Écho de presse

George Gallup ou la naissance américaine du sondage d'opinion

le 02/11/2023 par Pierre Ancery
le 02/11/2020 par Pierre Ancery - modifié le 02/11/2023
« George Gallup, l'homme qui tâte le pouls de l'Amérique », France-Soir, septembre 1945 - source : RetroNews-BnF
« George Gallup, l'homme qui tâte le pouls de l'Amérique », France-Soir, septembre 1945 - source : RetroNews-BnF

En 1936, le sondeur américain George Gallup devient célèbre en prédisant avec justesse la réélection de Roosevelt. Sa méthode statistique basée sur l'échantillonnage représentatif va intéresser la presse française à un moment – la fin des années 30 – de grande incertitude sur le futur.

Si les sondages d'opinion sont aujourd'hui omniprésents dans la vie politique et médiatique, ils le doivent principalement à un homme : l'Américain George Gallup (1901-1984), fondateur en 1935 de l'American Institute of Public Opinion.

Journaliste et publiciste originaire de l'Iowa, Gallup va avoir l'idée de mettre en pratique le principe de l'échantillonnage représentatif pour tenter de déterminer à l'avance le résultat de l'élection qui, en 1936, oppose le président Roosevelt à son adversaire Landon.

À l'époque, la revue Literary Digest fait figure de référence dans les enquêtes pré-électorales avec son « vote de paille » effectué par téléphone auprès de 10 millions de personnes. Une technique de sondage qui remonte au XIXe siècle et prédit la victoire de Landon sur Roosevelt.

Gallup, lui, va utiliser une méthode nouvelle, issue du marketing et utilisée jusqu'ici par les entreprises : il interroge un échantillon représentatif de la population américaine, 5 000 personnes d'âge, de sexe, d'habitat, de profession, de religion et d'origine ethnique différents.Le résultat annoncé est bien différent de celui de la Literary Digest : Roosevelt l'emporterait.

En France, Le Matin fait mention de ce sondage (qu'on appelle alors « référendum ») dans son édition du 11 novembre 1935 :

« Si les Américains allaient aux urnes demain, le retour de M. Roosevelt à la Maison-Blanche ne ferait guère de doute. Cependant, au lieu de 59 voix sur 100, comme il en obtint en 1932, il n'en aurait que 53.

Ces observations résultent d'un referendum organisé par l'Institut de l'opinion publique, organisation privée dirigée par le docteur George Gallup. »

Roosevelt est réélu avec 62% des voix et George Gallup devient célèbre. Les journaux se pressent pour lui demander de nouvelles enquêtes. Dans le Washington Post, une rubrique hebdomadaire intitulée « America speaks » est consacrée aux sondages de Gallup, qui proclame l'indépendance de son Institut et refuse de travailler pour les partis politiques. La « science de l'opinion » est née.

De l'autre côté de l'Atlantique aussi, on s'intéresse à cette méthode révolutionnaire. La presse française s'interroge : dans un contexte de très fortes tensions internationales, le miraculeux « Dr Gallup » est-il capable de prédire la tournure des événements futurs ? Le 30 juillet 1938, Le Matin publie un article sur le dernier sondage de celui-ci.

« Comment réagirait l'Amérique si la guerre éclatait en Europe ? C'est une grande question qui plane sur la politique européenne, et chacun de nous se l'est posée souvent.

Mais un Américain vient de faire mieux : il a posé la question à ses compatriotes et il a recueilli leurs réponses. Cet homme extraordinaire est M. George Gallup. Célèbre dans tous les États-Unis, il a pour spécialité l'étude de l'opinion publique américaine. Il est celui qui prend la température de l'opinion sur les sujets les plus variés. Il mesure les tendances, les émotions, en un mot, la psychologie américaine [...].

Or, cette fois, M. Gallup a posé aux Américains la question suivante : au cas d'une guerre en Europe, à qui iraient vos préférences ? À la France et à l'Angleterre, ou à l'Allemagne et à l'Italie ? Et voici les résultats :

66 % des réponses : préférence à la France et à l'Angleterre

3 % : préférence à l'Allemagne et à l'Italie

31 % : pas de préférence »

En mai 1939, Gallup est de passage à Paris pour « inspecter et organiser l'Office français de référendums », l'une des déclinaisons européennes de son Institut. Interviewé par Excelsior, il s'explique sur sa technique de sondage :

« Il y a des méthodes ; le tout est de les fixer.

Nous avons totalement abandonné les vieux errements, basés sur des consultations par écrit, et qui ont entraîné cette erreur monumentale dont se rendit coupable la vieille revue, la Literary Digest, à la veille de l'élection présidentielle. Nous procédons uniquement par enquêtes orales, dont sont chargés nos 700 agents répartis sur l'ensemble du territoire des États-Unis [...].

La loi du grand nombre joue très vite ; nos enquêtes les plus larges ne touchent guère plus de huit à dix mille individus ; tous sont interrogés suivant une formule à laquelle notre agent n'a pas le droit de changer un mot [...]. »

Interrogé le lendemain par Paris-Soir, il donne encore d'autres précisions :

« – Mais enfin, M. Gallup, quelle est donc cette miraculeuse méthode d'investigation ?

