Écho de presse

Quand Lafargue proclamait le « droit à la paresse »

le 20/08/2018 par Pierre Ancery
le 03/08/2018 par Pierre Ancery - modifié le 20/08/2018
Paul Lafargue - source WikiCommons

En 1880 paraît Le droit à la paresse, de l'essayiste Paul Lafargue. Dans ce bref et virulent pamphlet, l'auteur s'attaque au culte moderne du travail. L'expression fera florès dans la presse de l'époque.

 

Le droit à la paresse : derrière ce titre volontairement provocateur se cache un court texte paru en 1880 et signé Paul Lafargue. L'auteur, un quasi-inconnu, est un journaliste et militant socialiste de 38 ans, ex-communard, qui a pour particularité d'être le gendre de Karl Marx (il a épousé sa fille Laura).

 

Analyse historique, économique et intellectuelle des valeurs portées par un capitalisme alors en plein essor, son livre se présente comme une attaque en règle du « dogme du travail », qu'il considère à la fois comme la cause des crises de surproduction et celle des souffrances des ouvriers.

 

En faisant croire aux ouvriers, à l'aide de l’Église, que le travail est bon en soi, les capitalistes mentent aux travailleurs. À rebours du culte de la productivité, Lafargue préconise donc une réduction drastique du temps de travail à trois heures quotidiennes. Davantage que le droit à la « paresse », c'est en réalité celui de disposer librement de son temps qui est réclamé par l'essayiste.

 

Lors de la parution du livre, rares sont les journaux à l'évoquer. Certains, comme Le Globe qui en cite des extraits parus dans le journal révolutionnaire auquel participe Lafargue, L’Égalité, en font toutefois une recension défavorable :

« Cette feuille vraiment révolutionnaire [...] proclame le « droit à la paresse », et déclare sérieusement que tous les maux dont souffrent les ouvriers et même les bourgeois viennent de l’excès du travail :

 

«Toutes ces misères disparaîtront le jour ou le prolétariat foulera aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique ou libre-penseuse, rebroussera ses instincts naturels, proclamera les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiques de la révolution bourgeoise ; se contraindra à ne travailler que trois heures par jour au maximum, à fainéantiser et à bombancer le reste de la journée et de la nuit. A la condition toutefois que les ouvriers s’astreindront à consommer eux-mêmes tous les produits de leur travail. » »

Le livre remportera toutefois un certain succès et en 1883, une seconde édition voit le jour. L'Intransigeant, journal très à gauche, fait alors une critique positive de « cette importante brochure dont les cinquante et quelques pages sont plus riches d’idées et de faits que quantité de gros volumes ». Et de citer l'ouvrage :

« La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passion, de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve, ni merci.

 

Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le combat qu’ont combattu les philosophes et les pamphlétaires de la bourgeoisie ; ils ont à monter à l’assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme ; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l’action, les préjugés semés par la classe régnante ; ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d’être la vallée de larmes des travailleurs. »

Mais c'est lorsque Lafargue est élu député, en 1891, que le livre va réellement faire parler de lui. Le XIXe siècle consacre à l'essayiste un long portrait et rend compte du contenu de son texte :

« Entre les lignes de ce pamphlet, se lit clairement cette idée que ce n'est pas en somme le travail qui est mauvais, mais sa distribution, et surtout la répartition des produits. On y peut voir aussi un éloquent réquisitoire contre le surmenage dont sont victimes de trop nombreux travailleurs.

 

Enfin, et c'est ici que l'économiste se révèle, Lafargue attribue au surtravail les crises de surproduction qui engorgent périodiquement le marché, et, par l'encombrement des marchandises, produisent les chômages et accumulent les ruines, thèse déjà présentée jadis par Fourier. »

Tandis que La Petite Gironde cite le premier chapitre du Droit à la paresse :

« Le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Le travail est la dégradation de l'homme libre […]. Le prolétariat, trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s'est laissé pervertir par le dogme du travail. C'est la paresse qui engendre la liberté et l'indépendance […]. »

Tout comme L'Indépendant du Cher :

« M. Paul Lafargue, le socialiste révolutionnaire qui vient d’être élu député, à Lille, et qui se présenta, en 1889, aux suffrages des élections de la 2e circonscription de Saint-Amand, M. Paul Lafargue a des opinions bizarres sur le travail et les travailleurs. Il a écrit un livre intitulé : Le Droit à la Paresse, dans lequel nous trouvons les passages suivants :

 

Une étrange folie possède les classes ouvrières. C’est l’amour du travail. Le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Le travail, cette dégradation de l'homme libre... […] Les ouvriers, comme des perroquets d’Arcadie, disent : « Travaillons ! travaillons ! pour accroître la richesse nationale ! » O idiots !  »

L'expression « droit à la paresse » remportera un franc succès et sera abondamment réutilisée dans les articles de l'époque. Un demi-siècle après la parution du livre, L'Humanité l'évoquera encore un « chef-d’œuvre du pamphlet révolutionnaire » et en publiera de longs extraits :

« Travaillez travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles travaillez, travaillez, pour que, devenus plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. »

Paul Lafargue s'est suicidé avec son épouse en 1911, à l'âge de 69 ans, se justifiant dans une brève lettre : « Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres. »

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