Interview

Déportation, une cartographie de la terreur

le 24/10/2019 par Jean-Luc Pinol, Jean-Marie Pottier
le 22/10/2019 par Jean-Luc Pinol, Jean-Marie Pottier - modifié le 24/10/2019
Photo d’une rafle antijuive au mois d’août 1941, Paris - source : Bundesarchiv-WikiCommons
Photo d’une rafle antijuive au mois d’août 1941, Paris - source : Bundesarchiv-WikiCommons

L’historien Jean-Luc Pinol a mené une analyse cartographique saisissante des persécutions antijuives durant l’occupation nazie en France.

Où étaient nés les 78 000 Juifs déportés depuis la France ou morts assassinés entre 1942 et 1944 ? Où vivaient-ils au moment de leur arrestation ou de leur départ pour les camps ? Professeur émérite de l’École normale supérieure de Lyon, l’historien Jean-Luc Pinol a analysé les 75 convois de déportés pour en tirer de nombreuses cartes rassemblées dans un livre, Convois. La déportation des juifs de France (Éditions du Détour).

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

RetroNews : Comment avez-vous eu l’idée de mener cette analyse spatiale de la déportation des Juifs de France ?

Jean-Luc Pinol : Mon domaine de travail, c'est l'histoire urbaine : en 2009, j’ai publié avec Maurice Garden un Atlas des Parisiens de la Révolution à nos jours dont un chapitre cartographiait notamment les chefs de ménage juifs en 1872, année du dernier recensement mentionnant la religion.

Serge Klarsfeld m’a ensuite proposé de concevoir une carte de l’arrestation des enfants juifs de Paris à l’occasion de l'inauguration du mémorial du camp des Milles, en septembre 2012. J’ai aussi travaillé sur les arrestations d’enfants juifs en banlieue puis dans l’ensemble de la France et nous avons construit avec le CNRS une carte interactive dont les échelles varient, pour Paris, du 1/3000e au 1/70000e. En zoomant au maximum, on affiche sur la carte les noms des 6 200 enfants déportés ; en reculant, on peut analyser la distribution spatiale des arrestations.

Avec les mêmes données, on peut donc se situer dans le registre mémoriel (beaucoup de collègues m'ont dit que ce site avait facilité la sensibilisation de leurs élèves en leur permettant de voir que des déportés habitaient le même immeuble ou l'immeuble à côté de chez eux) ou comprendre l’espace urbain.

Serge Klarsfeld a trouvé que cette initiative avait un impact important et m’a proposé de travailler sur le fichier de 78 000 noms de son Mémorial de la déportation des Juifs de France. J'ai commencé par cartographier et commenter, un par un, les 75 convois de déportés en fonction des lieux d’arrestation et cela m'a donné la base d'un récit.

La persécution des Juifs de France est souvent symbolisée par de grandes rafles urbaines comme celle du Vél d’Hiv’, mais on se rend compte en lisant votre livre que près d’une commune sur dix a connu au moins une arrestation. Le 6 mars 1943, par exemple, un convoi part de Drancy vers Majdanek et Sobibor avec à son bord un millier de Juifs arrêtés dans 450 communes du centre et du sud-ouest du pays…

Dans plus de 3 000 communes de France, des Juifs ont été arrêtés et déportés. Tous les départements ont été concernés, y compris la Corse, et il n'y a pas eu que des grosses rafles mais aussi beaucoup d'arrestations de deux, trois, quatre personnes. C’est dire l’ampleur de la persécution. Et, contrairement à ce que l’on pense souvent, les communes touchées dans la zone non-occupée sont plus nombreuses que dans la zone occupée, ce qui surprend même des collègues historiens. Là est la force de l’approche spatiale…

Carte des communes de résidence des déportés au moment de leur arrestation, Jean-Luc Pinol
Carte des communes de résidence des déportés au moment de leur arrestation, Jean-Luc Pinol

Paradoxalement, cette dispersion des persécutions reflète aussi la dispersion de la population juive, qui a pu contribuer à la survie d’une partie d’entre elle.

