Écho de presse

1909 : la grève de la faim des suffragettes

le 09/08/2020 par Pierre Ancery
le 03/11/2019 par Pierre Ancery - modifié le 09/08/2020
« Feeding a suffragette by force » (« Comment forcer une suffragette à se nourrir »), carte postale britannique - source : Ville de Paris-Bibliothèque Marguerite Durand
« Feeding a suffragette by force » (« Comment forcer une suffragette à se nourrir »), carte postale britannique - source : Ville de Paris-Bibliothèque Marguerite Durand

En 1909, des militantes britanniques incarcérées se lancent dans des grèves de la faim. Le gouvernement anglais réplique par le recours à l'alimentation forcée au moyen d'un tuyau enfoncé dans la gorge. La presse française ironise sur le « gavage des suffragettes ».

1909 : en Grande-Bretagne, le combat des suffragettes est à la Une des journaux. Fondé en 1903, ce mouvement composé exclusivement de femmes regroupe les militantes de la Women's Social and Political Union, qui réclament le droit de vote pour les femmes au Royaume-Uni.

Depuis peu, leurs moyens d'action se sont durcis. La réponse des autorités également : Le Petit Parisien rapporte le 30 juin 1909 que 112 suffragettes ont été arrêtées lors d'une manifestation très animée à laquelle ont participé quelque 50 000 personnes. Parmi les femmes emprisonnées, la fondatrice du mouvement Emmeline Pankhurst. Le 25 septembre, le même journal commente avec ironie :

« Il fut un temps où les suffragettes se livraient à des facéties inoffensives. On en rit et cela les vexa. Elles se figurèrent alors qu'en commettant des violences, elles se feraient prendre au sérieux. Cela ne leur valut que des amendes et quelques jours de prison.

N'arrivant pas à leurs fins, elles multiplièrent alors leurs délits, sans autre résultat que de voir les journées de détention se transformer en semaines et en mois. Le dépit, un dépit féroce, les a gagnées et les voici devenues maintenant de véritables malfaiteurs.

Elles n'ont pas encore recours au revolver et aux bombes pour se venger de leurs adversaires, mais il s'en faut de peu. »

La presse française ne le sait pas encore, mais depuis peu, certaines suffragettes ont recours à une nouvelle forme de protestation qui va faire couler beaucoup d'encre. Le 5 juillet, Marion Wallace Dunlop, incarcérée à la prison de Holloway, a débuté une grève de la faim pour protester contre le refus des autorités de la considérer comme prisonnière politique.

Elle a été relâchée au bout de trois jours, mais d'autres suffragettes emprisonnées ont suivi son exemple. Le gouvernement du libéral Herbert Henry Asquith, craignant d'être moqué s'il relâchait massivement les grévistes, a alors décidé de recourir à l'alimentation forcée, au moyen d'un tuyau de caoutchouc inséré de force par la bouche ou les narines.

Une pratique particulièrement douloureuse : il arrivait que la nourriture soit envoyée à l'intérieur des poumons, ce qui pouvait mettre en péril la santé des femmes à qui on l'imposait.

Arrestation d'une suffragette à Londres en mai 1914, agence Rol - source : Gallica-BnF
Arrestation d'une suffragette à Londres en mai 1914, agence Rol - source : Gallica-BnF

En France, une bonne partie de la presse de l'époque, ne prenant guère au sérieux les suffragettes, s'amuse du procédé. Le bonapartiste Petit Caporal, le 30 septembre, par exemple, parle du « gavage des suffragettes ». Henry Bidou, dans Le Journal des débats politiques et littéraires, tourne en ridicule toute l'affaire dans un article intitulé «L' œsophage des suffragettes » :

« Les suffragettes, qui viennent pour la première fois d'être condamnées à Birmingham, désespérant de l'humanité, ont résolu de mourir ; et elles ont refusé toute nourriture pendant quatre-vingt-une heures, soit qu'elles voulussent réellement quitter un monde qui refusait de connaître leurs préférences politiques, soit qu'elles comptassent attendrir leurs gardiens.

L'attendrissement n'est pas une faiblesse anglaise. Les gardiens ne se sont pas une minute demandé si le sort d'infortunées qui, jeunes encore, agréables peut-être, quittent, une fleur à la main, l'injurieux univers, n'était pas digne d'une éternelle pitié. Ils ont simplement pris des seringues. Tu ne veux pas manger, ma fille, tu avaleras.

