Écho de presse

Vivant dans la mort : l’étrange « seconde vie » de Jeremy Bentham

le 02/01/2021 par Michèle Pedinielli
le 02/07/2020 par Michèle Pedinielli - modifié le 02/01/2021
Jeremy Bentham, tableau de Henry William Pickersgill, 1828 - source : WikiCommons
Jeremy Bentham, tableau de Henry William Pickersgill, 1828 - source : WikiCommons

Le 6 juin 1832 est révélé le testament de Jeremy Bentham, influant philosophe utilitariste anglais, mort à l’âge de 85 ans. Sa première requête est d’être disséqué en public pour faire avancer la science médicale. Sa seconde exigence est plus étonnante encore.

Le 6 juin 1932, l’Université de Londres organise un grand banquet pour le centième anniversaire de la mort du philosophe et réformateur britannique Jeremy Bentham. 

Détail assez particulier : celui-ci trône comme invité d’honneur au banquet. Sinon en chair, du moins en os. 

« [Traduction] Les ossements de Jeremy Bentham ont assisté à un banquet en son honneur à l’Université de Londres aujourd’hui, bien que le célèbre philosophe et juriste soit mort 100 ans plus tôt.

À ce diner participait une vingtaine de professeurs, d’économistes et de juristes et était organisé par le docteur Allen Mawer, doyen de University College. 

Assis à table avec cette assemblée distinguée, le squelette de Bentham, habillé de vêtements du début du siècle dernier. »

Dans un intérêt purement scientifique (et peut-être pour être certain de ne pas être oublié), l’un des pères de la philosophie utilitariste avait par testament souhaité que son corps fut disséqué – une pratique réprouvée en Angleterre à cette période – et que différentes parties et artefacts soient distribués à ses amis.

« Le célèbre publiciste Jérémy Bentham vient de mourir à Londres à l’âge avancé de 85 ans. 

Par son testament, il a ordonné que son corps fût ouvert dans l’intérêt de la science. Il a ensuite légué des bagues avec son effigie et ses cheveux à diverses personnes tant anglaises qu’étrangères, avec lesquelles il avait eu des relations d’amitié. 

Dans le nombre se trouvent MM. de la Fayette, van de Weyer. J.-B. Say, etc. »

Le Constitutionnel rend compte quatre mois plus tard de cette opération hors du commun (« Étrange situation ! Singulier spectacle ! »), faisant montre d’une admiration certaine pour le pays théâtre d’un tel acte – et dévoilant une fascination certaine pour le lugubre de la situation.

« Voilà un corps étendu sur la table de dissection anatomique ; le calme d'une belle et heureuse mort est empreint sur cette physionomie douce, sereine et fine de vieillard qui avait du Francklin [sic] et du Swift, sur cette tête illustre que le ciseau idéalisant de David a éternisée par le marbre.

Une foule d'élèves en physiologie, de citoyens distingués, de réformistes éclairés de l'Angleterre, est là, rangée en cercle, et le professeur, un scalpel à la main, avant de procéder à l'impassible investigation de la science, va raconter les travaux et la vie de celui qui pensait encore la veille dans ce corps qu’on va disséquer. Étrange situation ! Singulier spectacle ! 

Où trouver cela ailleurs qu’en Angleterre, le pays ou règnent les préjugés avec le plus de despotisme, et où se trouvent les plus hardis contempteurs des préjugés ? Ne fallait-il pas que cela se passât dans ce pays, où le peuple ne veut pas que la science interroge la mort, où il est si intraitable sur ce point. Qu’il entre en frénésie au moindre soupçon et peut se porter à piller et à démolir un hôpital, un hôpital que l'on a bâti pour lui seul ? 

Là seulement un philosophe, au moment d'expirer, pouvait avoir la pensée de livrer son cadavre à la curiosité des chirurgiens, de faire scruter veine par veine, de faire déchiqueter fibre par fibre cette portion de lui-même qui lui transmit le plaisir et la douleur ; et l'initia par toutes les sensations à la connaissance de l'humanité dont il prétendit changer les destinées. »

La suite du testament de Bentham est plus invraisemblable encore.

Le philosophe confie ainsi au docteur Thomas Southwood Smith, qui doit procéder à sa dissection, le soin de conserver son squelette et sa tête momifiée, habillés de ses vêtements et de son chapeau, de l’installer sur sa chaise favorite « dans l’attitude dans laquelle je suis assis quand je suis en train de penser » et de placer le tout « dans une boîte ou une armoire appropriée » afin d’être vu de tous.

C’est chose faite sept ans plus tard. 

« On écrit de Londres, le 9 février : 

Le médecin, M. Southerwood [sic] Smith, de notre ville, à qui Jérémie [sic] Bentham (mort en 1832) légua son corps, a composé et vient d’exposer au public une statue de ce célèbre philosophe, qui, sans doute, est unique dans son genre.

Après avoir reçu le corps de Bentham, M. Southerwood-Smith en détacha la tête, l’embauma d’après les procédés usités chez les habitants des îles de la mer du Sud, et qui conservent intacts les traits du visage. 

Il a ensuite fait mouler cette tête ; il a posé sur le plâtre qui est de la plus grande ressemblance la longue ondoyante chevelure blanche de Bentham, et il l’a mise sur son squelette qu’il a revêtu des vêtements qu’il portait à l’époque de sa mort.

Cette étrange statue est assise dans un fauteuil, la tête couverte d’un chapeau à grands bords qui a appartenu à Bentham ; la main gauche sur le genou, et la main droite sur le gros bambou à pomme d’or qu’il portait pendant les dernières années de sa vie. Elle est renfermée dans une armoire en acajou dont la porte est fermée d’une grande glace. »

Le squelette de Bentham est étoffé par du foin. La tête momifiée, fortement abîmée par le procédé, se voit remplacée par un moulage de plâtre – on la place finalement par terre, entre les pieds du philosophe. Le tout est disposé derrière la vitre d’une armoire baptisée « auto icône », elle même installée dans la bibliothèque du University College.

La tête momifiée est rapidement retirée après de nombreux canulars d’étudiants. Aussi, on remplace le moulage de plâtre par une réplique de cire.

En 1929, les restes du philosophe sont ainsi présentées à la reine Mary, épouse de George V, en visite au College.

« On n’a pas souvent l’occasion de faire la connaissance d’une personne morte depuis longtemps. C’est pourtant ce qui vient d’arriver récemment à la reine d’Angleterre.

Celle-ci visitait, il y a quelques jours, le collège de l’université de Londres. Le directeur de l’établissement, qui accompagnait la souveraine, lui demanda si elle désirait faire la connaissance d’un des fondateurs du collège. 

Sur son acquiescement, le directeur ouvrit une espèce de cabine et, devant les regards étonnés de la reine, apparut une momie chaussée de pantoufles et coiffée d’un large chapeau de feutre. »

La momie de Jeremy Bentham ne sera sortie qu’à l’occasion du centième anniversaire de sa mort, avant d’être remise dans sa boîte. Les reliques mortuaires passant de mode, l’armoire sera déplacée, passant de la prestigieuse bibliothèque à un coin reculé de l’aile sud de l’Université.

Aujourd’hui seul le nom du philosophe gravé sur le fronton de l’ « auto-icône » signale au visiteur que Jeremy Bentham est toujours assis là, pensif, derrière les ventaux fermés.

Pour en savoir plus : 

Christian Laval, Jeremy Bentham : Le Pouvoir des fictions, Paris, PUF, coll. « Philosophes », 1994