Bonne feuille

Autodéfense en Russie tsariste : le prolétariat juif face aux pogroms

le 28/11/2023 par Henri Minczeles
le 02/02/2023 par Henri Minczeles - modifié le 28/11/2023

Devant les virulentes – et répétées – attaques antisémites perpétrées au début du XXe siècle en Russie absolutiste, un groupe juif « révolutionnaire, athée et ouvrier » se forme, pratiquant une forme de guérilla urbaine alors inédite. Son nom : le BUND.

A l’occasion de la réédition aux éditions de L’Échappée de l’Histoire générale du BUND, somme colossale et unique au sujet du groupe révolutionnaire ouvrier yiddish par l’historien Henri Minczeles, nous publions un court extrait du chapitre au sujet des pogroms russes de 1902 à 1905 et de leurs conséquences sur le mouvement : l’entrée du groupe dans une forme de réponse politique armée.

LA TENTATION DU TERRORISME : HIRSH LEKERT

Pendant que le Bund devait faire face à l’incursion du zoubatovisme dans la vie politique juive, le gouvernement tsariste promulgua dans les derniers mois une série de mesures destinées à combattre sévèrement les menées révolutionnaires. Des lois d’exception contre la tenue de meetings publics autorisaient la police à emprisonner durant trois mois quiconque suspecté d’appartenir à une organisation illégale. Le nouveau gouverneur de Vilna, le général Victor von Wahl, exécuta les ukases avec énergie et détermination, considérant les prisonniers politiques comme des criminels de droit commun.

Pour célébrer le 1er Mai 1902, des manifestations eurent lieu dans diverses villes du Raïon, rassemblant un millier de participants à Varsovie et 700 à Minsk. A Vilna, le gouverneur fit appel à la troupe et des dizaines d’ouvriers furent incarcérés. Le soir, von Wahl se trouvait dans le théâtre de la ville lorsque, de la galerie, un paquet de tracts fut lancé. Un de ces billets tomba dans sa loge. Il était ainsi conçu :

« Le comité social-démocrate de Vilna vous félicite à l’occasion de la fête internationale du 1er  Mai. A bas l’autocratie ! Vive la liberté politique ! »

Immédiatement, 18 personnes furent arrêtées. Le lendemain, en présence du gouverneur, du préfet de police et d’un médecin, 20 Juifs et 6 Polonais furent fouettés à coups de verge et les autres prisonniers forcés d’assister au châtiment. Chaque ouvrier flagellé reçut un petit papier portant l’inscription « Félicitations à l’occasion du 1er  Mai ». Von Wahl espérait intimider les révolutionnaires. Ce châtiment corporel autrefois réservé aux serfs et aboli par un ukase de 1863 avait donc été appliqué à des révolutionnaires. Hormis un seul cas dans les années 1880, la politique du fouet avait été abandonnée.

L’effet fut inverse et l’indignation générale. Le choc fut vivement ressenti non seulement par le Bund mais par une grande partie de la judaïcité. En date du 15 mai, le parti ouvrier juif lança un manifeste exprimant le sentiment de tous :

« Pourquoi donc tombent sur nous tous ces gendarmes, mouchards, gouverneurs et cosaques ? Pourquoi élève-t-on tant de prisons pour nous y enfermer ? Pourquoi peuple-t-on les déserts froids de la Sibérie où nous sommes envoyés ? Que faisons-nous donc pour qu’on nous combatte par ces moyens cruels ? Nous sommes des sociaux-démocrates – l’avant-garde du prolétariat militant. Nous ne demandons qu’une chose : la vérité dans toutes les sphères de la vie sociale et individuelle. [...] »

Le 18 mai, un ouvrier bundiste de vingt-deux ans, cordonnier de son état, Hirsh Lekert, actif dès son adolescence à Dvinsk, Kovno, Iekaterinoslav et Vilna, tira deux coups de revolver sur le gouverneur et le blessa légèrement au bras. La police l’arrêta séance tenante, et quelques jours après, devant une cour militaire, il fut condamné, et pendu le 28 mai.

Sa dépouille mortelle fut enterrée secrètement dans un champ de manœuvres. Le sol fut piétiné par la cavalerie, rendant l’emplacement exact de la sépulture impossible à localiser. Le Bund salua son geste en disant : « Lekert a sauvé l’honneur de la classe ouvrière juive et la dignité humaine outragée et bafouée par un satrape du Tsar. » Pour une blessure superficielle, le jeune bundiste avait payé de sa vie. Il devint un héros populaire, un martyr incarnant le militantisme socialiste juif et un symbole dont la mort fut commémorée non seulement par ses camarades mais dans d’autres mouvements.