On considère généralement que 75 % des Juifs français ont été sauvés de la déportation, ce qui est très différent d'un pays comme les Pays-Bas, où plus de 70 % de la population juive a péri. J'ai cartographié dans mon livre les 1 200 communes qui ont connu des « Justes parmi les nations », ces personnes honorées par le mémorial de Yad Vashem pour avoir sauvé des Juifs : parmi celles-ci, 700 n’ont connu aucun déporté.

Une partie de la population juive s'est fondue dans le monde rural et certaines communes sont restées au quotidien à l’écart de l’occupation allemande, même s’il pouvait aussi y avoir des dénonciations par ses supplétifs, comme la Milice ou le PPF. Un très beau livre, Olga et les siens d’Alain Jomy, raconte ainsi comment, dans le village corrézien de Curemonte, où s’était réfugiée la famille de l’auteur, les Allemands ne sont venus qu’un après-midi durant toute la guerre pour arrêter, sur dénonciation, l’instituteur. Ce dernier sera d’ailleurs finalement relâché.

Entre juin 1940 et novembre 1942, la France est divisée entre une zone occupée au nord et une zone dite libre au sud, et connaît aussi une zone d’occupation italienne jusqu’à la signature de l’armistice entre l’Italie et les Alliés en septembre 1943. En quoi ce découpage administratif influence-t-il la géographie de la déportation ?

Les seize premiers convois, entre fin mars et début août 1942, ne transportent pratiquement pas de personnes arrêtées au sud de la ligne de démarcation. Beaucoup ont d’ailleurs été arrêtés en voulant passer celle-ci, pensant qu’ils seraient relativement en sécurité en zone non occupée, où n'existait pas le port de l'étoile jaune. Mais à partir du convoi numéro 17, Vichy commence à livrer aux Allemands les Juifs que ces derniers avaient expulsés de la zone d’occupation en 1940, et qui avaient été assignés à résidence dans des camps à Gurs, à Récébédou, au Vernet… La plupart seront déportés dans les jours suivants, principalement à Auschwitz.

Puis, le 26 août 1942, plus de deux mois avant l’occupation de la zone sud, l’État français organise une grande rafle dont les victimes sont amenées à Drancy au fil des convois, depuis les Pyrénées-Orientales, les Bouches-du-Rhône, le Lot-et-Garonne... 90 personnes sont par exemple arrêtées ce jour-là à Lacaune, une petite station thermale du Tarn où étaient assignés à résidence des Juifs considérés comme fortunés, venus pour beaucoup des Pays-Bas, de Belgique ou d'Allemagne.

La zone d'occupation italienne, qui offrait une protection et un relatif refuge, connaît, elle, une véritable vengeance après l’arrivée des Allemands suite à la signature de l’armistice entre l’Italie et les Alliés. Le département des Alpes-Maritimes paie un tribut particulièrement lourd.

Votre analyse des convois permet de sortir d’une vision « massifiée » de la déportation en montrant le poids de décisions individuelles ou locales, comme dans le cas du convoi n°8 du 20 juillet 1942, le seul à partir d’Angers et le premier à déporter en masse des Juifs français…

On est alors en pleines négociations sur la nationalité des déportés entre Carl Oberg, le chef de la SS en France, et René Bousquet, le secrétaire général à la police de Vichy, mais certains nazis ne veulent pas s'arrêter à ce qu'ils considèrent comme des arguties juridiques. Le responsable de la Sipo (police de sécurité du Reich) d’Angers, Hans-Dietrich Ernst, n’a pour seul objectif que d’atteindre le chiffre de mille déportés : au moins 200 Juifs français, théoriquement non déportables à ce moment-là, le sont.

Très souvent, l'histoire d’un convoi s’explique par l’événementiel court, cela peut se jouer sur deux ou trois jours. Dans le cas du convoi n°44 du 9 novembre 1942, l'effectif étant très loin des mille déportés exigés, Heinz Röthke, le chef du « service juif » de la SS, décide ainsi de mener le 5 novembre une opération en direction des Juifs de « nationalité hellène » de Paris. Sur les 1 500 Juifs de Salonique qui seront déportés, près de 700 se trouvent dans ce seul convoi.

