Après l’armistice du 11 novembre 1918, des navires de guerre français sont dépêchés au large d’Odessa et de Sébastopol. L’escadre participe aux opérations militaires menées par les puissances alliées pour faire échec à la révolution bolchevique. Dès les premiers mois de cette intervention, plusieurs cas de désobéissance et de refus de combattre sont recensés parmi les troupes françaises.
Le 16 avril 1919, un complot est déjoué sur le Protet, un contre-torpilleur amarré dans le port de Galatz, en Roumanie. L’officier mécanicien André Marty et son camarade Louis Badina, qui avaient projeté de s’emparer du navire pour le livrer aux bolcheviques, sont arrêtés.
Trois jours plus tard, dans la rade de Sébastopol, une partie des équipages du France et du Jean Bart se soulève. Les marins chantent L’Internationale, désobéissent aux officiers, libèrent les prisonniers disciplinaires, hissent le pavillon rouge, font le tour du port pour tenter d’élargir la révolte aux autres navires. Le 20 avril, une cinquantaine de marins, drapeaux rouges en tête, défilent en ville, fraternisent et se mêlent à des révolutionnaires russes. Un détachement de soldats grecs de la force d’intervention alliée et une patrouille française ouvrent le feu sur le cortège et font une cinquantaine de victimes – dont cinq blessés et un mort parmi les marins français.
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L’émotion suscitée par la fusillade provoque l’extension de la mutinerie, qui s’étend en quelques jours sur tout le littoral de la mer Noire, touchant à des degrés divers plus d’une douzaine de navires. Elle ne s’estompe que par la promesse d’absence de poursuites et d’un retour prochain en France, qui intervient après l’évacuation de Sébastopol à la fin du mois d’avril.
Marcel Cachin, député socialiste bientôt rallié à l’Internationale communiste, demande au gouvernement de renoncer à toute sanction contre les marins. Dans L’Humanité, il expose les causes de la révolte, résultat des difficiles conditions de vie à bord et de la lassitude des soldats et marins, qui demeurent mobilisés alors que la guerre est achevée :
« Il y a d’abord dans la marine de guerre un mécontentement légitime contre l’illégalité du régime des permissions. Pauvres matelots en croisières lointaines et périlleuses depuis des années, patrouilleurs, convoyeurs, homme des escadres, soumis au travail le plus écrasant ! Il en est qui tiennent la mer depuis 60 mois pendant lesquels on leur a généreusement accordé 32 jours de permission pour aller embrasser les leurs.
Et pour finir, après la guerre achevée, on les expédie dans la mer Noire et on persiste à leur y dénier le droit aux permissions légales. Premier et essentiel motif de protestation ! […]
Il y a aussi la discipline absurde, (oui, absurde !) imposée par trop d’officiers de jésuitières, qui méprisent le marin et se croient d’une autre essence que lui. Il y a la mauvaise nourriture. Il y a la pauvreté des soldes. »
Le journaliste poursuit en avançant le caractère politique de ces mutineries, qui témoignent de la sympathie des matelots à l’égard de la Révolution russe.
Quelques semaines plus tard, une seconde vague de mutineries éclate dans plusieurs ports et arsenaux français. À Toulon, l’insubordination gagne des dépôts navals et certains navires, dont le cuirassé Provence, comme le relate La Lanterne :
« Dans la nuit du 5 au 6 juin, un drapeau rouge fut placé en haut du mât d’où il fut retiré à l’aube. Le prétexte choisi pour la rébellion fut la mauvaise nourriture. Le mardi 10, l’agitation se manifesta bruyamment.
Une réunion de matelots eut lieu dans une batterie, un meeting fut tenu à 10 heures du matin sur le pont et les hommes proposèrent de hisser un drapeau rouge au grand mât. »
En dépit des promesses faites aux marins rebelles, ces révoltes sont sévèrement réprimées. Traduits en conseils de guerre, une centaine de mutins sont condamnés à des peines qui vont de six mois à vingt ans de détention.
André Marty, avec Louis Badina, est l’insurgé le plus lourdement sanctionné. Revendiquant le caractère politique de son action et réaffirmant sa solidarité avec tous les soldats et marins révoltés sur le front russe et en mer Noire, il échappe de peu à la peine de mort et écope de vingt ans de travaux forcés, de vingt ans d'interdiction de séjour et de la dégradation militaire.
