Chronique

Juin 1876 : déposition et assassinat du sultan ottoman Abdülaziz

le 18/02/2020 par Özgür Türesay
le 14/02/2020 par Özgür Türesay - modifié le 18/02/2020
« Mort d'Abdülaziz », tableau de Victor Masson, 1876 - source : WikiCommons
« Mort d'Abdülaziz », tableau de Victor Masson, 1876 - source : WikiCommons

Peu après la déposition du chef d’État, les yeux des observateurs internationaux sont tournés vers Istanbul. Ils se demandent si, comme d’autres sultans turcs renversés par le passé, celui-ci va disparaître – ce qui s’avère être le cas.

Le vendredi 2 juin 1876, Le Français annonce en première page, dans sa rubrique « Dernière heure », une communication de la part de l’Agence Havas depuis Constantinople au sujet de la déposition du sultan Abdülaziz :

« Le général Redif-pacha fut chargé d’annoncer au sultan qu’il était déposé de par la volonté nationale et de le sommer d’avoir en conséquence à quitter son palais.

Les ministres – ajouta Redif-pacha, – ont, en effet, jugé, après avoir consulté le peuple, que cette résolution était rendue indispensable par le refus du sultan de faire les réformes nécessaires et de changer sa manière de vivre. »

Si ce coup d’État ayant eu lieu dans la nuit du 29 au 30 mai 1876 – essentiellement le fait d’un groupe de réformateurs issus de la haute bureaucratie civile – n’a rien d’inédit au regard des annales ottomanes, où les sultans déposés sont nombreux, une idée apparaissant dans le passage cité frappe cependant par sa nouveauté. En effet, le sultan aurait été déposé par « l’opinion publique », ce qu’Havas formule dans les expressions « de par la volonté nationale » et « après avoir consulté le peuple ».

L’historiographie récente de l’Empire ottoman confirme en effet cette interprétation : le renversement du sultan Abdülaziz aurait bien été l’œuvre de l’opinion publique d’alors, dont la montée en puissance date des années 1860 – phénomène s’inscrivant notamment dans le prolongement de l’émergence de la presse indépendante dans l’empire. Le successeur éphémère d’Abdülaziz, le sultan Murad V (qui ne serait  par ailleurs souverain que quelques mois), précise justement dans sa déclaration d’accession au trône qu’il « était devenu le sultan par la faveur du Tout-puissant et par la volonté du peuple ».

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Pour en revenir au Français, dans la même Une, sous le titre « Révolution de Constantinople », le journal reproduit d’autres télégrammes de l’Agence Havas, où l’on retrouve le même thème à travers l’évocation du « mécontentement du peuple » et du « vœu unanime de toute la population ».

Dans un tout autre ordre d’idées, l’une de ces dépêches précise également qu' « Abdul-Aziz est vivant ; il est l’objet d’une surveillance rigoureuse ».

Ces journalistes ne savent probablement pas qu’il s’agit là d’une phrase  qui se révélera prémonitoire.

Mais pourquoi probablement ? Parce qu’il semble que beaucoup de contemporains de la déposition du sultan Abdülaziz pensent alors que ce type d’événements politiques serait susceptible d’être accompagné par d’autres, plus tragiques.

Ainsi, toujours le 2 juin, tout en reproduisant en première page la même dépêche communiqué par l’Agence Havas, le Journal des débats politiques et littéraires émet, dans son éditorial, quelques réserves au sujet du caractère strictement populaire de la « révolution » ottomane, la rapprochant plutôt d’un coup de force palatin à l’ancienne, et se réjouissant d’une particularité de ce soudain bouleversement politique :

« [O]n a respecté la personne et la vie du sultan détrôné : il y a là un changement heureux dans les mœurs turques.

Ce n’est pas que certains Sultans n’aient point été détrônés déjà sans être immédiatement mis à mort ; mais, hélas ! ils n’ont rien perdu pour attendre, et nous espérons qu’Abdul-Aziz attend sans être sérieusement menacé.

La Jeune Turquie, au moment de son triomphe, ne voudra pas se souiller par un crime que les traditions expliqueraient sans le justifier. Quel profit en retirerait-elle ? »

Toujours est-il que le 4 juin 1876, on retrouve le corps inerte du sultan déchu dans sa chambre, les veines coupées par une paire de ciseaux.  La trame exacte des événements demeure obscure – elle l’est toujours aujourd’hui.