En plus des convois de déportés, vous retracez également, dans votre texte et vos cartes, le martyre des Juifs assassinés ou exécutés plus ou moins sommairement. Vous pointez notamment, en 1944, deux vagues d’exactions antijuives autour de la Dordogne et de la région lyonnaise, sans oublier les massacres des puits de Guerry dans le Cher, où 36 personnes sont jetées vivantes.

L'année 1944 est vraiment celle de la traque. Entre 1941 et 1943, environ 250 juifs ont été exécutés, notamment par fusillade au Mont-Valérien, mais près d’un millier le sont cette année-là, à une époque où il devient de plus en plus difficile d’acheminer des Juifs vers Drancy, surtout après le débarquement en Normandie. Aux puits de Guerry, dans la région lyonnaise ou en Dordogne, on assiste à l'application des méthodes de ce que l'on a parfois appelé la « Shoah par balles » dans l'Est, même si c’est sur des effectifs bien inférieurs à ce qui s'est passé dans la Biélorussie ou l'Ukraine actuelles.

Comment expliquer une telle intensité des exactions en Dordogne et dans la région lyonnaise ?

En Dordogne, où la Résistance est active et où de nombreux Juifs, notamment alsaciens, ont été évacués, on monte une opération punitive assurée par la division Brehmer, dont certains officiers ont servi dans les Einsatzkommando ou les Eisatzgruppen d’Europe de l’Est. En mars 1944, le village de Rouffignac, où se rend le général de Gaulle un an plus tard, est complètement brûlé et de nombreuses personnes, résistants et Juifs, exécutés dans les environs. À la Bachellerie, on compte une trentaine de déportés et sept fusillés dans un village de 750 habitants : c’est comme si à l’échelle de Paris, ville très persécutée, on avait compté non pas 35 000 déportés mais 150 000 !

Les persécutions de Lyon, elles, sont notamment le résultat de la présence de Klaus Barbie ainsi que d’Aloïs Brunner à Grenoble, de l'activisme de la milice de Joseph Lécussan, qui se manifeste dès janvier avec l'assassinat de Victor et Hélène Basch, d’exactions à Malleval-en-Vercors… Après le débarquement en Provence, on extrait des prisonniers de ce qu'on appelle la « baraque aux Juifs » de la prison de Montluc à Lyon, et on les emploie pour réparer les pistes d'atterrissage bombardées de l’aérodrome de Bron avant, le plus souvent, de leur tirer une balle dans la tête et de les jeter dans les remblais. C’est aussi dans cette région qu’est fusillé le 16 juin 1944, à Saint-Didier de Formans, l’historien Marc Bloch, avec 28 autres résistants.

Une histoire qui m’a beaucoup touché, et que je ne connaissais pas avant d’écrire ce livre, est celle de Jacques Trolley de Prévaux, un officier supérieur très actif dans la Résistance, qui s’était remarié avec Lotka Leitner dont les parents, originaires de Pologne, avaient été déportés en mars 1943. La famille de Jacques, de tradition catholique, pétainiste, avait condamné ce remariage et l’engagement résistant. Jacques et Lotka ont été fusillés le 19 août 1944 à Bron : leur fille Aude, née en 1943 et qui a été recueillie par sa famille après en avoir réchappé, n’a découvert qu’en 1966 que ceux qu'elle pensait ses parents ne l'étaient pas et en a tiré un livre bouleversant, Un amour dans la tempête de l'histoire.

Vous consacrez une large place à la ville de Paris. Comment la persécution s’y est-elle traduite, géographiquement ?

