Écho de presse

Charles Péguy, un socialiste de droite ?

le 07/06/2018 par Marina Bellot
le 07/05/2018 par Marina Bellot - modifié le 07/06/2018
Charles Péguy dessiné par Egon Schiele, Une du Die Aktion, 1914 - source : WikiCommons

Écrivain érudit et poète mystique, dreyfusard de la première heure et fervent catholique, penseur d’un socialisme libertaire et patriote fiévreux, Charles Péguy a fasciné autant que révulsé. Il demeure une figure intellectuelle insaisissable.

Récupéré par la droite et l’extrême droite, souvent incompris et mal-aimé par la gauche, Charles Péguy est une figure complexe, incontournable  – et insaisissable. 

Celui qui toute sa vie nourrira la nostalgie de ses racines paysannes naît à Orléans en 1873 dans une famille rurale modeste. Sa mère est rempailleuse de chaises, son père menuisier, mais ce dernier meurt l’année de sa naissance, à 27 ans, d’un cancer de l’estomac  – Péguy sera convaincu qu’il l’a contracté à cause du pain noir ingéré pendant le Siège de Paris de 1870. 

Élevé par sa mère et sa grand-mère, il évoquera ses premières années en ces termes : 

« J'ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. »

Charles Péguy commence ses études supérieures quand éclate l’affaire Dreyfus. Profondément révolté par l'antisémitisme, il signe toutes les protestations publiées dans L'Aurore pour demander la révision du procès Dreyfus, et participe à de nombreux affrontements entre dreyfusards et antidreyfusards. Péguy sera d’ailleurs l’un des rares intellectuels de l’époque à nourrir une sympathie profonde pour le peuple juif, dont il étudiera et méditera longuement l’histoire.

À l'École normale supérieure, où il est admis à sa troisième tentative, il est l'élève de Romain Rolland et d’Henri Bergson. Il affine à leurs côtés ses convictions socialistes, et développe sa vision personnelle d'un socialisme fait d'idéal de fraternité et de valeurs tirées de sa foi chrétienne. 

En 1897, à peine sorti de l’École normale, Charles Péguy publie sous pseudonyme un gros volume intitulé : Jeanne d’Arc, drame en trois pièces, salué par beaucoup de ses contemporains comme une œuvre majeure. 

L’ouvrage est dédié « À toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède [au mal universel], c’est-à-dire : À toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine, À toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur vie humaine pour rétablissement de la République socialiste universelle »

Déjà, le jeune Péguy  – il a 24 ans  – pose les bases du socialisme chrétien dont il développera la pensée tout au long de son œuvre. 

S’attaquer à la misère est selon lui un « devoir d’urgence » : « La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave ; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n'est pas moins grave », écrit-il dans De Jean Coste en 1901. 

Dix ans plus tard, en 1912, Le Temps se penche sur le socialisme complexe de Péguy : 

« Au début, il était surtout socialiste, mais dans un sentiment implicitement chrétien, un peu à la manière des hommes de 1848.

“Notre socialisme, a-t-il dit lui-même l’an dernier, était un socialisme mystique et un socialisme profond, profondément apparenté au christianisme, un tronc sorti de la vieille souche, littéralement déjà (ou encore) une religion de la pauvreté.” [...]

Républicain idéaliste, il a l'horreur du politicien égoïste et tyranneau. 

Socialiste, il n’a jamais cessé d’être ardemment patriote. 

Avant même d’avoir achevé “l’approfondissement de son être religieux”, il ne pouvait supporter ni l'anticléricalisme oppressif, ni le dogmatisme des faux savants qui prétendent imposer les négations matérialistes au nom de la science, sans voir qu’ils professent tout bonnement une métaphysique comme une autre. »

Idéaliste, rétif aux marchandages et aux compromissions, Péguy entretient une distance méfiante avec le pouvoir et la politique. Électron libre, il poursuivra son chemin en solitaire, loin des affres de la politique politicienne. 

Socialiste qui pourfend les socialistes, républicain qui qualifie la République de « Royaume de France », patriote universaliste, catholique anticonformiste… Péguy, toujours sur la brèche, bouscule, fascine, dérange. 

Sa pensée érudite et complexe, son écriture parfois aride, en font un auteur difficile d’accès et sujet à interprétations contradictoires.   

Tout en lui reconnaissant un talent sans égal, Gil Blas ironise sur cette propension à la complexité : 

« L'œuvre de M. Charles Péguy [...] nous rappelle cet effort surhumain des héros de chevalerie qui, durant des années, découpaient des dragons en morceaux, renversaient d'estoc d'impénétrables forêts, se heurtaient à des obstacles insurmontables, jusqu'au jour où une petite fée obligeante leur montrait qu'en prenant un joli petit chemin bien simple, on arrivait tout droit dans le château du rêve.

M. Charles Péguy n'a point encore rencontré cette jolie petite fée.

Il ignore encore que quelques minutes de réflexion intérieure peuvent nous conduire aux plus hauts sommets, tandis que des années d'érudition rageuse ne provoquent qu'un désespoir littéraire. »

À l'image de ses rapports compliqués avec les socialistes, Péguy a d'abord voué à Jean Jaurès une grande admiration – il a publié plusieurs de ses textes en tant que jeune éditeur, saluant une œuvre d'une « rare sincérité »  – avant de prendre ses distances au fil des années, jusqu'à considérer Jaurès, à cause de son pacifisme, comme un « traître à la nation ».

« Que peut-il y avoir de commun entre Jaurès et le peuple ? », interroge Péguy en 1913 dans un réquisitoire à charge contre le Parti socialiste : 

« Le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l'outil. […]

Ce sont eux qui ont fait croire au peuple que c'était cela le socialisme et que c'était cela la révolution ».

Dans le climat fiévreux de l'immédiate avant-guerre, il ira même jusqu'à écrire dans Le Petit Journal du 22 juin 1913 :

« Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos »

Lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale, Péguy part en campagne dès la mobilisation en août 1914, en tant que lieutenant de réserve dans la 19e compagnie du 276e régiment d'infanterie.

Il est le premier écrivain à périr pendant la Première Guerre mondiale, le 5 septembre 1914, tué d'une balle dans la tête dans un champ près de Meaux.  

Un hommage unanime est rendu à cette grande figure intellectuelle et à son sacrifice pour la France qu'il aimait tant.  

L'historien et essayiste Daniel Halévy signe celui des Annales politiques et littéraires :

« “Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau, 
Ce qu'ils ont tant aimé, 
quelques grammes de terre.
Un peu de celte vigne, un peu de ce coteau,
 un peu de ce ravin sauvage, et solitaire.” 

Ces vers si nobles et si tendres, Charles Péguy les écrivait ces derniers mois. Avec quelle force souveraine je les entends monter en ma mémoire.

Charles Péguy avait quarante ans à peine et voici qu'il est mort au flanc d'un coteau champenois. 

Je ne pleurerai pas son héroïque fin. Il l'a cherchée, il l'a trouvée, il était digne d'elle. 

Sa vie est tracée comme un jet, aucun hasard ne dépare sa haute destinée d'homme d'action et de poète. »

Auréolé du prestige que lui vaut sa mort précoce au champ de bataille, Charles Péguy n'en restera pas moins un intellectuel souvent incompris et mal-aimé.