 Jusqu'ici, me répond-il, si l'on voulait connaître l'opinion moyenne d'un million de personnes, par exemple, l'on se contentait d'en interroger au hasard cent mille et l'on pensait qu'il suffisait de multiplier par cent les résultats obtenus pour connaître, grosso modo, l'opinion au million. C'est une erreur. Pour connaître l'opinion de 120 millions d'Américains, je me borne à interroger environ dix mille personnes. Mais je les choisis ! Non pas avec une idée préconçue. Mon Institut est résolument impartial, neutre et objectif. Mais je les choisis de façon à former des catégories diverses dont l'ensemble représente la nation dans toute sa variété [...].

Depuis qu'il pose des questions aux Américains, M. Gallup commence à connaître à fond ses concitoyens. Il sait, par exemple, que 75 d'entre eux croient à la vie future, que 60 voudraient que le duc et la duchesse de Windsor se fixent aux États-Unis, que 89 demandent une pension pour les vieillards indigents ; 77 rendent l'Allemagne responsable de la grande guerre et s'opposent à ce qu'on lui restitue ses colonies ; 66 refuseraient d'élire une femme à la présidence ; 60 répugnent à l'idée d'aller en Europe en avion, même gratuitement ; 66 déclarent illégales les occupations d'usines ; 32 ne savent pas nager ; 40 détestent la musique “swing” ; 75 sont d'avis qu'il ne faut pas faire la révérence devant les souverains britanniques. »

Le 22 juillet 1939, à peine un mois avant le début de la guerre; Paris-Soir publie les résultats de la dernière enquête Gallup, réalisée conjointement en France, en Angleterre et aux États-Unis. Les questions posées : « Quel est le pays étranger que vous préférez ? Quel est le pays étranger que vous aimez le moins ? Quel homme d’État étranger actuellement vivant préférez-vous ? Quel homme d’État étranger actuellement vivant aimez-vous le moins ? ». Réponses :

« L'Allemagne vient, malheureusement pour elle, avec un pourcentage écrasant en tête des pays que l'on aime le moins [...]. Aux États-Unis, le pourcentage d'antipathie pour Hitler est à peu près le même qu'en France ; Roosevelt arrive ici bon premier […].

72,5 % des Français n'aiment pas Hitler pour des raisons assez différentes. Les commentaires que l'on retrouve le plus souvent sont : “veut la guerre”, “nous mène à la guerre”. Un entrepreneur en chauffage central de Béthune trouve l'Allemagne “trop autocrate”. Une cultivatrice de CouIon (Deux-Sèvres) est plus simpliste : “On en dit tant de mal”, écrit-elle. “N'est pas intelligent” constate une commerçante modeste de Tarbes. »

En juillet 1941, alors que la France est occupée, un journal paraissant à Londres mentionne encore un sondage Gallup relatif à l'entrée en guerre des États-Unis (qui aura lieu quelques mois plus tard, après l'attaque de Pearl Harbor) :

« Le dernier referendum de l’Institut Gallup révèle que 37% des citoyens américains sont favorables à l’envoi de troupes américaines hors de l’hémisphère occidental, et ceci en dépit du fait que les États-Unis ne sont pas en guerre ; 13% n’ont pas d’opinion et 50% sont opposés à cette mesure. »

Après la fin de la guerre, la méthode Gallup sera utilisée dans tous les pays démocratiques. France-Soir, en septembre 1945, présente le statisticien américain comme « l'homme qui tâte le pouls de l'Amérique » :

« M. Gallup est né en 1901. Il fait ses études à l’université d'Iowa où il dirige un journal d’étudiants qui tire à 250 exemplaires. Un jour Gallup fait entrer vingt de ses condisciples dans son bureau. Il examine avec eux un exemplaire du journal, leur demande, quels sont les articles qu’ils préfèrent, quels sont ceux qu’ils n'aiment pas, quelles sont enfin les photos qui leur plaisent. Il note leurs réponses. Quelques semaines plus tard le journal tire à 10 000 exemplaires.

Dès lors, sa curiosité pour les chiffres et pour la psychologie populaire ne fera que s’accroître. À la même époque, il se livre à sa seconde enquête : “Quelle est la plus jolie fille de l’université ?” demande-t-il. On la désigne et Gallup l'épouse.

Certains sont fils de leurs œuvres. Lui, fut le mari de la première des siennes. »

Gallup connaîtra pourtant un important revers en annonçant une large victoire du républicain Thomas Dewey lors de l'élection américaine de 1948, finalement remportée par le démocrate Harry Truman. Le jour de l'investiture, les sénateurs de l'Indiana observeront une minute de silence « à la mémoire du Dr Gallup »... Ce dernier reconnut son erreur, qu'il expliqua par le fait d'avoir arrêté son sondage trois semaines avant le vote.

En France, c'est surtout Jean Stoetzel, créateur de l'IFOP (Institut français d'opinion publique) en 1938, qui popularisera le sondage d'opinion.

George Gallup fonda en 1947 la Gallup International Organization, devenue en 1958 la Gallup Organization, qui existe toujours aujourd'hui et continue de fournir des sondages à divers médias et institutions.

Pour en savoir plus :

Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion, Une histoire sociale des sondages, coll. Science politique, Seuil, 1998

Jacques Antoine, Histoire des sondages, Odile Jacob, 2005