Interview

Le siècle de la destruction des symboles : l'iconoclasme en France au XIXe

le 10/07/2020 par Emmanuel Fureix, Marina Bellot
le 08/07/2020 par Emmanuel Fureix, Marina Bellot - modifié le 10/07/2020
La colonne Vendôme renversée pendant la Commune de Paris, Eugène Disdéri, 1871 - source : WikiCommons
La colonne Vendôme renversée pendant la Commune de Paris, Eugène Disdéri, 1871 - source : WikiCommons

Bustes brisés, statues déboulonnées, cocardes piétinées... Tout au long du XIXe siècle, l'iconoclasme s'est exprimé avec vigueur en France, malgré la « guerre aux démolisseurs » décrétée après la Révolution. Quelles formes a-t-il prises ? Entretien avec l'historien Emmanuel Fureix.

Né sous la Révolution française, l’iconoclasme moderne, défini comme « l’altération intentionnelle d’une image ou d’un signe visuel », n’a cessé de s’exprimer avec vigueur tout au long du XIXe siècle, s’attaquant aux nombreux signes et symboles politiques qui s’affichent alors dans l’espace public. 

Dans son ouvrage L’Œil blessé, l’historien Emmanuel Fureix dresse une fresque de l’iconoclasme et montre que, loin de se réduire à des actes de « vandalisme », le mouvement a pris des formes variées et poursuivi des objectifs divers : affirmation d’une souveraineté individuelle ou collective, réaction à une blessure mémorielle, ou encore acte de résistance ou de contestation.

Autant de pratiques qui ont décliné au fil du siècle mais dont les résonances, au vu des récentes polémiques autour du sujet, sont plus fortes que jamais aujourd'hui.

Propos recueillis par Marina Bellot.

RetroNews : L'iconoclasme moderne est né avec la Révolution. Quelle définition en donnez-vous ? En quoi se distingue-t-il de l'iconoclasme qui a pu exister dans l'Antiquité par exemple ?

Emmanuel Fureix : On peut définir l'iconoclasme comme la destruction ou l’altération d'une image ou d’un signe visuel, jugé insupportable en un temps et un espace donné. 

Cet iconoclasme s'inscrit dans une longue histoire dont les racines sont surtout religieuses. Les grandes crises iconoclastes avant la Révolution française portaient surtout sur des querelles liées aux questions de représentation du divin, d'incarnation – en particulier au VIIIe siècle à Byzance, et au XVIe siècle pendant les Guerres de religion. 

Ce qui se modifie sous la Révolution, c’est une sorte de laïcisation et de politisation de cette querelle des images. Pour le dire rapidement, la Révolution française cherche à créer un nouvel espace public partagé, épuré, dans lequel disparaîtraient les images de « tyrannie » et de « fanatisme » : d’abord les signes de la féodalité en 1790, puis de la monarchie en 1792-1793, puis les signes religieux pendant la « déchristianisation ». L’iconoclasme, négocié, s’opère à des rythmes divers, avec une accélération en 1792-1793.

C’est aussi sous la Révolution qu'apparaît le terme de vandalisme, qui oriente nos regards aujourd’hui puisque c’est ce terme qui l’a emporté dans le langage courant. C’est une invention de l’abbé Grégoire en 1794, pour dénoncer les destructions aveugles de monuments d’art – qu'il assimile d’ailleurs plutôt à la contre-révolution. Ce mot de vandalisme empêche de penser des gestes qui ont une rationalité propre et qui ne se réduisent pas à des actes barbares ou à la haine de l’art.

En réalité, il faudrait ajouter un troisième terme beaucoup plus récent, celui d’iconoclash, proposé par Bruno Latour. Il désigne des actes qui relèvent d’une zone grise entre destruction et conservation, par exemple la dissimulation des images lorsqu'elles sont gênantes. Cela se décline dans une gamme de pratiques qu’on observe encore aujourd’hui dans le moment iconoclaste que l’on connaît.

Les incarnations visuelles et esthétiques de la politique sont-elles prégnantes dans la France post-révolutionnaire ?