Dans le journal de la social-démocratie russe, l’Iskra (L’Étincelle), Julius Martov et Vera Zassoulitch firent l’éloge de Lekert. Toutefois Lénine demeurait réservé. Quant au rabbin de Minsk, il écrivait :

« Nous avons été saisis d’un frisson d’horreur... Comment est-il possible que nous Juifs – la vermine de Jacob – puissions-nous souiller de cette manière... ? Comment nous Juifs pouvons oser nous mêler de politique ?

Ô enfants d’Israël, prenez garde ! Regardez bien ce que vous faites !... risquant de mettre en péril le bonheur de toute notre nation, votre propre destin et celui de vos parents et familles ! »

Le Bund, les sociaux-démocrates polonais et lituaniens publièrent un compte rendu sur cette affaire qui eut ainsi des répercussions internationales. Les socialistes-révolutionnaires applaudirent le geste de Hirsh Lekert et en firent un héros national. Durant de longues années, l’anniversaire de sa mort fut célébré dans le mouvement ouvrier juif. Des chants populaires, des poèmes, un drame, celui de Leivick, lui furent consacrés. En 1922, un monument à sa mémoire fut érigé sur une place de Minsk.

VENGEANCE ORGANISÉE OU TERREUR ORGANISÉE ?

La peine infligée était exceptionnellement sévère, certes, mais l’usage de la terreur individuelle portait en soi de sérieux dangers.

Les ouvriers juifs n’étaient pas des esclaves, et ils l’avaient montré – d’ailleurs von Wahl fut révoqué peu de temps après et la « politique des verges » abandonnée –, mais le problème de la violence méritait un large examen. Déjà, au sein du comité du Bund de Vilna dirigé par un ancien étudiant de Saint-Pétersbourg, Moyshé Gurevitsh, connu pour ses démêlés avec le parti ouvrier juif indépendant, il y avait de nombreux opposants au principe de la terreur politique. Même si la riposte sanglante du gouverneur de Vilna était teintée d’antisémitisme parce qu’un Juif avait défendu l’honneur de son peuple, pouvait-on considérer ce geste comme la bonne solution ?

Quelques sections du Bund étaient tentées par la vengeance. Le sentiment général qui prévalait était le suivant :

« Nous ne sommes pas assez forts pour mettre fin à l’autocratie, mais plus assez faibles pour rester passifs. Nous sommes capables de résister. »

En août 1902 se tint une conférence a Berditchev, avec 15 délégués dont quelques-uns s’étaient récemment évadés de Sibérie et étaient particulièrement exaspérés. Le problème tourna autour de la « vengeance organisée » et de la « terreur organisée ». La majorité des participants penchait pour l’utilisation de la tactique de la vengeance organisée.

« Il est évident que, devant de tels actes de sauvagerie, nous devons protester de toutes nos forces... et nous élever contre de telles méthodes “asiatiques”.

Le but d’un parti révolutionnaire exige la vengeance lorsque la dignité de ses membres est bafouée. La vengeance organisée acquiert tout son sens des que les révolutionnaires défendent leur propre honneur. »

La discussion se poursuivit pendant plusieurs mois, et si le groupe de Riga avait organisé une unité de combat sociale-démocrate, d’autres sections bundistes estimaient que la terreur appellerait la terreur, et le gouvernement ne s’en priverait pas. D’autre part, les participants à la conférence de Berditchev s’élevaient contre des manifestations sans service d’ordre, sans protection. Il fallait constituer des équipes décidées à se défendre et au besoin à contre-attaquer. Mais si, lors d’une démonstration de force dans la rue, on n’était pas capable de répliquer à la violence policière, mieux valait ne rien faire.

Le comité du Bund à l’étranger s’opposa aux résolutions de la conférence de Berditchev, dictées à chaud et sous le coup de circonstances émotionnelles. Plus froidement et en toute logique, il fit paraître un texte en octobre 1902 dans Der Yiddisher Arbeiter, où il refusait de percevoir une différence entre vengeance organisée et terreur organisée, deux tactiques présentant un même danger. Car la terreur entraînait toujours de sanglantes représailles. Cette terreur était finalement la conséquence d’un manque de confiance dans les méthodes de la social-démocratie. Le rôle d’un parti socialiste était de combattre ces sentiments psychologiques hérités du populisme russe et de la Narodnaya Volia des années 1880. L’action devait être collective et politique, non individuelle et terroriste. […]

