Chronique

1934 : stérilisation obligatoire des « inaptes » en Allemagne

le 03/07/2022 par Édouard Sill
le 31/05/2021 par Édouard Sill - modifié le 03/07/2022
Affiche nazie : « 60 000 Reichsmark, c’est ce que la vie de cette personne souffrant d’un défaut héréditaire coûte à la communauté », 1938 - source : WikiCommons
Affiche nazie : « 60 000 Reichsmark, c’est ce que la vie de cette personne souffrant d’un défaut héréditaire coûte à la communauté », 1938 - source : WikiCommons

« Au nom de la race » allemande, le régime nazi met en place dès l’avènement d’Hitler un monstrueux programme de stérilisation à vocation eugéniste. Son but : faire en sorte que les « incurables » et « inassimilables » disparaissent définitivement du Reich.

Avec la découverte des gènes, de l’hérédité et des manipulations génétiques, la biologie s’invite dans la politique durant l’entre-deux-guerres. C’est l’eugénisme, dont les possibilités semblent vertigineuses. Mais également dangereuses, comme le rappelle La Science et la Vie .

La voie la plus simple pour « améliorer » l’espèce humaine, ou plutôt une portion de celle-ci segmentée en « races », c’est encore le contrôle des naissances et, partant, la stérilisation.

La stérilisation, une bagatelle ? Rassurant plutôt que convaincant, le quotidien Marianne rappelle en  quoi consiste l’affaire :

« Qu'est-ce que la stérilisation ?

Rappelons que c'est une opération ayant pour but de rendre le sujet, – homme ou femme – infécond.

Cette opération n'a aucun rapport avec la castration ; les hommes stérilisés ne sont nullement des eunuques et les femmes stérilisées ne sont pas du tout dans l'état de celles auxquelles on fait subir, pour des raisons médicales, l'ablation de l'utérus et des ovaires. »

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L’Écho d’Alger rappelle que le Danemark appliquait cette loi depuis 1924, « à ses sujets psychopathes, anormaux ou dégénérés qui sont mis ainsi hors d'état de donner la vie ». Le journal propose à ses lecteurs un examen de la loi danoise distinguant la stérilisation (volontaire) des criminels, de celle des « anormaux », c’est-à-dire la stérilisation eugénique, destinée à « essayer d'améliorer la santé mentale et corporelle des peuples en mettant certains individus hors d'état de reproduire ». Dans le premier cas de figure, un seul volontaire s’est finalement présenté.

De son côté, L’Œuvre précise que la stérilisation légale est obligatoire dans vingt-cinq États des États-Unis depuis une trentaine d'années et au Canada, dans l'Alberta. Aux États-Unis, c’est « La Fondation pour l'Amélioration de la Race humaine », sise à Pasadena, qui « s'occupe spécialement de la stérilisation et possède une documentation complète concernant le texte de la loi à adopter, suivant les desiderata du pays décidé à protéger sa population ». L’Œuvre précise enfin que l’opération n’est pas dangereuse et ajoute que, aux États-Unis :

« Parmi les motifs invoqués pour se faire stériliser on relève : raison de santé, nécessité économique, protection contre les maladies, nécessité physiologique, maternité contre-indiquée.

Les opérés ont pris cette décision, non pas pour s'éviter une postérité défectueuse, mais dans leur propre intérêt. […]

Une telle situation explique pourquoi, dès 1897, l'État de Michigan vota une loi prescrivant la stérilisation légale de certains criminels, incurables, aliénée et idiots.

Un savant a dit un jour  ‘Nous allons être submergés par la marée montante des crétins.’ On s'est donc décidé, non pas à supprimer ces déchets de la civilisation, mais à prendre des mesures les empêchant d'avoir des enfants, car ceux-ci sont, presque toujours, à la charge de l'État et constituent un danger social. »

Si, en cette année 1933,  la presse française s’intéresse tant aux stérilisations eugénistes, c’est parce que la question est d’une brûlante actualité.

En juin, à l’issue du « congrès international de biologie criminelle »à Hambourg, le nouveau régime à la tête de l’Allemagne depuis quelques mois annonce qu’il va adopter une première loi eugénique destinée à « purifier la race ».

Comme l’écrivait alors L’Écho d’Alger, la « folie raciale » des nouveaux maîtres du Reich était de notoriété publique. Un sinistre « Institut de Recherches raciales » rattaché au ministère de l'Intérieur avait été créé, séparant désormais les Allemands en deux groupes étanches : les Aryens et les autres, métèques, inaptes ou asociaux.

