Interview

S’habiller pendant la Révolution, une histoire

le 29/11/2022 par Nicole Pellegrin, Arnaud Pagès
le 23/02/2022 par Nicole Pellegrin, Arnaud Pagès - modifié le 29/11/2022
Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet - source : WikiCommons
Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet - source : WikiCommons

Dès l'été 1789, la Révolution Française va rebattre les cartes de l'ordre social en vigueur sous l'Ancien Régime, faisant de l'égalité et de la liberté les nouveaux fondements de la société. Comment ce bouleversement inédit affecte-il la façon de s'habiller ?

Historienne des relations de genre et des pratiques vestimentaires, co-fondatrice de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Etude des Femmes d’Ancien Régime) et chargée de recherche au CNRS, Nicole Pellegrin s'est intéressée aux modes du XVIIIe et du XIXe siècles dans le cadre de différents ouvrages ou articles sur la Révolution, les femmes travesties, les voiles masculins et féminins, l’habit de religion.

On lui doit notamment Les vêtements de la liberté : abécédaire des pratiques vestimentaires françaises, 1780-1800, publié par Alinea en 1989,  et Voiles : une histoire du Moyen Âge à Vatican II, édité aux éditions du CNRS en 2017.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

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RetroNews : Avant 1789, comment les Français « s'habillent »-ils ?

Nicole Pellegrin : Un système vestimentaire explicite, à la fois sexué, socialement hiérarchisé et même racialisé, commande les manières de s’habiller de tous et toutes. Il est impératif – pour des raisons politiques et religieuses – de faire voir au premier regard son appartenance à un « ordre », que ce soit le clergé, la noblesse, ou le tiers-état, à un âge, à un statut, à un lieu et surtout à un sexe.

L'ordonnancement strict des paraîtres se maintient par-delà la Révolution malgré l’émergence d’aspirations égalitaires et le droit à la liberté du costume proclamé dès l’été 1789 par les députés du Tiers qui bousculent ainsi le paysage des modes et l’ordre social.

Qu'en est-il pour le « petit peuple » ?

La pauvreté requiert le recours au marché de l’occasion, à la récupération et à un recyclage de nécessité qui ne permet pas un renouvellement complet et rapide de sa garde-robe. S’habiller de pied en cap avec du neuf est exceptionnel et fait se confronter sans cesse, au quotidien, les brillances des costumes de cour et les tenues ternes et monochromes, à peine relevées du blanc des chemises et des coiffes, portées par un peuple des campagnes qui va souvent pieds-nus à la belle saison.

La friperie tient le rôle de notre prêt-à-porter actuel. Le neuf et le réajustement des vêtements usagés ou hérités sont, pour un demi-siècle au moins, encore le fait des tailleurs et de couturières de plus en plus nombreuses dans les grandes villes, les uns et les autres travaillant à façon et sur mesure. Quant aux lingères et lavandières, leur importance grandit avec le goût des dessus et des dessous blancs, des « mouchoirs de cou », des « charlottes » et autres « marmottes ».

Qu'est ce qui change avec la Révolution ? Quels nouveaux vêtements apparaissent ?

Des marques inédites – une adoption volontaire ou imposée – se répandent dans tous les milieux, par conviction ou par prudence. Il s’agit d’affichages réduits et relativement peu coûteux : nœuds de rubans des cocardes tricolores, qui sont blanches, vertes ou noires chez les royalistes, ou bonnets rouges dits phrygiens et pantalons de matelots qu’adoptent les milieux sans-culottes, surtout parisiens. Des boutons ou des gilets à message politique complètent parfois les panoplies des avant-gardistes de tous bords, soucieux d’afficher leur virilité et leur volonté de défendre « la patrie en danger ».

