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Scandale de Panama : Jules Delahaye dénonce la corruption des élus

le 24/10/2023 par Le Gaulois
le 09/03/2023 par Le Gaulois - modifié le 24/10/2023

Le 22 novembre 1892, des voix fusent de toute part dans la Chambre des Députés. Elles exigent que M. Delahaye, député de Chinon rallié au général Boulanger, dénonce ceux qu'il sait corrompus dans le scandale politico-financier de Panama.

En 1869, Ferdinand de Lesseps, diplomate et entrepreneur français, connaît une grande réussite depuis sa participation à la construction du Canal de Suez. Dix ans plus tard, la décision est prise de réitérer une telle prouesse d’ingénierie avec le projet d’aménagement du canal de Panama, reliant l’océan Pacifique et Atlantique en traversant l’isthme du même nom. Cette conception est tout à fait audacieuse en ce qu’elle permettrait des gains de temps faramineux dans le cadre du commerce maritime.

Il va sans dire que cette initiative coûte extrêmement cher. Pour trouver les fonds nécessaires à la réalisation de ce gigantesque ouvrage, une souscription publique est lancée. Cette dernière est rendue possible par un vote de la Chambre des Députés au mois de juin 1888. Cependant, une partie des voix parlementaires a été achetée par deux associés de Lesseps, le baron Jacques de Reinach et Cornelius Herz. Malgré ses 85 000 souscripteurs, la compagnie de Panama est placée en liquidation le 4 février 1889 : tous les adhérents à la souscription se retrouvent, de fait, ruinés.

Cependant, ce n’est qu’en septembre 1892 qu’éclate le scandale politique. Alors que le régime républicain est déjà fragilisé, la presse de droite, antirépublicaine et antisémite joue un rôle important dans l’instrumentalisation de l’affaire en dénonçant plusieurs députés républicains « achetés » et ayant profité de leur statut pour extorquer la Compagnie – notamment Georges Clemenceau, qui en perdra son siège de député du Var.

Dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892, le baron de Reinach se suicide. Le lendemain, le député boulangiste Jules Delahaye s’exprime devant la Chambre des députés concernant les malversations et la corruption lié au canal de Panama. Le Gaulois, quotidien monarchiste, retranscrit les échanges à la Chambre et notamment la prise de parole de Jules Delahay qui, selon le journal, donne « un exemple réellement mémorable » d’un « courage civil […] rare, excessivement rare ».

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CHAMBRE DES DÉPUTÉS

Pour tous ceux, députés ou journalistes, qui, nouveaux venus dans le monde parlementaire, n'ont pas assisté aux épiques débats de la période boulangiste, la séance d'hier est sans précédent.

A la tribune, discours violents, accusations terribles ; sur les bancs des députés, cris ininterrompus de rage et de fureur, altercations tumultueuses, échange de témoins. Rien n'a manqué à cette journée, une véritable journée à scandale, pas même ce spectacle... humiliant, d'une Chambre française ne permettant pas à un orateur, au passage, de saluer le nom de M. de Lesseps, couvrant ce nom de ses huées, et cela en présence de l'ambassadeur d'Allemagne.

AVANT LA SÉANCE

Animation très relative dans les couloirs, avant la séance.

Il semble qu'en attachant de l'importance à la discussion qui va s'ouvrir, en laissant percer quelque inquiétude de ce qui va se passer, les députés craindraient de se compromettre.

A tout arrivant on pose la même question
– Que va-t-il se passer ?

Et tous répondent de même
– Qui sait ?

Et ils se hâtent de gagner la salle des séances.

La mort de M. de Reinach

Les versions les plus contradictoires circulent au sujet de la mort du baron de Reinach.

On parle de suicide par empoisonnement, de coup de sang, de maladie de cœur ; au fond, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle s'est produite, la fin de M. de Reinach est considérée par tout le monde comme la conséquence des poursuites dirigées contre le Panama.

A ceux qui démentent le suicide en opposant les rapports médicaux et les rapports officiels de la police, on répond que, dimanche matin, lorsqu’on a appris au ministère de l'Intérieur la mort de M. de Rehiach, on s'est immédiatement enquis auprès de toutes les compagnies d'assurance sur la vie, pour savoir s'il était assuré.