Associés à l’argument raciste, les avantages économiques de la loi étaient vantés. Frick, le ministre de l’Intérieur du Reich présentait le coût supporté par la société allemande, dans un discours que L’Œuvre retranscrivait pour ses lecteurs :

« Le peuple est écrasé d'impôts pour entretenir des descendants d'incurables, d'inassimilables, de crétins.

Voici ce que coûtent, par jour, un aliéné : 24 [francs], un criminel : 21, un sourd-muet : 30 à 35 fr. Pendant ce temps, un ouvrier ordinaire, gagne 15 fr., un employé 22, un fonctionnaire moyen : 24 fr. par jour.

Cette mansuétude pour les incurables va tuer le goût du travail chez les bien-portants. C'est de la cruauté envers ceux-ci et on va à l'écroulement de tout notre système social. Il nous faut une législation supprimant la procréation d'indésirables enfants de ratés qui nous sont une charge et aussi un danger. »

Selon L’Homme Libre, reprenant les déclarations d’un médecin nazi : l’Allemagne s’offrait également de faire stériliser « les gens de race étrangère qui habitent en Allemagne » afin « d’éviter le plus possible de laisser le sang de race étrangère s'infiltrer dans l'organisme de notre peuple », ce qui constitue la 7e catégorie de personnes à stériliser :

« 1. les imbéciles ; 2. les aliénés ; 3. les épileptiques ; 4. les criminels sociaux ; 5. les sourds et muets ; 6. les infirmes ; 7. les gens de race étrangère. »

Le 1er juillet 1933, la loi allemande sur la race est votée.

La stérilisation obligatoire sera donc appliquée au 1er janvier 1934. Marianne revient sur les termes de la loi, dont son terrible Article XII :

« XII. Quand le tribunal a décidé la stérilisation, elle est réalisée en dépit de l'opposition de l'individu, sauf si c'est lui qui l'a sollicitée. Le médecin chargé de faire exécuter la décision du tribunal a le droit de recourir aux forces de police en cas de résistance de l'individu. »

La République ajoute que la loi prévoit que les mineurs et les personnes sous tutelle « pourront être stérilisés sur demande de leurs tuteurs, même contre leur volonté ».

Tandis que certains pasteurs allemands soutiennent la nouvelle loi, le Vatican fait part quant à lui de sa très forte désapprobation, que La Lumière fait connaitre à ses lecteurs républicains.

Naturellement, l’Allemagne fait des émules. La Revue franco-annamite annonce en mars 1937 que le Japon compte également faire procéder à la stérilisation des aliénés, par hérédité ou par « misère ».

Deux ans après le vote de la loi allemande, L’Homme libre, citant l'organe officiel du ministère de la Justice du Reich, établissait que 56 244 stérilisations avaient  été pratiquées en Allemagne en 1934, dont 4 313 à Berlin. Le journal s’intéresse en réalité essentiellement aux répercussions sur la natalité : « On voit […] que les conséquences de la loi rendant la stérilisation obligatoire – que l'on prévoyait désastreuse – ne sont pas réalisées ».

Car si la presse française dénonce presque unanimement le caractère obligatoire du procédé, le principe eugéniste est en revanche plutôt perçu comme utile. Ainsi, peu après le vote de la loi allemande, et sous le titre de « La stérilisation des « inaptes » en Allemagne », Le Phare de la Loire choisit de citer les mots d’un médecin eugéniste suisse :

« L'eugénisme c’est l’application des lois biologiques au perfectionnement de l'espèce humaine.

N’aurions-nous pas besoin d’un peu de perfection ? Jetons les yeux autour de nous. Quelle détresse ! »

Tandis que pour L’Express de Mulhouse, cette loi est une « une audacieuse innovation du IIIe Reich ».

Bien seul, Le Bulletin de la LICA alerte pourtant sur les terribles prolongements que la loi pourrait connaitre : des assassinats légaux.

Et ce fut bien le cas. La stérilisation obligatoire fut bientôt étendue à d’autres pathologies et donc à d’autres portions de la population allemande. En 1939, le programme secret « Aktion T4 » planifiait ainsi la mise à mort des handicapés et autres « inaptes ».

Jusqu’en 1945, plus de 200 000 aliénés et handicapés, enfants et adultes, seront assassinés sur l’autel de la biologie, « au nom de la race ».

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.