Interview

Gérard Noiriel : « On retrouve la même matrice idéologique chez Drumont et Zemmour »

le 28/11/2023 par Gérard Noiriel
le 01/10/2019 par Gérard Noiriel - modifié le 28/11/2023
Publicité pour La Libre Parole, quotidien d'extrême droite fondé par Édouard Drumont (que l'on voit en photo), 1899 - source : Gallica-BnF
Publicité pour La Libre Parole, quotidien d'extrême droite fondé par Édouard Drumont (que l'on voit en photo), 1899 - source : Gallica-BnF

Dans son dernier ouvrage, Du venin dans la plume, l'historien Gérard Noiriel dresse le saisissant portrait croisé de deux polémistes qui ont exploité, chacun à leur époque, un contexte propice à la diffusion d'idées  réactionnaires – et racistes.

Comment expliquer le succès médiatique et populaire d'un polémiste tel qu'Éric Zemmour, dont les propos haineux ont plusieurs fois été condamnés par la justice ? C'est le point de départ de la réflexion de l'historien Gérard Noiriel. Pour comprendre le phénomène Zemmour, ce spécialiste de l'histoire populaire et de l'immigration s'est replacé dans une perspective historique, avec pour point de départ les années 1880, période charnière où se mettent en place les institutions politiques contemporaines tandis que la presse de masse se développe, bouleversant les frontières de l'espace public. 

En mettant en regard le parcours d’Éric Zemmour et celui d’Édouard Drumont, chef de file d'une droite antisémite dont le pamphlet La France juive rencontre en 1886 un immense succès, il montre comment les deux hommes ont, chacun à leur époque, su exploiter un contexte favorable à leur combat idéologique. Ce faisant, il dresse un remarquable portrait croisé de ces deux réactionnaires à la matrice idéologique commune.

Entretien avec Gérard Noiriel, historien et directeur d’études à l’EHESS. 

Propos recueillis par Marina Bellot

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RetroNews : Dans quel contexte paraît La France juive de Drumont ? Comment expliquer que son discours violemment antisémite séduise alors tant de lecteurs ?

Gérard Noiriel : La France Juive d'Edouard Drumont est parue en 1886 dans un contexte politique marqué par l'affrontement entre la droite catholique et la gauche républicaine. L'avènement de la IIIe République date de 1870, mais c'est seulement au début des années 1880 que les nouveaux dirigeants (surtout Jules Ferry) ont les coudées franches pour mettre en œuvre leur programme.

L'un des enjeux majeurs des luttes politiques de l'époque concerne les mesures visant à imposer la laïcité de l'enseignement, alors que sous le Second Empire il était sous la coupe des catholiques. Édouard Drumont parvient à se faire engager comme journaliste dans la presse catholique dont il devient le polémiste le plus influent grâce au succès de La France Juive. Alors que Gambetta avait affirmé en 1877 : « le cléricalisme, voilà l'ennemi », Drumont rétorque : « le judaïsme, voilà l'ennemi ».

L'ouvrage a bénéficié de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. La censure ne disparaît pas, mais elle est désormais infiniment moins contraignante que sous le Second Empire, ce qui offre de formidables opportunités aux polémistes qui veulent se faire remarquer dans l'espace public en insultant leurs adversaires. 

Publié à compte d'auteur, La France Juive (énorme pavé de 1 200 pages) suscite d'abord l'incrédulité, étant donné la violence du ton et la multitude des inepties antisémites qu'il contient. Pourtant il s'impose rapidement comme le premier best-seller politique de la IIIe République.

J'ai dégagé dans mon livre plusieurs facteurs qui expliquent ce succès. Le premier tient au fait que la haine des Juifs étaient encore fortement ancrée dans une partie du monde catholique – depuis le Moyen Âge, au moins. Drumont exploite ces préjugés pour mobiliser les forces hostiles à la République. Néanmoins, on constate que La France Juive a été relayée par un grand nombre de journaux qui n'étaient pas explicitement anti-républicains, ni antisémites. Drumont sollicite ses réseaux pour faire connaître son livre.

Anatole France, qui était déjà un écrivain célèbre à l'époque, fait pression sur le rédacteur en chef du Figaro, Francis Magnard, pour obtenir un compte rendu de La France Juive en première page. Magnard mobilise alors une rhétorique, qui est devenue banale aujourd'hui, consistant à dire en somme : « je ne suis pas d'accord avec lui. Néanmoins, il faut absolument parler de ce livre car il révèle un malaise de notre société ». Magnard interpelle le président du Conseil, Charles de Freycinet, en lui conseillant de lire La France Juive car c'est un symptôme des réactions violentes qui risquent de se développer si le pouvoir républicain continue à brimer les catholiques avec ses mesures sur la laïcité.

Le succès de Drumont s'explique aussi par les profonds bouleversements que connaît alors l'espace public, consécutifs au triomphe de la presse de masse.