Ils ont desserré les dents rebelles, introduit les sondes dans l'œsophage, et de là ils ont fait descendre dans ces estomacs jusqu'où les convictions politiques n'avaient pas pénétré, des nourritures riches de suc [...]. Un citoyen anglais a l'entier contrôle de soi-même. Ce contrôle s'étend certainement aux organes internes. Est-ce les contrôler que de les remplir malgré soi ? »

Le Petit Parisien quant à lui relativise les souffrances provoquées par l'alimentation forcée :

« Les suffragettes et leur alimentation forcée continuent à être à l'ordre du jour. L'une des victimes de M. Gladstone, dont la peine d'emprisonnement expirait aujourd'hui, ayant été relâchée, miss Christabel Pankhurst, qui dirige avec sa mère le mouvement féministe, n'a pas manqué d'aller l'interviewer et de faire part à la presse des “tortures” endurées par les prisonnières.

À l'en croire, ces tortures sont effroyables. Ces dames, opposant au médecin et à leurs gardiennes une résistance acharnée, on est obligé, pour leur faire prendre de la nourriture, de les coucher sur des fauteuils à bascule, de leur tenir bras et jambes et enfin de leur ouvrir de force les mâchoires pour leur introduire jusque dans l'estomac le fameux tube en caoutchouc [...].

À la vérité, on ne voit pas bien pourquoi les suffragettes se plaignent. Ne se condamneraient-elles pas elles-mêmes, si l'on n'y mettait bon ordre, à un supplice plus effroyable que celui de la faim ? C'est, après tout, une preuve de sollicitude que leur donne le gouvernement. »

Alors que les suffragettes ont annoncé une gigantesque marche par solidarité avec les prisonnières, Le Figaro semble s'inquiéter des difficultés que rencontrera le gouvernement anglais si le nombre de grévistes de la faim augmente en même temps que celui des incarcérations :

« Les suffragettes s'imaginent que la méthode alimentaire artificielle applicable à deux ou trois cas isolés ne le sera plus lorsqu'il faudra nourrir de force deux ou trois cents malades ; c'est ce que nous verrons, et le gouvernement prévenu fera bien de prendre ses mesures avant qu'il y ait une hausse sur le marché des tubes en caoutchouc. »

Le 16 octobre, le journal satirique Le Rire publie une caricature dans laquelle on voit une suffragette emprisonnée incapable de résister au rosbif qu'on lui a servi :

Le journal catholique et conservateur La Croix, enfin, profite de l'occasion pour rappeler qu'à son sens, la société n'a pas à garantir l'égalité politique des hommes et des femmes.

« Quelques suffragettes, enfermées dans les prisons de Birmingham, ont imaginé, pour attirer sur elles l’attention du public, de se laisser mourir de faim. Qu’en dire ? on a souri ; quelle extravagance ! Néanmoins, ce sont des femmes, et l’on s’est ému […].

Nous sommes portés, jugeant des suffragettes comme en peuvent juger des Français, à ne voir en elles que des filles, assez folles, férues de politique ; inoffensives, soit ; mais enfin elles ont manifesté, l’ordre a été troublé, on les a punies – oh ! sans rigueur [...].

La femme a d’autres fins que l’homme, aussi bien dans la société que dans la famille ; et donc il n’est pas besoin qu’ils aient des droits semblables ; et nous trouverions encore d’autres objections à la mise sur le même pied de l’homme et de la femme ; mais entre l’égalité parfaite et la subordination qui devient de l’oppression, il y a des degrés.

La sagesse dit : Rien de trop. Ni égalité, ni oppression. Les Anglais le comprennent-ils ? »

L'année 1909 sera également marquée en novembre par l'agression de Winston Churchill, alors ministre du Commerce, par une suffragette armée d'une cravache.

En 1913, la loi dite « Chat et souris » (Cat and Mouse Act) marquera un pas supplémentaire dans le bras de fer entre les suffragettes et le gouvernement, en autorisant les femmes grévistes devenues trop faibles à être relâchées, avant de les faire réincarcérer une fois leurs forces regagnées. Une mesure qui suscitera l'indignation de toute une partie de l'opinion.

Au total, plus d'un millier de suffragettes auront été emprisonnées. En 1918, une partie des femmes britanniques (les femmes propriétaires terriennes ou locataires ayant un loyer annuel supérieur à 5 £) obtiendront le droit de vote à partir de 30 ans, contre 21 pour les hommes. Il faudra attendre 1928 pour que les femmes soient autorisées à voter à partir de 21 ans. En France, le droit de vote des femmes ne sera institué qu'en 1944.

Pour en savoir plus :

Françoise Barret-Ducrocq, Le mouvement féministe anglais d’hier à aujourd’hui, Éditions Ellipses, 2000

Béatrice Bijon et Claire Delahaye, Suffragistes et suffragettes : la conquête du droit de vote des femmes au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, ENS, 2017

Emmeline Pankhurst, Suffragette, la genèse d'une militante, Ampelos Editions, 2015