La preuve une fois indubitablement acquise qu'il ne l'était pas, ce qui permettait d'éviter l'autopsie, que les compagnies auraient sûrement réclamée, on a répandu le bruit de la mort par congestion.

***

Quelqu'un en situation d'être bien renseigné, et qui ne touche ni de près ni de loin a la famille, nous a dit, d'autre part :

« Le baron de Reinach, qui avait une maladie du cœur, est mort de l'émotion ou de la commotion que lui a causée la nouvelle, non pas qu'il était compris dans les poursuites, mais que, dans certains journaux, on connaissait la liste des membres du Parlement ayant reçu de l'argent du Panama.

» Or, il y a quelque temps, lorsqu'il cherchait à démontrer à certains membres du gouvernement les dangers devant résulter des poursuites, il avait communiqué la liste des membres du Parlement compromis à un ministre, qui la prit, la garda et ne la lui rendit pas.

» Devant le tapage fait par certains journaux, M. de Reinach a-t-il cru que la liste avait été communiquée, copiée ou photographiée ? Je ne sais ; toujours est-il qu'il s'est monté la tête, que son imagination s'est frappée, et il s'est dit :

– Les membres du Parlement vont être persuadés que c'est moi qui ai trahi, et que j'ai livré les souches des carnets de chèques...

» II n'en fallait pas plus pour tuer un homme apoplectique d'après les uns, atteint d'une affection, d'après les autres, et toxicologue selon les troisièmes. »

On apprend aussi, avec grand étonnement, que le gouvernement, qui, la veille, était absolument hostile à toute commission d'enquête, a changé d'avis, et qu'il appuiera toute proposition faite dans ce sens. Mais les contradictions du cabinet sont devenues si fréquentes que personne n'y attache plus aucune importance.

EN SÉANCE

Tous les ministres sont à leur banc ; à droite et à gauche les députés sont venus nombreux ; dans les tribunes publiques s'entasse la foule des grands jours.

La Chambre renvoie à une commission déjà en fonctions la proposition de M. Montaut, qui accorde aux porteurs de titres de Panama le bénéfice de l'assistance judiciaire. Passons.

Passons aussi sur le discours de M. Argeliès, qui aurait très certainement intéressé la Chambre en toute autre circonstance, mais que personne n'écoute, parce qu'on attend autre chose, et arrivons au gros morceau de la journée : le discours de M. Delahaye.

Il.nous semble indispensable, pour la clarté du débat, de publier in extenso, tel que le reproduit le compte rendu analytique, le texte de ce discours, avec les nombreuses interruptions qu'il a soulevées sur les bancs de la majorité républicaine. Le voici !

Discours de M. Delahaye

M. Delahaye. – Je viens vous proposer de remplir un grand devoir qui domine toutes nos querelles politiques, un devoir de salubrité sociale qui intéresse tous les partis, en nommant une commission d'enquête sur les faits que je vais affirmer hautement, au risque de mon honneur ou au risque du vôtre…

M. Boissy-d'AngIas. – Occupez-vous seulement du vôtre ; nous nous chargeons du nôtre.

M. Delahaye. – ...sur des faits que les poursuites engagées ont manifestement pour but de dissimuler au pays. Je n'abaisserai pas ce débat à des questions de personnes que je pourrais nommer.

Voix nombreuses à gauche. – Nommez-les !

M. Delahaye. – Quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, je n'oublierai pas la dignité de mon mandat ni celle de la Chambre devant laquelle je parle, et vous ne pourrez pas me reprocher d’être un dénonciateur. Vous reconnaîtrez que je suis un représentant du pays ayant le sentiment profond des obligations qui m'incombent.

M. Gabriel. – Si vous connaissez des voleurs, vous pouvez tout de même les dénoncer.

M. Delahaye. – On a comparé le scandale de Panama à celui d'un ancien député, gendre d'un président de la République, tenant le commerce que vous savez dans le palais même de l’Élysée. Hélas ! le trafic de la croix d'honneur n'est qu'une misère à côté du trafic du Panama. Daniel Wilson, ce n'est qu'une impudence et une inconscience personnelle.

Panama, c'est toute une camarilla politique sur laquelle pèse l'opprobre de la vénalité.

M. le président. – Il ne faut pas nommer des personnes qui ne sont pas ici, il serait plus courageux de nommer les personnes qui sont ici.

