Chronique

1867 : Les ouvriers du bronze français soutenus par l’Internationale ouvrière

le 26/06/2020 par Julien Grimaud
le 22/06/2020 par Julien Grimaud - modifié le 26/06/2020
Défilé d'ouvriers bronziers lors des obsèques de Zéphirin Camélinat, figure de la Grève des bronziers puis de la Commune, L'Humanité, 1933 - source : RetroNews-BnF
Défilé d'ouvriers bronziers lors des obsèques de Zéphirin Camélinat, figure de la Grève des bronziers puis de la Commune, L'Humanité, 1933 - source : RetroNews-BnF

Tandis qu’un conflit social intense oppose travailleurs du bronze et directeurs de fabriques, les ouvriers parisiens font appel pour la première à leurs camarades britanniques afin de faire pencher la balance en leur faveur. Le résultat est sans appel : victoire des bronziers.

Paris, hiver 1867. Le conflit salarial qui, larvé depuis début janvier, oppose de nombreux ouvriers du bronze à leurs fabricants dégénère brusquement à la fin du mois de février. Jusqu’alors circonscrit à quelques ateliers, le conflit se généralise lorsque, porté à quelques excès, l’un des fabricants – F. Barbedienne –, ayant dédaigné le relèvement tarifaire proposé par ses ouvriers, leur fait de surcroît l’affront d’exiger qu’ils quittent la « société de résistance » (on ne parle pas encore de syndicat) à laquelle ils appartiennent et dont il présume la paternité cachée des réclamations... 

Il n’en fallait pas plus pour exciter la colère des bronziers, déjà chauffés à blanc : se sentant menacée, la société des ouvriers prononce la mise à l’index des ateliers Barbedienne et, dans une fuite en avant que rien ne semble plus pouvoir endiguer, les patrons, coalisés autour de ce dernier, répliquent à l’interdit par le lockout général de toutes leurs maisons

Le lundi 25 février, la fermeture administrative de tous les ateliers ne souffre aucune exception. L’industrie du bronze rentre en sommeil, paralysée.

Or cette paralysie du plus beau fleuron de l’industrie nationale – le bronze parisien ! – à la veille de l’Exposition Universelle suscite bien des remous. Grève ouvrière ou lock-out patronal ? Sur qui donc pèsera la charge d’un très probable fiasco ? 

Le conflit fait désormais rage à ciel ouvert : de nombreux journaux acceptant de s’en faire l’écho, patrons et ouvriers se livrant bataille à coup de communiqués interposés. Il s’agit de rallier l’opinion publique à soi, et pour cela, se dédouaner d’une responsabilité qu’on impute à la partie adverse.

Ouvrant ses colonnes aux deux protagonistes, Le Temps du 27 février rapporte : 

« Une assemblée générale de l’industrie du bronze, tenue, dans le local de la Société, le 22 février courant, a adopté les résolutions dont voici le texte : 

“La grève s’étant chaque jour aggravée et continuant à menacer toute notre industrie, 

L’Association des fabricants maintient sa résolution de fermer ses ateliers lundi 25 courant ; 

La réouverture n’aura lieu qu’autant que les ouvriers auront déclaré que l’interdit ne pèse plus sur aucun de nos établissements.” 

Les ouvriers du bronze se sont, de leur côté, réunis, hier 24, chaussée Ménilmontant, au nombre, nous assure-t-on, d’environ trois mille, formant la majorité de ce corps d’état. Voici quel a été le résultat de cette séance :  

“La réunion générale de la Société des ouvriers en bronze déclare que jamais la commission n’a provoqué la grève dans aucun atelier. 

Elle déclare que, bien au contraire, la commission, par ses exhortations à la patience et à la modération, a pu prévenir des conflits, toujours regrettables […]

Considérant,

Que le but des patrons, qui aujourd’hui font cause commune avec M.Barbedienne, n’est pas de résister à d’injustes exigences mais d’amener la dissolution de la société des ouvriers du bronze […]

Considérant,

Que la société des ouvriers du bronze est la seule garantie des ouvriers pour la défense de leur salaire ; 

Par ce motif : 

L’assemblée déclare qu’elle persiste énergiquement dans ses résolutions ; qu’elle est prête à s’imposer tous les sacrifices pour le maintien de la Société, et confirme la Commission dans ses pouvoirs.” […]

On voit par les pièces que nous publions, que la lutte est décidément engagée entre les fabricants et les ouvriers bronziers. »

Cependant, et en deçà de cette bataille de l’opinion publique, le problème du financement de la grève atteint vite un seuil critique. Les grévistes ne pouvant bientôt plus se suffire à eux-mêmes, il n’est dès lors pas d’autre alternative que le concours propice d’un soutien extérieur, ou l’abandon, faute de ressources.

Un appel à souscription émané d’une assemblée des délégués de nombreuses corporations solidaires n’y suffira pas. En l’absence de tout relais, sans porte-voix qui en répercute l’écho, il est alors fort à craindre que l’Appel se meure dans le silence qui l’a vu naître.

Aussi est-ce dans ce contexte que, profitant de l’affiliation de plusieurs d’entre eux, les grévistes en appellent à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) ; cette « Première internationale » – comme la postérité la désignera bientôt – dont la création, trois ans plus tôt, répondait précisément du besoin ressenti par les ouvriers de nombreux pays de s’organiser à l’échelle internationale pour mieux contrecarrer les attaques d’un patronat que les frontières n’embarrasse pas.