Si l’iconoclasme traverse l’histoire du XIXe siècle, c’est précisément parce qu’il vient s’attaquer à une politique des images qui lui préexiste. On assiste alors à une diffusion massive de trois grands blocs d’images et de signes politiques : d’abord, les images de souveraineté (portraits peints du souverain, bustes, lithographies puis photographies) qui se disséminent dans ce siècle de mécanisation de l’image et qui ont d'autant plus d’importance que chacun des régimes est fragile et la souveraineté manipulable.

Le deuxième recouvre ce que j’appelle des « sémaphores civiques », c’est-à-dire des monuments qui irradient l’espace qui les entourent et qui divisent les communautés, par exemple des arbres de la liberté comme signes révolutionnaires ou des croix de mission du côté de la contre-révolution. Leurs adversaires les perçoivent comme des signes d’anarchie ou des signes de fanatisme. Il faut ajouter quelques statues de « grands hommes » controversés – par exemple Pichegru à Besançon en 1830. Mais le « parc » de statues de grands hommes reste limité avant les années 1880 et les débuts de la « statuomanie ». 

La troisième catégorie est beaucoup plus massive ; ce sont les signes identitaires qu’on arbore sur soi : les boutons emblématiques avec des aigles ou des fleurs de lys, des bonnets rouges, des cocardes, des animaux que l’on promène comme autant d'emblèmes politiques… Ces signes d'appartenance politiques portés sur le corps ou le vêtement suscitent de multiples conflits, heurts, rixes dans l’espace public du premier XIXe siècle.

Pendant la première moitié du XIXe siècle, instable politiquement, l'iconoclasme a donc été  vigoureux… 

C’est vrai, et d'autant plus que tous les signes que je viens d’évoquer ont une grande force visuelle et émotionnelle. On lit l'histoire en train de se faire à travers des signes. L'enlèvement d’un drapeau au clocher d’une église apparaît aux yeux de la communauté villageoise comme le moment de basculement d’un régime. Parfois même, on lit des signes dans le ciel, telle cette « lune tricolore » que certains paysans perçoivent comme le signe d’un proche retour de Napoléon après les Cent-jours. Les images de souverains sont fréquemment interpellées, manipulées, comme si elles étaient vivantes.

Les grands moments iconoclastes correspondent sans surprise aux transitions politiques, aux révolutions, aux contre-révolutions, aux crises, pendant lesquelles les images sont une manière de continuer la politique par d’autres moyens. 

Quel rôle joue l’iconoclasme tout au long du XIXe siècle ? 

L’iconoclasme perpétue des luttes issues de la Révolution. Il constitue aussi un mode de politisation, d'affirmation des individus dans l'espace civique. C’est une modalité, sous-estimée, de la souveraineté populaire. À l’échelle locale, c’est aussi un mode de régulation des conflits entre communautés rivales. Enfin, les iconoclastes affirment une citoyenneté virile, qui s’exprime dans des corps-à-corps et des rixes – liés au port de telle cocarde ou de telle fleur emblématique.

La Restauration est selon vous le « moment le plus iconoclaste du XIXe siècle » : les iconoclastes entendent-ils alors effacer la séquence révolutionnaire ?

En effet, il ne s’agit plus ici simplement de détruire les signes du régime déchu, mais aussi d’effacer les traces de ce qui est assimilé à une parenthèse née de la Révolution française pour renouer « la chaîne des temps ».

Cela se traduit dans une politique très systématique, en 1815-1816, de traque des signes contestés, à la fois dans l’espace public mais aussi dans les espaces privés : drapeaux et cocardes tricolores, aigles, portraits napoléoniens, bonnets phrygiens, bustes de « martyrs de la liberté », arbres de la liberté, etc. Cela se traduit aussi par une pédagogie de l’iconoclasme avec des autodafés publics, qui deviennent autant d’affirmations du pouvoir, voire de terreur contre-révolutionnaire. 

Assiste-t-on à une baisse d’intensité – ou au moins, à une forme pacifiée – de cette destruction des symboles à partir de 1830 ? 

Pendant les mois qui suivent la Révolution de 1830 on assiste à une nouvelle guerre de signes. Sont attaqués les symboles de « l’alliance du trône et de l’autel », des fleurs de lys aux croix de mission : c’est un système politico-religieux qui est alors visé. Émerge aussi une réflexion intéressante sur l'effacement des monuments rappelant la haine du passé. Sont visés les monuments expiatoires (contre-révolutionnaires) construits sous la Restauration, notamment en Vendée. L’iconoclasme devient une bataille mémorielle.