M. Delahaye. – Les faits que je viens de rappeler, ce n'était qu'un accident révélant le mal ; Panama, c'est le mal lui-même qui a gagne tout le corps social parce que vous l'avez laissé se développer ; c’est la curée au grand soleil de la fortune des citoyens par des hommes ayant mission de la protéger et de la défendre.

M. Boissy-d'Anglas. – Ce sont des boulangistes qui sont à la tête du Panama.

M. Paul Déroulède. – Les boulangistes sont à la tête de toutes les revendications de la justice ; quant à moi, je suis avec M. Delahaye qui demande justice.

M. Delahaye. – Je m'explique. C'était en 1888 ; les administrateurs de la compagnie de Panama avaient découragé le public, les bruits les plus inquiétants couraient sur l'état des travaux, sur les malversations, les dilapidations des entrepreneurs et des ingénieurs de la compagnie.

M. Rousseau avait été envoyé à Panama pour éclairer le gouvernement sur la question. M. Ferdinand de Lesseps crut que l'heure des résolutions désespérées, comme cela lui était arrivé pour Suez, était venue, et il parcourut la France pour réveiller l'enthousiasme. L'enthousiasme des actionnaires fut bien réveillé, mais de M. Lesseps revint les mains vides.

Il fallait pour avoir de l'argent surexciter l'épargne épuisée, et, pour cela, lui offrir, avec un titre solide, l'attrait d'une grande chance de gain, un billet de loterie.

L'homme qui conçut cette opération n'est plus de ce monde depuis hier, et vous comprendrez que, par respect de la mort et du deuil, je ne prononce pas son nom.

Il vint trouver les administrateurs de la Compagnie et leur recommanda les valeurs à lots. Il fut accueilli comme un sauveur, mais il ne tarda pas a devenir un des plus mauvais génies de la Compagnie.

Vous savez ce que je pense des administrateurs de la Compagnie ; j'ai demandé contre eux un châtiment exemplaire, et je le demande encore ; ils ont indignement abusé de la confiance publique et criminellement géré le milliard et demi qu'ils avaient reçu.

L'enquête que j'ai faite n'a rien changé à mon jugement ; mais j'ai découvert, ce qui paraîtra peut-être singulier au premier abord, que ces grands dupeurs ont été dupés, que ces grands exploiteurs ont été eux-mêmes exploités avec un tel cynisme, une telle âpreté, que si le mot de pitié était de mise en pareille circonstance, on pourrait l'appliquer à la catastrophe lamentable dans laquelle ils ont sombré.

Pour émettre des valeurs à lots, l'intervention des pouvoirs publics était nécessaire ; il fallait une loi. Le financier se fit fort de l'obtenir par ses influences et par la corruption.

Il demanda, à cet effet, cinq millions dont il ne devait rendre compte a personne. Il en avait l'entière disposition ; cette somme lui parut suffisante pour sa commission et l'achat de toutes les consciences qui étaient à vendre dans le Parlement.

Voix nombreuses. – Les noms ! Les noms !

M. Delahaye. – Si vous les voulez, vous voterez l'enquête… Son siège était fait. Il connaissait, parait-il, les dettes d'un grand nombre de députés ; chacun était tarifé d'après ses dettes ou sa valeur politique.

Ce financier avait pour remplir sa mission un homme digne de lui, le nommé Arton, qui depuis a passé la frontière.

Un livre de chèques fut remis à Arton pour faire le nécessaire. Tel fut le mot convenu pour faire connaître aux membres des deux Chambres qu'on était prêt à estimer leurs votes.

Voix à gauche. – Lesquels ?

M. Paul Déroulède. – L'enquête vous le dira.

M. Delahaye. – Trois millions furent distribués entre plus de cent cinquante membres du Parlement.

Voix à gauche. – Les noms !

M. Delahaye. – Vous voterez l'enquête ! Vous savez bien que je ne peux pas discuter librement. Parmi ces hommes politiques, je dois dire qu'il n'y avait qu'un petit nombre de sénateurs.

Mais les appétits excités grandirent démesurément ; ils devinrent énormes. Le financier revint plusieurs fois demander des suppléments.

Les administrateurs de la Compagnie furent assaillis par une véritable meute de politiciens.

Voix à gauche : Lesquels ? Nous voulons les connaître pour faire justice.