Au matin du 10 mars, dans un entrefilet de La Gazette de France, nous pouvons lire :

« Nous apprenons que le conseil général de l’Association internationale des corporations ouvrières, siégeant à Londres, prenant en considération les propositions du bureau correspondant de Paris, relatives à la grève des ouvriers du bronze, a convoqué un grand meeting des trades-unions anglaises, et appelé trois membres de la commissions des ouvriers bronziers pour exposer, devant les travailleurs anglais, l’état de la situation. »

Les ouvriers anglais répondront-ils à l’appel de leurs « frères » du continent ? Choisis comme porte-paroles de la Société, trois ouvriers – Camélinat, Kin et Valdun –, auxquels s’adjoignent deux représentants du Bureau de Paris de l’Internationale – Fribourg et Tolain –, s’embarquent donc pour Londres où, dans les locaux mêmes du Trade General Council, ils sont invités à plaider leur cause auprès du Conseil Général de l’AIT.

Que fut-il dit ? Si le compte-rendu de l’échange qu’eurent ensemble les bronziers de France et les syndicalistes anglais ne nous est malheureusement pas parvenu, la conclusion de l’entrevue, « historique » à tous égards, connut une formidable publicité.

Ainsi, dans La Presse du 13 mars, nous lisons :

« Le conseil des métiers (trade council), de Londres, vient d’adresser l’appel suivant à toutes les sociétés ouvrières anglaise : 

“Frères travailleurs !

La présente est délivrée à l’effet de certifier qu’après examen complet de tous les faits et circonstances se rattachant à la grève des ouvriers de Paris,

Nous avons accordé à l’unanimité la lettre de créance nécessaire aux délégués pour présenter leur demande d’appui moral et matériel à toutes les sociétés ouvrières d’Angleterre. 

Nous désirons que cet appui leur soit largement accordé, d’autant plus que, dans des circonstances analogues, les ouvriers français se sont déclarés solidaires des intérêts des ouvriers anglais.

Votre serviteur, D.Odger, Secrétaire du Trades Council”  […]

Pour qui connaît l’organisation des sociétés ouvrières d’Angleterre, il est impossible de méconnaître l’importance d’un tel document. En effet, le trades council fonctionnant comme cour suprême, c’est à lui que chaque cas spécial de grève est déféré en appel par les intéressés, et c’est seulement lorsqu’il a reconnu la moralité et l’opportunité de la demande qu’il délivre une lettre de créance (credential) qui assure aux demandeurs l’appui de toutes les sociétés ouvrières. »

Revenus à Paris après que, munis de leur précieux sésame, ils eurent démarché près d’une vingtaine de sociétés ouvrières d’Angleterre et fait valoir auprès d’elles le pacte de solidarité morale et matérielle auquel la credential les invitait, nos délégués se présentent à l’Assemblée générale des grévistes pour rendre compte de leur périple. Là, du haut de la tribune de la salle Gelin (Ménilmontant) où, conscients de l’importance capitale de l’événement, quelques 5 000 bronziers se sont massés pour l’écouter, Arsène Kin prend alors la parole et, exhibant soudain une liasse de billets de mille francs concrétisant l’aide apportée par les travailleurs d’outre-Manche, suscite l’acclamation de la foule des ouvriers jusqu’ici silencieux.

Jour de liesse… 

Or, si les ouvriers secouent à présent l’inertie de leur désarroi et, ragaillardis, retrouvent toute la combativité de la lutte à ses débuts, la coalition des fabricants révèle, quant à elle, quelques difficultés au maintien de l’unité de sa formation.

Fin de la grève ? Dans Le Phare de la Loire du 17 mars, Eric Isoard en rappelle quels en seraient selon lui les conditions et les enjeux :

« La grève de l’industrie du bronze à Paris touche à sa fin, espérons-le. Les patrons consentiront peut-être à soumettre à un conseil arbitral, présentant des garanties égales aux ouvriers et aux fabricants, les questions relatives à leurs travaux. 

Ce qui importe, c’est que la liberté du travail ne soit pas menacée et que les ouvriers soient justement rétribués. » 

Mais n’ayant plus ni la force de se maintenir, ni celle de résister aux conditions fixées, le lock-out s’effondre. Consentant désormais un à un la révision des tarifs, les fabricants rouvrent leurs ateliers et le travail, progressivement, reprend. Après plus de six semaines de lutte, la grève s’achève enfin définitivement le 24 mars par la victoire des ouvriers et avec eux, celle de leur Société, celle de la solidarité ouvrière et, partant, celle de l’Association Internationale des Travailleurs dont toute la démonstration de force se révèle à présent.

Fin et suite… Car, témoignant de ce que la grève du bronze inspire désormais d’autres corporations à faire de même, le chroniqueur de La Gazette de France du 23 mars rapporte :

« La grève des ouvriers en bronze n’est pas encore terminée et voici qu’une autre grève s’annonce.

La commission des ouvriers tailleurs, de Paris, vient de publier un avis qui engage tous les ouvriers tailleurs de Paris à se réunir en assemblée générale, dimanche prochain, 24, salle de l’Élysée-Montmartre, à une heure.

L’avis annonce que la réunion a pour objet de discuter la question des salaires […]. » 

Le succès des bronziers inaugurait donc le début d’un cycle ; une véritable épidémie de grèves qui, de 1867 à 1870, souderait l’Internationale au mouvement ouvrier.

Julien Grimaud est historien, actuellement professeur d’histoire-géographie dans le secondaire. Il travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier.