Interview

Utopies dans le Brésil du XIXe siècle : correspondance avec Sébastien Rozeaux

le 13/11/2019 par Sébastien Rozeaux , Julien Morel
le 22/05/2019 par Sébastien Rozeaux , Julien Morel - modifié le 13/11/2019
Proclamation de la première République au Brésil, tableau de Benedito Calixto, 1893 - source : WikiCommons
Proclamation de la première République au Brésil, tableau de Benedito Calixto, 1893 - source : WikiCommons

À la fin du XIXe siècle, tandis que le Brésil accueille et finance l’immigration de nombreux travailleurs européens, un certain nombre de communautés utopiques se font jour sur le territoire. Qui sont ces Italiens, Allemands ou Français venus construire un autre monde dans le Nouveau monde ?

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Sébastien Rozeaux est historien contemporanéiste spécialiste de l’histoire du Brésil et de l’Amérique latine, et actuellement MCF à l’université Toulouse-Jean-Jaurès. Il s'apprête notamment à publier Letras Pátrias. La genèse du « grand monument national » des Lettres brésiliennes au Brésil à l’époque impériale (1822-1889) aux éditions du Septentrion.

Nous nous sommes entretenus au sujet de l’immigration européenne au Brésil à la fin du XIXe siècle et avons abordé le thème des communautés utopistes et socialistes implantées sur le territoire à la même période. Lors du festival L’Histoire à venir, il interviendra notamment sur l’une de ces communautés, La Cecilia, composée d’anarchistes italiens partis construire un monde nouveau de l’autre côté de l’océan Atlantique.

Propos recueillis par Julien Morel

RetroNews : À partir de quel moment le Brésil indépendant se décide-t-il à accueillir en grand nombre des immigrants européens ?

Sébastien Rozeaux : L’essor de l’immigration au Brésil est lié à l’arrêt de la traite négrière en 1850, suite aux pressions britanniques. Rappelons qu’entre 1836 et 1849, plus de 50 000 esclaves entrent chaque année au Brésil, et l’arrêt brusque de ces arrivées menace de déstabiliser le modèle d’une agriculture agro-exportatrice alors dominante et en plein essor, et dont l’État tire l’essentiel de ses revenus. Jusque-là peu soucieux d’attirer une immigration libre puisque disposant d’une armée de réserve servile puisée dans le creuset de l’Afrique noire, l’Empire du Brésil affronte dès lors un défi démographique majeur, celui d’assurer le remplacement de la main-d’œuvre servile ; défi auquel s’ajoute la volonté de mettre en valeur les immenses réserves foncières du pays. Coloniser, s’approprier, aménager l’Empire tout en consolidant les bases économiques du secteur agro-exportateur supposent désormais de faire appel à une main-d’œuvre d’origine étrangère, libre et, de préférence, européenne et chrétienne.

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La politique d’immigration est également pensée par ses plus zélés promoteurs comme un instrument de civilisation susceptible d’élever le Brésil au rang des grandes nations occidentales, comme en témoigne un essai publié par Luiz Peixoto de Lacerda Werneck (1824-1886), dans lequel il affirme que le Brésil constitue « un peuple, une nationalité, dont l’avenir dépendra de l’intelligence des races qui lui sont incorporées, de la nature de la civilisation qui l’influencera ». En somme, puisqu’il s’agit de promouvoir une immigration libre, capable de contribuer par sa force de travail à l’essor économique de l’Empire, il est du devoir des élites de faire le choix d’une immigration européenne.

Avec l’Argentine, le Brésil devient alors le principal pays d’immigration en Amérique Latine. Longtemps, ce sont les Portugais qui forment le premier contingent, avant que des immigrés en provenance d’autres pays, l’Espagne, l’Italie, la Pologne ou l’Allemagne, ne viennent contribuer par leurs arrivées à diversifier et amplifier ce phénomène migratoire, à partir des années 1880. Ce sont en grande majorité des migrants pauvres, d’origine paysanne, qui viennent en famille pour s’installer dans les nouvelles colonies agricoles ou pour travailler dans les plantations de café ou dans les secteurs du commerce et de l’artisanat.

Peut-on établir des liens entre la venue massive de ces arrivants et la formation de pensées politiques typiques du Brésil de la fin du XIXe siècle ?