Paris compte un peu plus de 5 000 îlots, c’est-à-dire de pâtés de maisons, et un peu plus de 3 000 ont connu des déportations. Les arrondissements du Nord et de l'Est ont payé le tribut le plus lourd, les déportations ayant été moins massives sur la rive gauche : le 11e arrondissement a été de très loin le plus touché, et cela a aussi été le cas du 10e, du 18e, du 19e, du 20e, mais aussi des 3e et 4e. Dans ces sept arrondissements ont été arrêtés plus de 70 % des déportés adultes de Paris, soit près de 20 300 sur 28 725. Les adresses qui ont connu une ou deux arrestations sont très dispersées mais celles qui en ont connu plus de dix très concentrées, notamment au carrefour des 10e, 11e, 19e et 20e arrondissements, autour de la rue de Belleville.

Une grande partie de ces populations juives de l’Est parisien vient de Pologne, travaille comme tailleurs – dans des usines ou des ateliers –, habite des logements modestes, voire classés comme insalubres par l'administration parce que la mortalité tuberculeuse y était très supérieure à la moyenne. Selon le recensement des Juifs, au début 1942, deux tiers des 8 000 Juifs du 20e arrondissement sont étrangers et donc un tiers de nationalité française alors que la proportion est inversée dans le 16e, qui n'en compte que 4 000, d’implantation plus ancienne. Le nombre d'enfants déportés est aussi très différent : dans le 16e, moins d'une centaine, dans le 20e, plus d'un millier.

La carte des adresses parisiennes qui ont compté un ou deux déportés et celle des adresses qui en ont compté plus de dix, Jean-Luc Pinol
La carte des adresses parisiennes qui ont compté un ou deux déportés et celle des adresses qui en ont compté plus de dix, Jean-Luc Pinol

Dans la capitale, avait-on plus de chances d'échapper à l'arrestation si on était natif d'une certaine ville et pas d'une autre, habitant d’un certain quartier et pas d’un autre ?

Les différentes populations n’avaient pas toutes les mêmes réseaux d'information, les mêmes ressources, dans tous les sens du terme. Beaucoup de Juifs polonais ont dit qu'on savait d'où ils venaient dès qu'ils ouvraient la bouche : ils étaient trahis par leur accent, contrairement à ceux qui vivaient à Paris depuis deux ou trois générations. Les Juifs allemands, arrivés souvent à la fin des années 1930, étaient aussi souvent plus aisés, maîtrisaient davantage la vie dans une grande ville...

Un article de 1927 sur la cité Lesage-Bullourde (11e arrondissement de Paris), aujourd’hui disparue. 90 habitants juifs en ont été déportés, dont de nombreux Polonais.

Vous retracez dans votre livre de nombreuses biographies de déportés, morts dans les camps ou survivants. Comment analysez-vous les rapports entre une histoire en apparence très froide, faite de chiffres et de symboles sur une carte, et une histoire tissée de destins individuels ?

Cette méthode m'a par exemple permis de mieux comprendre Georges Perec, un écrivain que j'ai toujours beaucoup apprécié. On voit sur les cartes que l’îlot où il a vécu les premières années de sa vie, dans le 20e arrondissement, compte parmi les plus touchés par la déportation, avec une cinquantaine de déportés. Sa mère, sa tante, son grand-père y ont été arrêtés avant d’être envoyés à Auschwitz. Sa rue, la rue Vilin, était très célèbre : on y avait tourné des scènes de Casque d'or, Robert Doisneau y avait pris des photos...

Quand Perec a su qu’elle serait réduite des deux tiers et complètement transformée par la construction du parc de Belleville, il a rassemblé une série de documents dont il voulait faire quelque chose avant sa mort en 1982, et dont le réalisateur Robert Bober est parti pour son film En remontant la rue Vilin, que j’ai découvert à la fin de l'écriture du livre. Le numérique et le récit littéraire ne sont pas du tout antinomiques : on a tendance à considérer que le numérique est froid mais l'expérience que j'ai eue avec la carte interactive des enfants juifs est, au contraire, qu’il permet le sensible, que la visualisation permet de toucher un public plus large. Pour moi, la carte et le récit constituent deux manières de contribuer à la connaissance, et en l'occurrence à la lutte contre l'oubli.

Convois. La déportation des Juifs de France, de Jean-Luc Pinol, est paru aux Éditions du Détour.