Écho de presse

Jules Vallès et les victimes de la « misère sans drapeau »

le 09/04/2022 par Pierre Ancery
le 10/08/2021 par Pierre Ancery - modifié le 09/04/2022

En 1861, le jeune Vallès, encore inconnu, écrit dans le Figaro un texte intitulé « Les morts », hommage émouvant à la masse des anonymes emportés par la misère.

Lorsqu'il publie cet article en une du Figaro, le 3 novembre 1861, Jules Vallès n'a que 29 ans et n'est pas encore l'écrivain célébré qu'il deviendra plus tard. Il a pourtant publié un roman, L'Argent, et il commence à se faire connaître en tant que journaliste et chroniqueur.

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Au fil de ses articles, Vallès, qui a connu une enfance malheureuse, marquée par la pauvreté, se fait le défenseur de la cause des opprimés. Comme ici, dans un long texte intitulé « Les morts », écrit à l'occasion de la Toussaint :

« Moi, j'irai visiter les tombes sur lesquelles personne ne viendra pleurer ; j'irai dire un dernier adieu à ces inconnus enterrés pêle-mêle dans la fosse commune, que n'a point, à vrai dire, enlevés la mort, mais qu'a tués la vie. […] Je ne viens […] point faire de leur tombe une tribune et haranguer du fond d'un cimetière ; mais je me souviens, en voyant passer ces femmes en deuil, au bruit triste des cloches sur les églises, de tous ceux que depuis dix ans j'ai entendus tousser, soupirer, râler, et que j'ai vus mourir : pauvres diables, toujours humiliés, traqués, blessés, toujours meurtris, toujours saignants, qui n'ont connu de la vie que les nuits sans sommeil, les jours sans pain, les silences lourds, les bruits vulgaires. À peine on a su leurs combats et cru à leur courage. Leurs commencements ont été obscurs, leur fin ignorée, sombre, terrible. »

Vallès ne se contente pas de rendre hommage aux victimes de la « misère sans drapeau ». Il s'en prend aussi aux vivants :

« Le monde n'a jamais vu dans les malheureux que des révoltés. La misère ne lui apparaît qu'à travers le brouillard pâle des philantropies et la fumée rouge des révolutions, l'écume aux lèvres, la poudre aux mains. [...] La misère en habit noir, dit Balzac. Mais elle a droit de cité dans le monde, celle-là ; elle est admise, tolérée, reconnue. C'est l'uniforme des débutants. Il y en a, hélas ! une autre qu'on ne connaît pas, qui n'a ni passeport ni portefeuille, qui ne peut plus mentir, qui bâille par toutes les coutures, dont on entend claquer les dents, crier le ventre, qui n'a plus rien à mettre sur ses plaies, misère grise, plate et laide, dont les héros sans nom, affamés, grelottants, poitrinaires, portent des gilets de pître, des redingotes d'invalides, des vestes de première communion, sur des épaules de trente ans [...].  « C'est leur faute ! » crie notre égoïsme gêné par ce spectacle et ces images ! Qui nous l'a dit ? Savons-nous ce que fut leur enfance, comment s'est passée leur jeunesse, à quelle heure ils firent naufrage, comment ils se sont perdus corps et âme dans cette tempête sans éclairs ! Et pour cela faut-il qu'ils meurent ? »

Engagé en faveur de la liberté de la presse, emprisonné en 1870 pour pacifisme, Vallès fondera plusieurs journaux, dont le plus célèbre reste Le Cri du peuple. Pendant la Commune de Paris, le futur auteur de L'Enfant, élu dans le quinzième arrondissement, sera l'un des chefs de file de l'insurrection. À sa mort en 1885, 100 000 personnes accompagneront sa dépouille au Père-Lachaise.