L’historiographie a établi, pour le Brésil comme pour l’Argentine ou le Chili, les liens qui ont existé entre l’émergence de nouveaux courants politiques en Amérique Latine et le phénomène migratoire. C’est en particulier le cas pour les idées politiques socialistes, libertaires et anarchistes, introduites et promues par certains migrants italiens ou allemands.

Cependant, les grands courants politiques présents dans le Rio de la « Belle-Époque » s’inscrivent plus largement dans la circulation transatlantique des idées, des personnes et des biens culturels. Qu’il s’agisse du républicanisme, de la pensée positiviste, si importante au cours des premières années de la République au Brésil, ou de mouvements plus radicaux, les grandes idées politiques se nourrissent de ces échanges d’une très grande densité entre l’Europe et l’Amérique.

De la même façon, sur le plan plus culturel et littéraire, d’autres courants se font une place au Brésil, à l’instar du réalisme romanesque puis du naturalisme, lesquels acquièrent néanmoins des traits particuliers au Brésil, à travers des processus de réception et adaptation de ces courants littéraires venus d’Europe.

On dit souvent que la République brésilienne proclamée en 1889 prendrait pour modèle les États-Unis d’alors. Dans quelle mesure cette assertion vous semble-t-elle exacte ?

Sans nier l’importance du précédent états-unien à l’heure de fonder les principes constitutionnels des États-Unis de la République fédérale du Brésil à partir de 1889, d’autres courants politiques ou philosophiques ont pu être mobilisés par les républicains brésiliens afin de bâtir les fondements du nouveau régime. Je pense en particulier au positivisme comtien, qui a inspiré certains républicains, et dont on retrouve la trace dans la nouvelle symbolique nationale, en particulier la devise (« ordre et progrès ») qui orne désormais le drapeau. Plus largement, la France reste un pays qui exerce une fascination et une attraction remarquables auprès des élites brésiliennes, lorsque la capitale Rio de Janeiro connaît elle aussi une « Belle-Époque », dont l’haussmannisation entamée au début du XXe siècle est la marque la plus pérenne.

La relation avec le Portugal est à la fois très riche et ambigüe, du fait des liens particuliers hérités de trois siècles de colonisation. Émerge au milieu du XIXe siècle une idée qui prétend définir et promouvoir ces relations privilégiées entre les deux nations de langue portugaise, le « luso-brésilianisme ». Plus d’un siècle avant que n’émerge le concept de lusophonie, il s’agit pour le Portugal de repenser sa relation avec le Brésil désormais indépendant, dans un contexte post-colonial, afin d’y conserver un rôle de premier plan, tant sur le plan économique que culturel, cependant que les migrants portugais gagnent par milliers les côtes du Brésil et y constituent la première communauté étrangère. 

Si, en cette fin de siècle, la jeune République fédérale des États-Unis du Brésil continue de nouer une relation particulière avec la France, à l’heure du Rio de la « Belle-Époque », d’autres pays suscitent la curiosité et l’intérêt des élites politiques et culturelles, en Europe (Italie, Allemagne, Angleterre, etc.) et, fait nouveau, en Amérique. Il faut se rappeler l’une des phrases qui vient conclure le Manifeste Républicain en 1870 : « Nous sommes d’Amérique et nous voulons être américains. » La Guerre du Paraguay (1865-1870) et l’alliance inédite avec l’Argentine et l’Uruguay, l’émergence du panaméricanisme depuis 1889 et, en réaction, l’affirmation d’une autre Amérique, « latine » celle-là, ainsi que l’essor de la coopération internationale et des échanges commerciaux inter-américains sont autant de phénomènes qui, mis bout à bout, contribuent à mieux ancrer le Brésil en Amérique. Ce rapprochement est aussi culturel, à l’heure où émerge l’idée d’une communauté de destin des pays latins d’Amérique – une tendance que la guerre hispano-américaine de 1898, d’abord, puis la montée en puissance de l’arielismo en Amérique Latine et les échos de la Première Guerre mondiale n’ont fait qu’accroître au début du XXe siècle.

À la fin du XIXe siècle, combien compte-t-on de langues parlées sur le territoire brésilien ? Existe-t-il, à la manière des États-Unis, des quartiers « communautaires » ?