Naturellement, la nouvelle est accueillie avec beaucoup de suspicions – sinon de sarcasme – par la presse française, comme l’illustre ce commentaire acerbe de la part d’Auguste Vacquerie publié dans Le Rappel le 7 juin 1876 :

« Il n’y a pas à douter du suicide d’Abdul-Aziz. C’est le gouvernement de son successeur qui l’affirme. C’est une dépêche officielle de Constantinople qui l’annonce à l’ambassade ottomane de Paris.

Abdul-Aziz s’est ouvert les veines du bras, la dépêche officielle ne dit pas quel bras, mais, que ce soit le bras droit ou le bras gauche, Abdul-Aziz s’en est ouvert les veines, pas une veine, les veines, toutes les veines.

Cela est prouvé d’une manière éclatante, car “le gouvernement impérial s’est empressé de faire procéder à toutes les constatations légales”, légales, vous entendez, et vous savez ce que c’est que la légalité en Turquie, et “un rapport médical circonstancié a été dressé” par dix-neuf médecins, pas un de moins, qui ont vu les ciseaux et les veines coupées.

Ils les ont même vues coupées aux deux bras. »

Si l’hypothèse du sultan déprimé du fait de sa déposition et se tailladant en conséquence, seul, les veines de ses deux bras semble en effet douteuse, celle-ci s’avère néanmoins la seule recevable dans un contexte politique pour le moins tendu – il s’agit d’éviter les possibles effets de rumeurs au sujet d’un régicide… L’événement est en effet à même d’ébranler l’intégralité du système politique de l’empire en ce moment de crise dans les Balkans, soulèvements qui ont déjà failli conduire l’Empire ottoman et la Russie dans un conflit ouvert.

La commission médicale chargée de stipuler les causes du décès du sultan tranche immédiatement. Elle conclue à un suicide. Une dépêche de l’Agence Havas, relayée une nouvelle fois par Le Français le 8 juin 1876, publie l’avis définitif des médecins :

« [N]ous sommes unanimement d’avis :

1° Que la mort de l’ex-sultan Abdul-Aziz a été occasionnée par l’hémorragie produite par la lésion des vaisseaux des plis des bras ;

2° que l’instrument qui nous est présenté peut parfaitement produire ces blessures ;

3° que la direction et la nature des plaies ainsi que l’instrument qui les aurait produites, nous font conclure à un suicide. »

Les circonstances du « suicide » du sultan déchu semblent si improbables que l’hebdomadaire satirique Le Tintamarre se permet, dès le 25 juin, d’en rire franchement :

« Jeudi. – Dernière heure. – Constantinople, 5h72 soir.

La vérité est enfin connue sur le genre de suicide d’Abdul-Aziz. Il est mort en accouchant... d’un affreux calembour qui date de huit ans :

“Après tout, disait-il à quelqu’un, je ne vois pas pourquoi les chrétiens se fâchent quand un Turc les appelle ‘chien’ ; ils appellent bien leurs chiens Turc, eux !”

À peine ce jeu de mot était-il venu au monde, que le sultan rendit l’âme. On l’a enterré au bout de dix minutes ; le corps se décomposait déjà. »

Cette évocation sardonique de la fin du sultan n’est cependant pas le dernier épisode de cette histoire rocambolesque. Quelques années plus tard, le sultan Abdülhamid II (r. 1876-1909) ouvre un procès visant à inculper plusieurs figures grandes politiques d’alors, accusées d’avoir planifié l’assassinat du sultan Abdülaziz cinq ans plus tôt.

Le 29 juin 1881, Le Gaulois annonce ainsi l’ouverture du procès en publiant la dépêche d’un correspondant envoyé sur place :

« Le procès contre les prétendus assassins d’Abd-ul-Aziz a commencé ce matin par l’interrogatoire des accusés. Les principaux inculpés, de même que les témoins, se contredisent les uns les autres.

Cependant, il semble acquis d’ores et déjà que si, en effet, le malheureux sultan a été assassiné, Midhat-Pacha n’a pas trempé dans ce crime. »

Toutefois, s’il est vrai que Midhat Pacha (1822-1884), acteur principal du coup d’État de 1876 et père de la constitution ottomane proclamée la même année, n’a jamais été mêlé à cet assassinat, cela n’a pas empêché sa condamnation à mort.

Sa fin tragique mérite d’être évoquée dans un autre texte.

Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane au XIXe et XXe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.