Écho de presse

Londres, 1892 : une entrevue avec l'intellectuel anarchiste Kropotkine

le 02/08/2019 par Pierre Ancery
le 16/07/2019 par Pierre Ancery - modifié le 02/08/2019
Portrait de Piotr Alexeï Kropotkine, par Nadar - source : Gallica-BnF
Portrait de Piotr Alexeï Kropotkine, par Nadar - source : Gallica-BnF

Le 27 mars 1892, tandis que plusieurs attentats d'inspiration insurrectionnelle ont lieu en France, L’Écho de Paris se rend en Angleterre pour interviewer Pierre Kropotkine, principal théoricien du mouvement anarchiste, qui y vit exilé.

Le 27 mars 1892, L’Écho de Paris, journal conservateur, publie l'interview du plus célèbre théoricien anarchiste de l'époque, le Russe Pierre Kropotkine (1842-1921).

 

Proche du géographe anarchiste français Elisée Reclus avec qui il a fondé le journal Le Révolté, lui-même géographe de formation, Kropotkine est issu de l'aristocratie moscovite. Adhérent de la Ière Internationale en 1872, il a été arrêté à Lyon en 1882 et jugé dans le retentissant « Procès des 66 » en 1883.

 

Emprisonné trois ans en France, Kropotkine s'exile ensuite à Londres, où il vit de ses écrits scientifiques. C'est là que le journaliste et dramaturge Robert Charvay vient l'interviewer en ce mois de mars.

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Une visite loin d'être innocente : la France vient de connaître ses premiers attentats anarchistes. Le 11 mars, un attentat organisé par Ravachol a eu lieu contre la demeure du conseiller Benoit. Le 15 mars, c'est la caserne Lobau qui a été visée. Et le 27 – jour même où l'interview est publiée –, Ravachol commettra un autre attentat contre l'immeuble de l'avocat général Bulot : toute la presse du lendemain en parlera. Ravachol sera arrêté le 30 mars et exécuté le 11 juillet.

 

Charvay écrit :

« Dès lors et du jour où, sur le pavé parisien, les cartouches de dynamite éclatèrent, cette invincible obsession s'empara de moi : m'aboucher avec Pierre Kropotkine et connaître son intime pensée sur cette forme nouvelle et sans merci qu'affecte la bataille contre la Société moderne. Je partis donc pour l'Angleterre. »

Kropotkine, en effet, a longtemps été un apôtre de la « propagande par le fait », écrivant dans Le Révolté du 25 décembre 1880 : « La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...], tout est bon pour nous qui n'est pas la légalité ». En 1881, lors d'un congrès international révolutionnaire à Londres, il plaide encore en faveur de l'action violente. La même année, le tsar Alexandre II est assassiné.

 

Mais le Russe change d'avis en 1890, écrivant dans Le Révolté qu'« un édifice basé sur des siècles d´histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d´explosifs ». Dans La Révolte du 18 mars 1891, il écrit encore : « Ce n 'est pas par des actes héroïques que se font les révolutions, la Révolution est avant tout un mouvement populaire. »  Kropotkine désapprouve les attentats, dont il estime qu'ils coupent les anarchistes des masses ouvrières – sans pour autant condamner leurs auteurs –, et se tourne vers le syndicalisme révolutionnaire, alors naissant. 

 

Charvay rencontre l'intellectuel russe dans sa maison de Harrow on the Hill, au nord-ouest de Londres. « Quelles que puissent être l'outrance de ses convictions, l'exagération de la thèse antisociale, écrit Charvay, on ne peut se défendre, en présence de Kropotkine, d'éprouver ce sentiment qui domine tout : « J'ai affaire à un brave cœur, à un homme excellent. » » Il l'interroge sur les attentats :

« Pierre Kropotkine m'écoutait avec une attention profonde et, après un silence de quelques instants :

 

– Tout d'abord, me dit-il, je vous donne ma parole que je n'ai reçu directement aucune nouvelle de France, que je n'ai vu personne et que je ne connais, sur les faits dont vous me parlez, que ce qu'en ont pu écrire les journaux... Aussi bien, vous ne l'ignorez pas, chez nous anarchistes, — au contraire des autres sectes socialistes — il n'y a pas de centre de ralliement, de plan d'action prémédité... Chacun est libre d'agir à sa guise et comme il l'entend.

 

Il se peut donc que certains compagnons, poussés à bout par l'excès de la misère et du désespoir, aient jugé le moment venu de semer la panique et d'attirer, en jouant leur vie, l'attention de tous sur les inégalités monstrueuses de notre régime social.

 

D'autre part, vous avez souvent entendu parler, comme moi, de provocations policières ayant pour but de motiver une répression effroyable et de servir certaines visées politiques... C'est la thèse soutenue par Rochefort et qui peut s'étayer sur des précédents nombreux et récents... Quant à moi, je n'ose me prononcer catégoriquement, car je pourrais, en me trompant, chagriner de très braves gens... Le mieux est donc de regarder et de ne pas conclure... »

Kropotkine continue, réfléchissant au pouvoir du terrorisme sur les esprits :

« Ce qui est indéniable, voyez-vous, c'est que la Révolution approche et que les misérables, les souffre-douleurs ont en mains, dans la lutte contre la Société, des armes nouvelles et terribles... Avec la dynamite et les explosifs en général, la Science a introduit dans le duel social un facteur nouveau dont les effets sont incalculables...