En août 1902, le pogrom de Częstochowa, bastion multiséculaire du catholicisme polonais, contraignit le Bund à poser le principe de l’autodéfense par la constitution de groupes armés. Il fallait remonter bien loin dans l’histoire pour trouver un désir semblable. Dans un manifeste publié au lendemain des événements, le parti ouvrier juif déclarait :

« Nous devons prendre en main notre propre destin pour sauvegarder la dignité humaine. Quand nous sommes attaqués, il serait criminel de notre part de ne pas opposer de résistance. Nous devons lutter les armes à la main, combattre jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Alors, seulement, nous montrerons notre force et nous les obligerons à respecter notre honneur. »

LE POGROM DE KICHINEV

Les 6 et 7 avril 1903 se déroula le pogrom de Kichinev. Sur l’initiative du ministre de l’Intérieur, von Plehve, il avait été soigneusement préparé par l’administration bessarabienne. Il fit 49 morts et plus de 500 blessés. 700 maisons, 600 boutiques, fabriques et ateliers furent pillés et dévastés. 2 000 familles se retrouvèrent sans abri. Malgré une brève riposte des bouchers juifs, les émeutiers mirent à sac le quartier juif, tuant, violant et pillant.

Le schéma directeur fut classique : intoxication massive, accusations précises, préparatifs intenses. Menée par Paul Krutchewan, directeur du journal Bessarabets, déversant un torrent d’injures antisémites et aidé par le chef de la police, il incitait la population au meurtre. Les Juifs étaient accusés d’avoir tué un adolescent en février, d’être responsables d’autres décès suspects, de crimes rituels, le crime du sang. Un peu avant Pâques, des appels à la vengeance circulèrent dans la ville sous la signature d’un Parti des travailleurs vrais chrétiens. Ils accusèrent les Juifs d’exciter la population contre « notre père, le Tsar, qui sait quel peuple ignoble, malicieux, sont les Jids, et qui refuse de les affranchir ».

Depuis celui d’Odessa en 1881, jamais pogrom n’avait atteint une telle ampleur. L’émotion fut à son comble. 317 écrivains et artistes, des auteurs réputés (illustres) comme Tolstoi, élevèrent une vigoureuse protestation contre les « bestialités commises par des hommes russes ». Un groupe d’intellectuels juifs dont Simon Doubnov, A’had Ha’am et ‘Haim-Na’hman Bialik se réunit à Odessa et envoya un manifeste clandestin aux chefs des communautés juives. Ils proposaient une commission d’enquête chargée de faire connaître à l’étranger l’étendue du désastre. Ils préconisèrent la constitution de groupes d’autodéfense.

Le 4 juin, à Saint-Pétersbourg, un jeune étudiant sioniste, Pin’has Daschewski, blessa Krutchewan. Son geste rappelait celui d’Hirsh Lekert, un an auparavant.

Si les autres partis socialistes faisaient quelques timides remarques ici et là au lieu de dénoncer vivement cet antisémitisme, en revanche des meetings de protestation se tinrent à New York, Londres, Berlin et Paris. Sous la pression de l’opinion publique, les auteurs du pogrom furent traduits en justice mais ne furent condamnés qu’à des peines légères. En fait, von Plehve, qui avait couvert, sinon aidé les émeutiers, ne prit aucune sanction réelle contre eux. Cependant, en raison de l’indignation générale, il ordonna aux gouverneurs de ne pas tolérer de nouveaux désordres.

Le Bund organisa des meetings de protestation et des manifestations dans de nombreuses villes de la Zone de Résidence. Il fustigea la police qui avait refusé de défendre le quartier juif et l’accusa d’aider la pègre et les bas-fonds. Il demanda à ses sections de constituer des groupes de résistance armée. Il rédigea une série de tracts, de pamphlets, d’articles et de libelles où l’on pouvait lire notamment :

« A la violence doit répondre la violence, d’où qu’elle vienne. »

Dans une résolution de son cinquième congrès, deux mois plus tard, le Bund affirmait :

« De toutes les couches de la population, seul le prolétariat luttant derrière le drapeau de la social-démocratie représente une force capable de fournir une résistance effective contre la populace utilisée par le gouvernement contre les Juifs. Le Congres exprime la conviction que seul le combat commun du prolétariat de toutes les nationalités détruira les racines qui ont permis de tels événements. » […]

LES BOEVIE OTRIADY (BO)

Déjà, lors des grands pogroms de 1881-1882, de petites unités d’autodéfense, mais d’une portée limitée, s’étaient constituées spontanément. Apres celui de Kichinev, les partis politiques juifs, Bund et Poalé-Tsion se penchèrent sur l’éventualité de groupes de combat. Cependant, en dehors de quelques rares soutiens de jeunes bourgeois comme à Gomel, en dehors d’un organisme de combat contre les pogromistes à Odessa sous la direction d’un jeune poète de talent qui devait se révéler comme un grand homme politique et devenir le chef des révisionnistes, Vladimir Jabotinsky, seuls les bundistes et les sionistes ouvriers ripostèrent véritablement.