Il est difficile d’estimer avec précision le nombre de langues parlées au Brésil à la fin du XIXe siècle. Si le portugais fait office de langue officielle et est effectivement parlé par la très grande majorité de la population, il ne faut pas oublier que de très nombreuses communautés indigènes échappent encore à l’emprise de l’État et conservent leur langue propre. Du fait de l’immensité du territoire, des particularismes linguistiques y sont apparus au fil des siècles, et la guerre de Canudos (1896-1897) en offre une illustration remarquable à la fin du XIXe siècle : les soldats et les journalistes qui les accompagnent, envoyés dans le sertão de l’État de Bahia, disent avoir eu l’impression de visiter un pays étranger, tant les mœurs et le parler des « sertanejos » qui peuplent ces confins arides et hostiles leur sont étrangers. Enfin, à cette pluralité de langues il faut ajouter aussi à compter de la fin du XIXe siècle celles apportées par ces migrants en provenance de nombreux pays d’Europe : le castillan, les dialectes italiens, l’allemand ou le polonais se font également entendre et deviennent autant de langues d’usage au sein des communautés immigrées qui se constituent alors.

La société brésilienne est à la fois diverse et hiérarchisée lorsqu’on la pense en termes de rapports ethniques ou « raciaux ». Pour en rester ici à des considérations d’ordre très général, disons qu’est apparue au XIXe siècle une théorie dite des « trois races », toutes constitutives de l’histoire du pays mais placées dans un ordre hiérarchique clairement établi : le Portugais prime sur l’Indien, lequel prime sur le Noir. Le premier aurait apporté avec lui la civilisation et le christianisme, le second est l’objet de représentations identitaires largement mythifiées afin d’exalter dans la rencontre entre l’Indienne et le Portugais les origines lointaines de la nation brésilienne. Quant au Noir, alors que l’esclavage persiste jusqu’en 1889, il est l’objet de stratégies politiques et culturelles d’invisibilisation. L’abolition de l’esclavage et la proclamation de la république ne changent ici rien aux discriminations dont sont encore victimes les anciens esclaves et leurs descendants, et, plus largement, les populations métisses.

Avant la Cecilia, trouve-t-on déjà sur le territoire brésilien un certain nombre de communautés libertaires du même type ?

Oui, il a existé avant la Cecilia d’autres communautés libertaires et, plus largement, utopiques au Brésil. Avant les anarchistes, des socialistes fouriéristes ont voulu fonder en Amérique, au Brésil et aux États-Unis notamment, des communautés autonomes installées sur des territoires considérés comme étant alors vierges (ce qui est faux le plus souvent, car c’était là des territoires connus et habités par les populations amérindiennes).

L’un de ces précédents les plus célèbres est sans nul doute un phalanstère fondé dans la province de Santa Catarina, sur une presqu’île vierge de toute occupation, auquel Laurent Vidal a consacré un récent ouvrage [Laurent Vidal, Ils ont rêvé d’un autre monde, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2014]. Charles Fourier, inventeur de la « science sociale », meurt en 1834 et certains de ses disciples, les « réalisateurs », se disent partisans de la fondation de communautés de vie et de travail afin de mettre en œuvre sans plus tarder la doctrine fouriériste. Ceux-ci se rassemblent autour d’une revue, Le Nouveau Monde, fondée en 1839 à Paris. Ils désignent alors un missionné, Benoît Mure, pour gagner le Brésil afin de préparer leur prochain départ. Mure, né à Lyon en 1809, est un médecin homéopathe converti aux idées fouriéristes. Le choix du Brésil ne relève pas du hasard, car Paris compte alors de fins connaisseurs des choses et des richesses de ce pays, parmi lesquelles Ferdinand Denis, homme de lettres et bibliothécaire respecté. En 1840, Mure embarque donc au Havre afin de trouver un lieu et solliciter l’aval des autorités brésiliennes. À Rio de Janeiro, son entregent et ses recommandations lui permettent de s’attirer la bienveillance du gouvernement, lequel envisage d’un bon œil la promesse faite de l’installation de centaines d’artisans, ouvriers et ingénieurs afin de contribuer à l’essor d’une industrie nationale encore balbutiante.