M. Delahaye. – Vous ferez l'enquête, et je vous y aiderai.

On exigea de nouvelles sommes au budget de la corruption du Panama. Il fallait vider les caisses ou succomber.

M. Ducoudray. – Vous ne pouvez pas laisser ainsi planer le soupçon sur le Parlement ; donnez les noms !

M. Delahaye. – Un jour, ce fut l'élection du Nord, et non pas celle de Paris, comme on l’a dit, qui fut la raison ou le prétexte de ces sollicitations.

M. Émile Moreau. – Laquelle?

M. le président. – J'avais l'honneur d'être président du Conseil quand eurent lieu les deux élections du Nord.

La première, en avril, commencée sous M. Tirard et achevée sous mon ministère ; la seconde, en mai. Et j'oppose le démenti le plus formel…

Voix à droite. – A la tribune ! Votez l’enquête !

M. le président. – Je suis tout prêt à paraître devant toutes les enquêtes et toutes les juridictions.

M. Delahaye. – A l'occasion de cette élection, il fallait 100 000 francs pour un journal, autant pour un autre et 100 000 fr. pour l'élection.

Je n'ai pas à rechercher – ce sera le but de l'enquête – par qui fut demandé, reçu et distribué cet argent ; mais ce que j'affirme, – et je défie de prouver le contraire dans l'enquête, – c'est que ces trois cent mille francs ont été versés et distribués pour l'usage que j'ai dit.

Un autre politicien, un ancien ministre qui est mort, exigea 400 000 fr. Cette fois, le chèque fut touché à la Banque de France.

Puis c'est un journal qui ne valait pas 20 fr. et qui est racheté 200 000 fr. à cause de l'influence qui était derrière.

Voix diverses : Lequel ?

M. Delahaye. – L’enquête vous le dira.

M. du Périer de Larsan. – Vous n'osez nommer personne.

M. Delahaye. – Un autre personnage croit qu'il est patriotique d'acheter un grand journal à l'étranger ; les fonds secrets ne pouvaient faire cette dépense de 500 000 fr.

Panama paya, mais cette fois il fallait être plus circonspect que jamais ; aussi le chèque fut-il endossé par un garçon de bureau que je pourrais nommer et passé à l'ordre d'un banquier que je pourrais nommer aussi.

Voix diverses : Donnez les noms.

M. Delahaye. – L'enquête vous les dira.

Je pourrais multiplier les exemples de cet assaut sans nom de la fortune des malheureux actionnaires et obligataires de Panama. Je ne citerai plus qu'un trait pour achever ce tableau d'immoralité politique et sociale.

Les administrateurs de Panama pouvaient se croire au bout de ces détournements auxquels ils étaient contraints, quand le jeu de nos institutions mit aux mains d'un seul homme la solution à intervenir.

Quand la commission chargée d'examiner le projet de valeurs à lots fut nommée, elle se trouva partagée, cinq pour, cinq contre ; du onzième membre dépendait le rejet ou l'adoption du projet.

Ce onzième alla s'offrir à la Compagnie pour 200 000 fr. On ne se rendit pas compte tout d'abord de sa valeur relative, et on refusa.

Le député se mit alors à la tête d'un syndicat de ses collègues qui, escomptant le rejet de la loi, jouèrent à la baisse avec la participation d'un banquier connu.

Ce banquier avait déjà vendu 6 000 a 8 000 titres, quand les administrateurs du Panama comprirent le danger. La commission était réunie : encore une heure ou deux et le sort était jeté.

Un agent de la Compagnie fit appeler le député en question ; celui-ci sortit une première fois. L'agent de la Compagnie lui dit: « Voulez-vous 100 000 francs ? » Le député répondit « Non, 200 000 francs. » Et il rentra en commission.

Quelques instants après, l'agent de la Compagnie le fit appeler de nouveau et lui remit les 200 000 fr., le projet fut adopté dans la commission par 6 voix contre 5.

Mais le législateur satisfait avait oublié son ami le banquier, qui continuait à vendre. Les titres de Panama montèrent d'un bond à des cours qu'ils n'avaient jamais atteints, le banquier fut ruiné ; vous le connaissez, je n'ai pas besoin de le nommer.

J'ai dit que je vous conviais à une œuvre de salubrité sociale qui intéresse tous les partis ; j'espère que mon récit a convaincu le plus grand nombre d'entre vous.