En règle générale, le Bund refusa toute collaboration avec la bourgeoisie, accueillant cependant des Juifs apolitiques, des lors qu’ils acceptaient de se battre.

De 1903 à 1905, les actions antipogromistes furent le souci constant des révolutionnaires juifs. Les groupes ou escouades se constituèrent dans les principales cités, chaque formation politique disposant de sa propre unité. L’armement était assez hétéroclite et souvent rudimentaire : couteaux, pieux, barres de fer, haches, armes à feu – revolvers et fusils –, quelquefois des bombes de fabrication artisanale. Prêt à toute éventualité, le Bund rassembla un véritable arsenal jusqu’en 1908. Cela lui fut bien utile – ainsi qu’aux Poalé-Tsion – lors des excès antijuifs à l’automne 1905.

Des séances d’entraînement militaire et paramilitaire se tinrent dans des lieux sûrs : des îles sur le Dniepr par exemple. Ces équipes ou escouades, appelées BO (Boevie Otriady) furent divisées en dizaines. Lorsqu’on pressentait un pogrom, les groupes étaient contactés par téléphone et se rassemblaient, prêts à riposter. Il en fut ainsi à Vilna, Varsovie, Rostov, Minsk, Gomel ou Dvinsk. Composés de jeunes ouvriers, charpentiers, serruriers, bouchers et d’autres corporations, les groupes d’autodéfense luttèrent aussi contre la police et, à diverses reprises, délivrèrent leurs camarades arrêtés. Dans certaines villes, le Bund devint le principal promoteur et l’organisateur général de l’autodéfense. Dans une large mesure, il fut l’initiateur d’une forme nouvelle de la guérilla urbaine et inspira la Hagana dans ses escarmouches en Palestine.

A la fin de l’été 1903, à Gomel, les Boevie Otriady se heurtèrent aux pogromistes et leur infligèrent une sérieuse raclée. Lors d’une bataille rangée, 200 Juifs dispersèrent les houligans. Cet événement fut salué avec étonnement et avec gratitude dans les communautés. Dans l’importante cité ouvrière de Dvinsk, Mendel Daytsh, spécialiste des combats de rues, repoussa victorieusement les émeutiers. Lorsque, après avoir attaqué un officier de police au cours d’une action, il fut arrêté puis condamné à mort – la sentence ultérieurement commuée en travaux forcés –, le rabbin de Dvinsk se solidarisa avec les socialistes juifs et, pour marquer son accord, proclama un jour de jeûne avec lecture des Psaumes.

Les BO furent également utilisées à d’autres fins : protection des meetings, service d’ordre dans les manifestations, combat contre les jaunes. Enfin, des « cerbères » se placèrent à la porte des synagogues lorsqu’un émissaire du Bund prononçait un sermon révolutionnaire aux fidèles.

Pour la judaïcité, ces contre-attaques furent une révélation ; pour les non-juifs, un sujet d’étonnement ; pour les pogromistes, de la stupeur ! Pour la première fois aussi, le prolétariat représentait un réel pouvoir, ce qui rendit le parti ouvrier juif fort populaire. Malgré de nombreuses réserves émises par les communautés juives concernant l’athéisme militant bundiste, son extrémisme dangereux, son anticonformisme vis-à-vis des traditions, de nombreux Juifs, ouvriers ou non, des intellectuels et des bourgeois éclairés, quelques étudiants des yechivot ou des élèves rabbins qui, jusque-là, se tenaient à l’écart, soutinrent son action.

On enregistra de nouvelles adhésions. Parmi les libéraux, Maxime Vinaver, un avocat de renom, qui par la suite devint député à la Douma, rencontrant Raphaël Abramovitsh, chargé de réunir des fonds pour le Bund, aurait dit :

« Que voulez-vous, nous sommes réellement tous des bundistes. »

Histoire du BUND d’Henri Minczeles vient d’être réédité aux éditions de L’Echappée.