, il épousera la cause des Palestiniens et celle des Black Panthers américains.

Il meurt le 15 avril 1986 à Paris. Sa tombe, au vieux cimetière espagnol de Larache, au Maroc, fait face à la mer.

Pour en savoir plus :

Edmund White, Jean Genet, Gallimard, 1993

Ivan Jablonka, Les vérités inavouables de Jean Genet, Le Seuil, 2004

Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952