Vous me direz « Et la preuve ? » Je vais vous dire où elle est.

Il ne vous suffirait pas de crier « la preuve » pour dissiper les soupçons légitimes qui pèsent sur les pouvoirs publics ; il ne suffit pas de nier, il faut prouver son innocence.

« Vous vous êtes rendu complice d'un détournement de fonds », dit-on à un homme à l'abri de tout soupçon. Cet homme répond « C'est une infamie, prouvez-le. » Et si on lui dit : « La preuve, elle est dans tel meuble dont vous avez la clef. » Cet homme, qui n'a rien à craindre, répondra : « Voilà la clef, venez avec moi ouvrir ce meuble. » Et quand l'accusateur aura cherché sans rien trouver, l'accusé pourra jouir de sa confusion et le traiter de calomniateur.

Mais que fera l'homme qui ne se sentira pas fort de sa conscience ? Alors, le dialogue changera ; le second accusé ne dira pas à son accusateur : « Venez avec moi ouvrir le meuble. » Il se contentera de refuser obstinément la clef et demandera non moins obstinément la preuve.

Que penseriez-vous d'un homme qui, en pareil cas, aurait une telle prudence ? Ce que la France penserait des pouvoirs publics, accusés d'exaction par les actionnaires du Panama, s'ils se contentaient de défier la preuve qu'ils tiennent sous séquestre.

Vous aurez beau crier : « La preuve », la France criera plus haut que vous : « La clef ! »

La preuve ? Vous savez bien où elle est. II y en a cent qui savent où elle est.

Voix nombreuses : Lesquels ?

M. Delahaye. – Il y a ici deux catégories de personnes qui m'écoutent : les unes qui ont touché, les autres qui n'ont pas touché.

M. le président. – Monsieur Delahaye, vous ne pouvez pas accuser ainsi cent de vos collègues sans les nommer.

Voix nombreuses : Les noms ?

M. Delahaye. – Je ne vous donnerai pas les noms ; votez l'enquête. L'enquête que je demande a pour but de dégager la culpabilité des uns et l'innocence des autres.

Voix nombreuses : Les noms ! les noms !

M. Delahaye. – Messieurs...

M. le président. – On vous demande les noms.

M. Delahaye. – Messieurs... (Les noms ! les noms !)

M. le président. – Veuillez faire silence, messieurs ! (Les noms ! les noms !) J'ai, par deux fois, invité l'orateur à dire les noms. La dénonciation personnelle est plus courageuse et plus digne que la dénonciation anonyme et collective.

M. Paul Déroulède. – La dénonciation de M. Delahaye n'est pas anonyme, puisque le dénonciateur est à la tribune.

M. Delahaye. – Je suis étonné, monsieur le président, qu'après avoir été mis en cause, vous, personnellement, vous ne soyez pas le premier à vous joindre à moi pour demander l'enquête. (Les noms ! les noms !)

M. le président. – Je vous ai demandé les noms de ceux de nos collègues que vous mettez en cause. Quant à moi, je me tiens pour nommé par votre première phrase.

Non seulement je ne repousse pas l'enquête, mais je la demande. J'ai d'ailleurs, entre les mains, deux demandes d'enquête, émanées de mes collègues, et je les soumettrai tout à l'heure à la Chambre.

C'est sur ces mots du président que M. Delahaye, comprenant qu'il avait gain de cause, est descendu de la tribune.

On vient de lire son discours, et l'on peut se rendre compte de l'effet produit, par cet acte d'accusation formidable sur la majorité. Mais ce qu'il est impossible de reproduire, c'est l'aspect de la salle pendant que parlait M. Delahaye, les interruptions se croisant, plus violentes les unes que les autres, les altercations bruyantes entre quelques membres de l'extrême gauche et les boulangistes, l'énervement produit par deux cents voix hurlant ensemble « Les noms ! les noms ! » pendant qu'à la tribune, impassible et dédaigneux de toutes les injures, avec l'assurance d'un homme qui sait où il veut aller et qui est décidé à aller jusqu'au bout, M. Delahaye, à toutes les provocations qui lui sont lancées, répond, évitant le piège qui lui est tendu :

– Votez l'enquête ! Vous demandez la preuve de ce que j'avance ? L'enquête vous la fournira !