Il faut donc souligner l’originalité de cette rencontre improbable entre les attentes des utopistes fouriéristes et les intérêts politiques d’un pouvoir impérial soucieux d’attirer vers lui les migrants européens afin d’accélérer la mise en valeur des richesses naturelles et des réserves foncières de l’Empire. Cependant, l’expérience tourne court : les quelques centaines de personnes venues de France pour fonder le phalanstère se brouillent et se dispersent après quelques mois seulement de cohabitation. Si certains regagnent la France, une majorité s’installe au Brésil pour de bon.

Par contre, on considère que la Colonie Cecilia, fondée un demi-siècle plus tard, représente la première expérience communautaire anarchiste au Brésil. 

Si les rares colonies fouriéristes ne semblent guère avoir inquiété le Brésil à l’époque impériale, il en va de même de la Cecilia, qui bénéficie comme toutes les colonies agricoles de l’appui logistique et financier de l’État. Par contre, il en va différemment lorsque d’autres anarchistes s’agrègent aux ouvriers qui vivent dans les grandes villes du pays et contribuent à la diffusion d’idées radicales, socialistes ou anarchistes dans quelques cercles restreints de la société urbaine. Face à la menace que feraient peser ces individus, et devant la poussée des contestations sociales dans les milieux ouvriers, les États sud-américains prennent des mesures de répression. L’Argentine adopte ainsi une loi en 1902 qui facilite l’expulsion de ces immigrés jugés dangereux du fait de leur activisme politique. D’autres lois sont bientôt prises au Brésil, ce qui pousse nombre d’anarchistes italiens ou espagnols à la clandestinité en Amérique du Sud, afin d’échapper aux forces de police et au retour forcé en Italie. Compte tenu du caractère régional de cette menace, les polices argentine et brésilienne coopèrent afin d’échanger informations et résultats d’enquête pour mieux traquer ces « étrangers dangereux ».

La communauté de La Cecilia a-t-elle vocation à participer au mouvement anarchiste brésilien ou ses membres préfèrent-ils au contraire vivre « en-dehors » de la société ?

Je m’appuie ici sur les travaux d’Isabelle Felici, en particulier : « La Cecilia : histoire d'une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi, Lyon : Atelier de création libertaire, 2001].

La Cecilia a été fondée en 1890 dans l’intérieur de l’État du Paraná, au sud du Brésil, quelques mois seulement après la proclamation de la République. Les migrants italiens arrivent alors en masse au Brésil, et pour la plupart se rendent dans l’État de São Paulo, où ils viennent travailler dans la capitale de l’État et dans les plantations de café. L’initiative en revient à un écrivain et agronome italien du nom de Giovanni Rossi.

En Italie, Rossi semble avoir été un anarchiste atypique, parce qu’il s’est tenu à l’écart des débats qui opposaient alors socialistes et anarchistes, préférant suivre une troisième voie, celle du « socialisme expérimental », qu’il définit dans un journal qu’il fonde en 1886, Lo Sperimentale. Un tel choix justifie qu’il soit resté en marge du mouvement anarchiste, en Italie puis, plus tard, au Brésil. Malatesta l’accuse d’ailleurs en 1891 d’être un déserteur et d’inciter les anarchistes à l’émigration, ce qui fragiliserait le mouvement en Italie. Il faut préciser cependant que Rossi avait souhaité initialement créer sa communauté en Italie et que c’est cette impossibilité qui l’a convaincu de gagner l’Amérique. 

En avril 1890, Rossi s’installe sur le site de ce qui sera bientôt la Cecilia avec une poignée de migrants venus avec lui d’Italie, dont au moins une femme. Il leur revient de faire les aménagements nécessaires afin d’accueillir la cinquantaine de familles censée occuper bientôt la colonie agricole. Ils reçoivent pour cela au cours de la première année des subventions de l’État, dans le cadre de la politique de colonisation des réserves foncières du pays. En décembre, Rossi regagne Gênes afin d’y recruter des familles dans le Nord de la péninsule, car les familles attendues avaient fait faux bond. Cette campagne de recrutement porte ses fruits : de premiers groupes gagnent le Brésil dès le mois de février 1891, puis d’autres suivront bientôt tout au long de l’année, et la Cécilia compte alors près de 200 habitants.