Les lois scolaires et la liberté de la presse ont provoqué une croissance extraordinaire du nombre des lecteurs de quotidiens (multiplié par dix en trois ou quatre décennies). Cet énorme marché suscite la convoitise des nouvelles entreprises de presse qui naissent à ce moment-là et qui se font une concurrence terrible. Pour séduire les lecteurs des classes populaires, ces quotidiens privilégient des techniques d'écriture empruntées à la rubrique des faits divers. C'est une mise en récit de l'actualité centrée sur trois personnages : une victime, un agresseur et un juge (ou un policier). D'où la place croissante accordée aux crimes, aux catastrophes, aux « affaires », aux scandales. La « fait-diversion » de l'actualité est mise à profit par Édouard Drumont dans son livre. La France est présentée comme un personnage victime d'un autre personnage, le Juif (incarné par Rothschild), qui veut la détruire. Drumont endosse le costume du justicier, qui appelle la France à résister en éliminant l'ennemi avant qu'il ne soit trop tard.

Les insultes qu'il multiplie dans le livre à l'égard de ses adversaires incitent ces derniers à le provoquer en duel. C'est grâce à l'un de ces duels que Drumont va devenir un personnage célèbre dans toute la France. Il l'oppose à Édouard Meyer, directeur du quotidien monarchiste Le Gaulois. Blessé suite à un coup d'épée jugé « déloyal », Drumont s'écrie alors : « vous pourrez dire que vous avez vu un chrétien tué par un Juif ! ». Même les quotidiens comme Le Petit Journal, le plus diffusé à l'époque en France, qui n'avaient pas voulu jusque là parler de La France Juive, sont obligés d'en rendre compte à cause de ce fameux duel.

Comme cette manière de défendre son honneur était interdite par la loi, ceux qui participent à ces duels sont poursuivis par la justice. Le procès devient ainsi un autre moyen pour Drumont de faire parler de lui. Condamné à diverses reprises, notamment pour diffamation, il peaufine ainsi sa posture de victime.

Vous comparez les ouvrages de Drumont avec ceux de Zemmour aujourd'hui en disant que si leur discours présente des différences – le contexte n'étant plus le même –, il repose sur le même type de raisonnement. L’actuel « communautarisme » est-il la traduction de ce qu’on appelait avant la « nation dans la nation », par exemple ?

J'ai comparé ligne à ligne les principaux livres de Drumont avec les trois ouvrages d'Éric Zemmour consacrés à l'histoire de France et j'ai été frappé par la multitude des points communs. Certes, le style est différent car il n'est plus possible aujourd'hui d'insulter les gens ad hominem comme le faisait Drumont, en raison des lois réprimant le racisme. C'est pourquoi je dis que ce n'est pas au niveau du vocabulaire ou du style qu'il faut se placer pour comprendre ce que ces deux polémistes ont en commun. Il faut examiner la « matrice » ou la grammaire, c'est-à-dire les règles qui sous-tendent leurs discours. Et je montre, preuves à l'appui, que ces règles sont quasiment identiques. Les mêmes règles peuvent certes engendrer des discours différents. C'est ce qui explique la différence entre l'antisémitime de Drumont et l'islamophobie de Zemmour. Mais le point commun réside dans la grammaire qui engendre ces discours de haine.

Dans les deux cas, il s'agit d'une histoire identitaire où s'opposent deux personnages principaux : une victime (la France) et un agresseur étranger (le juif pour Drumont, le musulman pour Zemmour). Le personnage « France » possède une identité immuable, cimentée par la religion chrétienne. Voilà pourquoi les juifs (pour Drumont) et les musulmans (pour Zemmour) ne peuvent pas devenir de vrais Français car leur religion les inciterait à haïr les chrétiens. Leur rhétorique est efficace car ils jouent sur la corde émotionnelle en présentant cette histoire de France comme une tragédie : ils annoncent l'apocalypse, inévitable si l'on ne combat pas ce que Zemmour appelle « le grand remplacement ».

Autre règle commune : l'inversion des relations entre dominants et dominés. Ceux que les « bien pensants » présentent comme des minorités discriminées ou persécutées seraient en fait des dominants. La France a eu raison de les réprimer dans le passé sinon c'est elle qui aurait disparu. Zemmour utilise le mot « communautarisme » pour dénoncer ce que Drumont appelait une « nation dans la nation ».  Tous deux se retrouvent ainsi pour justifier la répression des protestants, que ce soit lors de la Saint-Barthelemy ou lors du siège de La Rochelle par Richelieu en 1627-28 (qui a provoqué la mort de 22 500 habitants sur 28 000).

Cette histoire identitaire n'a pas pour fonction d'expliquer le passé. Elle obéit à une logique de procureur visant à incriminer ceux qui sont rendus responsables de tous les problèmes des Français. Dans cette logique, le présent n'est que la répétition du passé. Drumont et Zemmour affirment tous deux qu'il faudrait prendre modèle sur Richelieu pour chasser ou éliminer les minorités (les juifs pour le premier, les musulmans pour le second) qui veulent détruire la nation française aujourd'hui.