Même chez les nouveaux riches des deux sexes, souliers plats, chevelures non poudrées et écourtées, chapeaux plus réduits tendent à remplacer chaussures à talons, perruques et frisures. Le voile de tête se généralise chez les mondaines tandis que la silhouette s’allonge et que se développe le rêve de vêtements à l’antique, moins corsetés, plus hygiéniques et coupés dans des tissus plus légers. Partout, la taille est surhaussée.

Il faut noter que tous ces éléments sont en germe bien avant les évènements révolutionnaires, sous l’effet des Lumières, de l’anglomanie, des courants hygiénistes et du traditionnel mouvement d’oscillation des modes qui transforment régulièrement les apparences vestimentaires en Occident.

La mode devient-elle aussi un moyen de rompre avec l'Ancien Régime ?

Sans doute, mais personne n’a l’extravagance de pouvoir ou vouloir bousculer radicalement un système où l’habit s’inscrit dans des habitus inconscients ancrés de très longue date. Seuls les corps constitués, à savoir la justice, la députation, et l'armée, qui sont strictement masculins, se voient dotés de costumes spectaculaires et inédits et affichent, à même leurs corps, une volonté de rupture avec l’Ancien Régime.

Rappelons que le changement vestimentaire le plus radical de l’époque révolutionnaire reste l’interdiction du port des habits de religion – soutanes, rabats, frocs, guimpes, voiles, et tenues liturgiques - et, accessoirement, des vêtements de deuil et des masques.

Comment cette mode est-elle fabriquée ? Y a-t-il des stylistes et des créateurs ?

Des inspirateurs et inspiratrices comme les grandes mondaines, leurs « marchandes de modes », leurs coiffeurs et leurs brodeurs, continuent de proposer des parures nouvelles, même si les unes et les autres prennent en nombre le chemin de l’exil ou de l’émigration. Ce ne sont donc pas des stylistes au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais bien « l’air du temps » qui fait la mode d’alors.

Comment se diffuse-t-elle dans la société ?

Une percolation du haut vers le bas persiste, mais elle est contredite momentanément, semble-t-il, par un mouvement inverse : sous l’effet d’une réduction des contrastes socio-économiques et de la publicisation d’injonctions vestimentaires autoritaires, se produit une simplification, temporaire et relative, des apparences.

Qu'en est-il de la mode féminine ? Le principe d'égalité fait-il évoluer la façon dont les femmes s'habillent ?

Non. Si les contrastes vestimentaires d’origine socio-économique s’atténuent quelque peu, la traditionnelle opposition entre modes masculines et féminines tend à s’exacerber, malgré les efforts de rares proto-féministes qui osent circuler à pied en amazones, vêtues de vestes à poches visibles et boutons, et en chapeaux d’allure masculine.

A quoi correspond le phénomène des Incroyables et des Merveilleuses, ces jeunes qui étaient habillés de manière sophistiquée et extravagante ?

Il s’agit d’une réaction, au double sens – politique et psychologique – du mot, mais elle me semble limitée dans le temps et l’espace, malgré l’« incroyable » prolifération des caricatures et des récits qui nous poussent à croire en un phénomène massif.

En conclusion, et pour reprendre une phrase de l'historien Daniel Roche, peut-t-on dire que la Révolution a prouvé que « rien n'est futile » dans la mode ?

Les révolutionnaires ont rêvé de « régénération des modes » tout en proclamant, du moins les plus démocrates d’entre elles et eux, « la liberté » de les adopter, de les refuser ou de les bricoler selon son goût. Toute mémoire est costumée, mais comme toujours, cet imaginaire est trompeur et nous pousse à oublier à la fois la longue durée des changements de modes, les contraintes économiques qui les restreignent et l’éphémère de propositions vestimentaires radicales inscrites dans le temps court.

Nicole Pellegrin est historienne. Spécialiste des relations de genre et des pratiques vestimentaires aux XVIIIe et XIXe siècles, elle est cofondatrice de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Etude des Femmes d’Ancien Régime) et chargée de recherche au CNRS.