En 1848, le mouvement iconoclaste s’atténue, même s’il s’incarne dans des scènes spectaculaires, notamment l’occupation des Tuileries par le peuple insurgé et les « saccages rituels » qui l’accompagnent. Lorsque le régime républicain se durcit, en 1849-1850, il s’engage dans une campagne iconoclaste contre les signes « d’anarchie » tels que les arbres de la liberté ou les bonnets rouges. L’iconoclasme est alors pensé comme un instrument d’ordre public.

Le mouvement revient en force sous la Commune. A-t-on alors affaire à un iconoclasme rédempteur ? 

En 1870-71, de la chute de l’Empire à la Commune, on a à nouveau une vague iconoclaste ; elle s'attaque d’abord aux signes napoléoniens en septembre 1870. Puis, à partir de la Commune, elle devient une arme dans la guerre civile. Contrairement à la Révolution, il n’y a pas de plan de régénération des images et des signes.

L’iconoclasme sous la Commune se voit plutôt comme une réponse tactique aux violences des troupes versaillaises. Par exemple, la destruction de la maison d’Adolphe Thiers est une réponse aux bombardements de Paris, de la même manière que les destructions d’objets et de signes religieux sont pensés comme des réponses à la trahison d’une partie du clergé dans le combat qui oppose la Commune de Paris et les Versaillais.

S’il est rédempteur, il l’est au sens où il venge la mémoire des vaincus et cherchent à se réapproprier l'espace de la capitale. La destruction de la colonne Vendôme, c’est une manière de dire « Paris est à nous ». 

Vous dressez une « grammaire générale de l’iconoclasme politique ». Quelles en sont les différentes formes ?

Je propose en effet une sorte de grammaire propre à l’iconoclasme du XIXe siècle – même si ses résonances sont fortes aujourd’hui encore.

Je distingue d’abord un iconoclasme de souveraineté : manière, par la destruction des images, d’affirmer une souveraineté individuelle ou collective. La destruction du trône par les insurgés parisiens en février 1848 en est l’exemple le plus frappant : le geste produit des images qui deviennent des icônes de la nouvelle République, et des demandes de reconnaissance civique de la part de ses auteurs. L’iconoclaste peut, dans certaines circonstances, se penser comme un citoyen exemplaire !

Émerge aussi un iconoclasme de réparation, réponse à une blessure mémorielle provoquée par une image. C’est sans doute celui qui nous parle le plus aujourd'hui, à propos des statues de colonisateurs par exemple.

Je distingue enfin un iconoclasme d’effraction, de prise de parole, une sorte de coup de force visuel qui consiste à occuper l’espace public par un geste spectaculaire contre une image. Les attaques concertées de l’effigie de Charles X sur des pièces de monnaie relèvent de cette logique, sous la Restauration.

Le mot « iconoclasme » est aujourd'hui peu présent dans le vocabulaire politique et médiatique – on lui préfère le terme de « vandalisme »… 

Il est revenu dans certains commentaires, mais je pense en effet que la réduction des attaques de statues ou de monuments au simple vandalisme empêche de penser ces gestes. Par ailleurs, l'alternative n’est pas entre destruction totale ou conservation totale. Il y a toute une gamme de pratiques possibles pour laquelle nous manquons de mots.

En tout cas, l’idée de blessure mémorielle, de jugement sur l'histoire par effigies interposées, la mobilisation de groupes pour ou contre la destruction, le bricolage de gestes (comme le voile noir posé récemment sur une statue de Galliéni), l’érection de contre-monuments sont autant d’échos frappants avec ce que l’on observe au cours du XIXe siècle. Les sources de tension – ici postcoloniales – diffèrent, mais les modalités de perception et de traitement des images demeurent assez proches.

Emmanuel Fureix est historien, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil (Centre de recherches en histoire européenne comparée). Spécialiste d’histoire politique et culturelle, il a publié L'Œil blessé aux éditions du Champ Vallon en mai 2019.