Ces minorités religieuses sont les cœurs de cible de ces discours de haine, mais ceux-ci visent aussi d'autres groupes. On retrouve les mêmes diatribes chez Drumont et Zemmour à l'encontre des femmes, des homosexuels, des universitaires, etc.

Ces deux périodes correspondent aussi à des moments charnières dans l’évolution de la presse. Comment les médias ont-ils, dans les deux cas, rendu possibles ces succès ? 

Effectivement, Drumont et Zemmour ne sont que les acteurs d'un système global. Ils se sont imposés dans l'espace public à deux moments majeurs dans les mutations de ce qu'on appelle aujourd'hui les « médias ». Tous deux ont acquis leur notoriété à plus de 40 ans. Rien ne laissait présager dans leur début de carrière qu'ils deviendraient des polémistes d'extrême droite, puisqu'au départ, tous deux se situaient plutôt à gauche. Ce sont des outsiders qui se servent des opportunités nouvelles que le marché leur offre.

Pour Drumont, on l'a vu plus haut, c'est la naissance de la presse de masse. Pour Zemmour, ce sont les bouleversements engendrés par l'irruption des chaînes d'information en continu et le développement des réseaux sociaux. Ces chaînes, entièrement financées par la publicité, multitplient les débats polémiques car ça ne coûte pas cher et ça peut faire grimper l'audimat, à condition de faire scandale. On retrouve ici la logique du duel, mais ce qui a changé par rapport à Drumont, c'est que les duels ont lieu désormais le soir sur les plateaux télé.

Cette logique capitaliste est tellement puissante qu'aucun argument rationnel ne peut la combattre efficacement. On le voit aujourd'hui encore avec le retour de Zemmour sur la chaîne Cnews ; alors même que sa condamnation pour incitation à la haine à l'égard des musulmans, a été confirmée par la Cour de Cassation.

Faire de la France une victime et désigner des coupables : c'est donc la matrice commune de Drumont et Zemmour ? 

Oui, et Drumont a été le premier à établir les règles de cette nouvelle grammaire car pour qu'elle puisse fonctionner, deux conditions étaient nécessaires : l'intégration des classes populaires au sein de l'État-nation et l'émergence d'un espace public structuré par une grande presse ayant familiarisé ses lecteurs avec la « fait-diversion » de l'actualité.    

Paradoxalement, ces polémistes qui estiment que la justice est « trop laxiste » à l'égard des petits délinquants des quartiers populaires la trouvent trop sévère quand elle s'applique à eux. En présentant comme injustes les condamnations qui les touchent, ils encouragent une délinquance de la pensée qui est très appréciée par leurs lecteurs.

Drumont comme Zemmour sont issus d’un milieu populaire. Quel rôle cela a-t-il joué dans la construction de leur vision de l’histoire ? N'est-il  pas paradoxal que les classes populaires soient si peu présentes dans leur discours ?

Effectivement, il est frappant de constater que Drumont et Zemmour utilisent tous les deux leur origine populaire afin de discréditer leurs adversaires. Toute critique est présentée comme du « mépris de classe ». Cette rhétorique va de pair avec un usage constant du « nous ». Tous deux se présentent comme les porte-paroles de la France ; ce qui leur permet d'occuper la fonction du justicier, c'est-à-dire du personnage qui défend la victime (la France) contre l'agresseur (le juif, ou le musulman).

Dans son ouvrage, Zemmour se livre également à une charge très virulente contre les historiens. En quoi est-il important de lui répondre et de défendre votre profession ? Quelle différence y a-t-il entre un historien qui défend un point de vue et un idéologue ?

Zemmour, tout comme Drumont avant lui, présente ses élucubrations comme une « contre-histoire » qu'il oppose à « l'histoire officielle » des universitaires. Pour faire fructifier leur fonds de commerce, ces polémistes doivent nécessairement discréditer les véritables savants, en utilisant leur grammaire réactionnaire. Les vrais historiens sont alors présentés comme des dominants, à la solde du « parti de l'étranger », qui veulent détruire la France. Alors qu'ils sont omniprésents dans les médias, qu'ils ont fait fortune grâce à leurs discours de haine, qu'ils fréquentent assidûment les cercles de la grande bourgeoisie parisienne, ces polémistes se présentent comme des victimes, persécutés par les universitaires que Drumont appelle les « élites enjuivées » et Zemmour les « islamo-gauchistes ».

La science historique, telle qu'elle été établie à la fin du XIXe siècle grâce aux réformes de la IIIe République, se donne pour finalité de comprendre et d'expliquer le passé en se tenant à distance des polémiques de l'actualité. Certes, tout historien examine le passé à partir d'un point de vue particulier, en lien avec son histoire personnelle, ses centres d'intérêt, etc. Mais cela n'empêche pas que les règles d'administration de la preuve soient les mêmes pour tout le monde. Je montre dans mon livre qu'un journaliste-polémiste comme Éric Zemmour ne respecte aucune de ces règles.

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Le venin dans la plume de Gérard Noiriel est paru aux éditions La Découverte en septepmbre 2019.