Interview

Utopies dans le Brésil du XIXe siècle : correspondance avec Sébastien Rozeaux

le par

Proclamation de la première République au Brésil, tableau de Benedito Calixto, 1893 - source : WikiCommons

À la fin du XIXe siècle, tandis que le Brésil accueille et finance l’immigration de nombreux travailleurs européens, un certain nombre de communautés utopiques se font jour sur le territoire. Qui sont ces Italiens, Allemands ou Français venus construire un autre monde dans le Nouveau monde ?

Sébastien Rozeaux est historien contemporanéiste spécialiste de l’histoire du Brésil et de l’Amérique latine, et actuellement MCF à l’université Toulouse-Jean-Jaurès. Il s'apprête notamment à publier Letras Pátrias. La genèse du « grand monument national » des Lettres brésiliennes au Brésil à l’époque impériale (1822-1889) aux éditions du Septentrion.

Nous nous sommes entretenus au sujet de l’immigration européenne au Brésil à la fin du XIXe siècle et avons abordé le thème des communautés utopistes et socialistes implantées sur le territoire à la même période. Lors du festival L’Histoire à venir, il interviendra notamment sur l’une de ces communautés, La Cecilia, composée d’anarchistes italiens partis construire un monde nouveau de l’autre côté de l’océan Atlantique.

Propos recueillis par Julien Morel

RetroNews : À partir de quel moment le Brésil indépendant se décide-t-il à accueillir en grand nombre des immigrants européens ?

Sébastien Rozeaux : L’essor de l’immigration au Brésil est lié à l’arrêt de la traite négrière en 1850, suite aux pressions britanniques. Rappelons qu’entre 1836 et 1849, plus de 50 000 esclaves entrent chaque année au Brésil, et l’arrêt brusque de ces arrivées menace de déstabiliser le modèle d’une agriculture agro-exportatrice alors dominante et en plein essor, et dont l’État tire l’essentiel de ses revenus. Jusque-là peu soucieux d’attirer une immigration libre puisque disposant d’une armée de réserve servile puisée dans le creuset de l’Afrique noire, l’Empire du Brésil affronte dès lors un défi démographique majeur, celui d’assurer le remplacement de la main-d’œuvre servile ; défi auquel s’ajoute la volonté de mettre en valeur les immenses réserves foncières du pays. Coloniser, s’approprier, aménager l’Empire tout en consolidant les bases économiques du secteur agro-exportateur supposent désormais de faire appel à une main-d’œuvre d’origine étrangère, libre et, de préférence, européenne et chrétienne.

La politique d’immigration est également pensée par ses plus zélés promoteurs comme un instrument de civilisation susceptible d’élever le Brésil au rang des grandes nations occidentales, comme en témoigne un essai publié par Luiz Peixoto de Lacerda Werneck (1824-1886), dans lequel il affirme que le Brésil constitue « un peuple, une nationalité, dont l’avenir dépendra de l’intelligence des races qui lui sont incorporées, de la nature de la civilisation qui l’influencera ». En somme, puisqu’il s’agit de promouvoir une immigration libre, capable de contribuer par sa force de travail à l’essor économique de l’Empire, il est du devoir des élites de faire le choix d’une immigration européenne.

Avec l’Argentine, le Brésil devient alors le principal pays d’immigration en Amérique Latine. Longtemps, ce sont les Portugais qui forment le premier contingent, avant que des immigrés en provenance d’autres pays, l’Espagne, l’Italie, la Pologne ou l’Allemagne, ne viennent contribuer par leurs arrivées à diversifier et amplifier ce phénomène migratoire, à partir des années 1880. Ce sont en grande majorité des migrants pauvres, d’origine paysanne, qui viennent en famille pour s’installer dans les nouvelles colonies agricoles ou pour travailler dans les plantations de café ou dans les secteurs du commerce et de l’artisanat.

Peut-on établir des liens entre la venue massive de ces arrivants et la formation de pensées politiques typiques du Brésil de la fin du XIXe siècle ?

L’historiographie a établi, pour le Brésil comme pour l’Argentine ou le Chili, les liens qui ont existé entre l’émergence de nouveaux courants politiques en Amérique Latine et le phénomène migratoire. C’est en particulier le cas pour les idées politiques socialistes, libertaires et anarchistes, introduites et promues par certains migrants italiens ou allemands.

Cependant, les grands courants politiques présents dans le Rio de la « Belle-Époque » s’inscrivent plus largement dans la circulation transatlantique des idées, des personnes et des biens culturels. Qu’il s’agisse du républicanisme, de la pensée positiviste, si importante au cours des premières années de la République au Brésil, ou de mouvements plus radicaux, les grandes idées politiques se nourrissent de ces échanges d’une très grande densité entre l’Europe et l’Amérique.

De la même façon, sur le plan plus culturel et littéraire, d’autres courants se font ...

Cet article est réservé aux abonnés.
Accédez à l'intégralité de l'offre éditoriale et aux outils de recherche avancée.