 

Il suffit aujourd'hui d'une sentinelle perdue de la misère et de la faim pour terroriser toute une population, presque toute une armée... Le pouvoir, la force, le nombre ne comptent plus... Un homme résolu vaut une légion... Une existence humaine décidée au sacrifice peut se faire payer un prix exorbitant par les accapareurs des richesses communes...

 

Bref il me parait que l'heure psychologique va sonner de se mettre définitivement en campagne... Ceignons nos reins... ! »

Kropotkine espère et prédit une « flambée révolutionnaire » qui « embrasera l'Europe entière » :

« Le peuple jusqu'ici n'a lutté que pour l'obtention des libertés politiques... et c'est le rêve encore de certaines écoles socialistes de démolir le gouvernement actuel pour le remplacer demain par un autre gouvernement soi-disant révolutionnaire...

 

Or, il est grand temps de le dire une fois pour toutes et d'émettre cet axiome qu'un gouvernement ne peut pas être révolutionnaire. Tous les gouvernements, du meilleur au pire, se valent, à peu de chose près... Donc, cela ne nous mènerait à rien de terroriser la bourgeoisie pour laisser tout ensuite dans le même état...

 

Nos visées sont plus hautes... […] En un mot, l'Expropriation, complète, absolue, en bloc de tous ceux qui ont le moyen d'exploiter des êtres humains, le retour à la communauté de tout ce qui peut servir entre les mains de n'importe qui à spéculer sur les autres... voilà le mot d'ordre qui s'impose à la prochaine Révolution sociale... »

Et de conclure : « Pas plus que le capital, la loi n'a droit à notre respect... À l'aurore de la Révolution prochaine, quel bel auto-dafé il y aura à faire avec toutes les lois existantes et tous les titres de propriété !... Tout est à jeter à bas, tout est à rebâtir... La Foi s'en va, place à la Science !... Le bon plaisir et la charité se meurent... Place à la Justice sociale ! »

 

Dans son œuvre théorique (La Morale anarchiste, La Conquête du pain, Communisme et anarchie...), Kropotkine préconisera l'abolition de toute forme de gouvernement et la collectivisation de l'économie autour de petites communes auto-suffisantes, misant sur l'entraide, la coopération et le progrès technique.

 

Dans les années 1890, l'anarchisme a une forte audience à la fois dans les milieux ouvriers et auprès de certains intellectuels, et les thèses de ses penseurs sont abondamment discutées. Quelques jours après l'interview, le journal de tendance conservatrice Le Temps publiera une longue critique des thèses de Kropotkine – critique qui entend dénoncer les illusions des théoriciens anarchistes :

« La Révolution est accomplie. Où ? Quand ? Comment ? Par quels moyens ? Par quels assassinats ou quels massacres (car il est à croire que les spoliés opposeront quelque résistance) ? Ce sont vétilles dont Pierre Kropotkine ne s'occupe point. Le peuple rentre dans son bien. Il exproprie universellement le capital, détenu actuellement par quelques-uns et qui appartient à tous, car il est, dans son ensemble, le fruit du travail de tous, et du travail de toutes les générations passées.

 

Le peuple s'empare des dépôts de blé et de vivres, des magasins de vêtements, des machines, des outils, des maisons habitables. Le partage se fait, équitablement, fraternellement, qui en pourrait douter ? On laisse le meilleur aux femmes, aux enfants, aux malades, aux vieillards. Les hommes sont si bons ! »

En 1905, dans l'Encyclopaedia Britannica, Kropotkine évoquera la période de la « propagande par le fait » :

« Vers 1890, quand l’influence des anarchistes commence à se faire sentir dans les grèves, dans les démonstrations du 1er mai où ils développèrent l’idée d’une grève générale pour la journée de huit heures, et dans la propagande antimilitariste dans l’armée ; ils furent violemment persécutés [...].

 

Les anarchistes répondirent à ces persécutions par des actes de violence qui, à leur tour, furent suivis d’encore plus d’exécutions d’en haut, et de nouveaux actes de revanche d’en bas.

 

Le public en retint l’impression que la violence est la substance de l’anarchisme, idée repoussée par ses partisans qui estiment qu’en réalité, la violence est utilisée par tout groupe selon que son action est gênée par la répression et que des lois d’exception le rendent hors-la-loi. »

 

Pour en savoir plus :

 

Renaud Garcia, Pierre Kropotkine ou l'économie par l'entraide, Le Passager clandestin, 2014

 

Uri Eizenzweig, Fictions de l'anarchisme, Christian Bourgois, 2001

 

Karine Salomé, L'ouragan homicide : l'attentat politique en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010