L’Action française, sans surprise, se désole de la clémence dont a fait preuve le conseil de guerre envers « le traître Marty » :
« Ces membres du conseil de guerre, voulant le sauver quand-même, ont fermé les yeux sur l’évidence et n’ont pas retenu le crime d’intelligence avec l’ennemi !
Retenant seulement le complot et la provocation de marins à la désertion, ils ont encore accordé au misérable les circonstances atténuantes pour lui éviter la mort ! »
Cette répression des mutins de la mer Noire provoque une vive émotion au sein du mouvement ouvrier. À partir de l’automne 1919, un Comité de défense des marins, animé par des syndicalistes révolutionnaires et des libertaires, est formé pour mobiliser l’opinion. Plusieurs avocats (André Berthon, Antonio Coen, Maurice Paz) prêtent leur concours pour la défense des marins et une intense campagne d’agitation est menée.
Outre l’organisation de meetings à travers le pays, le Comité de défense des marins diffuse un important matériel de propagande : tracts, papillons, brochures, cartes postales, affiches ou encore chansons. Un dessin représentant un marin enfermé dans un cachot, nu et les mains ligotées dans le dos, sert de support aux productions éditées par le Comité. Il est reproduit dans Le Libertaire du 4 avril 1920 :
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Le Congrès de Tours en 1920 : création du Parti communiste français

Lors de sa fondation en 1920, le Parti communiste français (PCF) fait sienne la cause des mutins de la mer Noire et érige André Marty en symbole du combat pour l’amnistie. La popularité dont jouit le prisonnier au sein de la classe ouvrière s’accroit considérablement lorsque le PCF décide de présenter sa candidature lors d’une élection municipale partielle dans le 20e arrondissement de Paris. Face au candidat du Bloc national, André Marty, soutenu par toutes les forces de gauche, remporte le 2 octobre 1921 la majorité des suffrages dès le premier tour.
Pour L’Humanité, pas de doute, ce scrutin est l’expression de « la volonté du peuple qu’on le libère immédiatement et qu’on libère aussi tous ses frères en héroïsme ».
Bien que l’élection soit invalidée par l’administration préfectorale, l’écho et le succès de cette opération conduisent le PCF à multiplier les « candidatures d’amnistie ». Quelques semaines plus tard, il fait ainsi élire Louis Badina, dont l’élection est elle aussi invalidée. Puis en mai 1922, à l’occasion des élections cantonales, plusieurs marins emprisonnés sont élus sur des listes d’union des partis ouvriers : Georges Wallet à Vierzon, Roger Rolland au Havre, Henri Alquier à Hyères…
L’écho que produit cette campagne dans une partie notable de l’opinion publique oblige le gouvernement à réagir. Le 27 juillet 1922, la plupart des mutins de la mer Noire encore emprisonnés bénéficient d’une grâce amnistiante et sont libérés. Seul André Marty demeure incarcéré, mais son prestige ne cesse de s’amplifier : le mutin est élu à quarante-deux reprises entre octobre 1921 et juillet 1923 – il est notamment élu simultanément dans dix cantons de la Seine le 28 mai 1923 !
Ces mobilisations aboutissent finalement à sa libération le 17 juillet 1923 ; il est gracié trois jours plus tard. L’envoyé spécial de L’Humanité, présent à sa sortie de prison à Clairvaux, témoigne :
« Il est là, la barbe hirsute, dans une tenue qui, véritablement choque : un bleu de chauffeur presque en haillons, une culotte de toile jadis blanche, sale, rapiécée. Sur la tête rasée un bonnet (si sale aussi !) de marin, sans pompon.
D’une main nerveuse, il empoigne son immense sac de marin qu’il enlève sur ses épaules, musette battant les flancs. Il a un sourire presque malicieux et, de la main, salue les personnages officiels de la Centrale.
"Au revoir, messieurs, mais pas au revoir ici, j’espère !" »
Peine perdue, puisque des années plus tard, devenu haut responsable au sein de l’appareil communiste et en première ligne face à la répression, André Marty sera de nouveau incarcéré dans ce même établissement.
De retour auprès des siens après quatre années de détention, l’ancien mutin de la mer Noire fait une entrée triomphante à Perpignan, sa ville natale. Ceint de son écharpe bleu et rouge de conseiller municipal de Paris, il est acclamé le 22 juillet 1923 par une foule de plusieurs milliers de personnes.
L’Excelsior l’immortalisera dans son édition du 24 juillet :
Ecrit par
Corentin Lahu est doctorant en histoire contemporaine, spécialiste du Parti Communiste français et de ses organisations « satellites », notamment du Secours rouge international et du Secours populaire.