Or, un tel afflux déstabilise rapidement l’équilibre fragile de la communauté, dont les membres sombrent dans la misère, faute de ressources suffisantes pour nourrir la population et d’infrastructures adéquates. Beaucoup d’hommes partent travailler à la construction de routes pour le compte de l’État afin de gagner de l’argent. La situation pèse aussi sur les relations intracommunautaires qui se tendent inexorablement : certaines familles s’approprient le bétail et d’autres préfèrent gagner Curitiba pour travailler. La colonie se dissout cependant que Rossi est encore en Italie pour veiller au recrutement. La crise qui semble menacer l’existence de la Cecilia se résorbe à la faveur de nouvelles arrivées, en juin 1891, avant le retour de Rossi. La colonie vit alors quelques mois de répit, la trentaine de membres présents y travaillent en bonne entente, selon les principes libertaires qu’ils se sont choisis. Des paysans venus de la région de Parme apportent bientôt une aide précieuse pour valoriser les terres. Mais les jalousies et les rivalités se font à nouveau jour, outre que des hommes n’ont d’autre choix que de partir travailler à nouveau à la construction des routes. La colonie se dépeuple, une nouvelle campagne de recrutement par voie de presse est lancée en Europe, en 1892, sans grands résultats. La Cecilia compte désormais 64 habitants répartis dans la vingtaine de baraques construits sur place. 

Rossi insiste beaucoup dans sa correspondance sur l’isolement volontaire des membres de la colonie, qui se tiennent à distance des autorités mais aussi des mouvements de contestation qui peuvent secouer le Paraná. On sait que la colonie était sous la surveillance du consul italien de Curitiba dès 1890 et que le gouverneur de l’État, qui avait pourtant subventionné la colonie à ses débuts, accusera bientôt ces colons de « fomenter la révolte » dans la région, ce que récuse Rossi, ainsi que la presse locale qui défend la probité et l’honneur des membres de la Cecilia. De même, lorsque éclate la Révolution fédéraliste dans les États du sud du Brésil (1893-1895), Rossi essaye de garder la colonie hors de ce conflit qui secoue la région, quand bien même il finira par s’y engager comme médecin, afin de prêter assistance aux nombreuses victimes de cette guerre civile.

En 1893, Rossi rédige plusieurs textes désenchantés sur le sort de la colonie, car les membres sont loin d’agir conformément aux idéaux communautaires et égalitaires qui inspiraient son fondateur deux ans plus tôt. La misère récurrente, les dissensions entre les ouvriers et les agriculteurs, le manque cruel de femmes au sein de la communauté sont les facteurs principaux qui précipitent la fin de cette expérience libertaire. Les combats pendant la Révolution fédéraliste achèvent de disperser le reste des membres de la colonie, qui disparaît alors. Les terres de la colonie sont vendues en 1894 à des agriculteurs venus de la région de Parme, et cet argent permet de rembourser les dettes accumulées, notamment auprès de l’État.

Au Brésil, les membres de La Cecilia échangeaient-ils avec les mouvements d’extrême gauche locaux ?

Les archives semblent attester du fait que les membres de l’éphémère colonie Cecilia n’ont guère laisse de trace dans l’histoire du mouvement anarchiste au Brésil. Rossi lui-même n’y apparaît pas comme un acteur important de ce mouvement, plutôt ancré dans les grandes villes populeuses et industrieuses comme São Paulo.

Beaucoup de ses membres regagnent l’Italie, où ils seront surveillés par la police, comme en attestent les archives de la police. Mais ils renonceront tous au combat pour les idées anarchistes. D’autres restent au Brésil, s’installent dans les campagnes du Paraná ou en ville, à Curitiba ou São Paulo. Rares sont ceux qui continueront de militer, à l’instar de Andrea Giuseppe, expulsé du Brésil en 1919 du fait de son activisme politique.

Après bien des déboires, Rossi et les siens regagneront à leur tour l’Italie en 1907. Le fondateur de la Cecilia exercera différents emplois dans l’agronomie et la médecine, tout en gardant ses distances avec la vie politique. À Pise, il mènera des démarches pour être nommé consul du Brésil, sans succès. Il y mourra en 1943, à l’âge de 83 ans. 

Sébastien Rozeaux sera présent au festival L’Histoire à venir, qui aura lieu à Toulouse du 23 au 26 mai 2019. Il participera aux événements suivants : 

- Le national est-il un « commun » comme les autres ?

- Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature

- Immigration, colonisation des territoires et utopies anarchistes : le Brésil à la fin du XIXe siècle