Interview

La « tentation monarchique » en France : conversation avec Éric Bonhomme

le 05/05/2022 par Éric Bonhomme, Marina Bellot
le 05/05/2022 par Éric Bonhomme, Marina Bellot - modifié le 05/05/2022

Entre coups d'État et révolutions, la France connaît depuis deux siècles de fréquents changements de régimes. D'où vient la fragilité du pacte constitutionnel français ? L'historien Éric Bonhomme montre que la tentation monarchique a traversé toute l'histoire contemporaine, jusqu'à la Ve République.

RetroNews : En quoi l’épisode révolutionnaire est-il selon vous la source du péché originel, c'est-à-dire de la difficulté de la France à choisir son mode de gouvernement ?

Éric Bonhomme : Les dix années de la Révolution sont, en quelque sorte, un condensé de ce qui va se passer ensuite. Entre 1789 et 1799, toutes les formules institutionnelles ont été expérimentées (monarchie constitutionnelle, régime d’assemblée, exécutif collégial associé au bicamérisme) sans qu’une solution durable se dégage. La Révolution annonce les incertitudes de l’avenir. La grande caractéristique de la France, c’est que la république se fait contre la monarchie, dans un balancement qui va durer un siècle. La tentation monarchique traverse toute l'histoire contemporaine de la France, jusqu'aux institutions de la Ve République.

Quel est l'esprit de la Charte de 1814 établie sous la Restauration ? Dans quelle mesure est-elle une synthèse entre les acquis de la Révolution et l'héritage de l'Ancien Régime ?

En réalité, la Charte de 1814 comporte surtout une grosse part de l'héritage de l’Ancien Régime. Certes, Louis XVIII reprend la Déclaration des droits de l’homme dans la déclaration du droit public des Français : il est obligé de tenir compte des acquis de la Révolution. Formellement, le texte instaure un régime de type bicamérisme (une chambre des députés et un sénat) qui copie la morphologie du système anglais, sans en adopter la pratique parlementaire. Dans la monarchie anglaise, les deux chambres ont beaucoup de pouvoir, alors qu’en France, sous la Restauration, elles sont réduites à la portion congrue. En amont, le roi a seul l'initiative des lois. En aval, quand la loi est votée par la chambre des députés, c’est le roi qui la sanctionne. Il tient les deux bouts de la procédure législative.

C’est donc un faux régime parlementaire. Il faut toutefois apporter une nuance : s’amorce à ce moment-là une publicité du débat politique. Cette pratique du débat, née sous la Révolution, réapparaît et va se confirmer sous la Monarchie de Juillet. L’un des éléments déterminants est qu’on ne peut alors plus demander le huis clos pour les séances de la chambre. Une connexion se crée ainsi entre le pays et le pouvoir législatif.

 

« Les processus démocratiques n'accouchent pas forcément d’un régime républicain. » 

En quoi la Charte de 1830 opère-t-elle un renversement de la logique de 1814 ?

Oui, on assiste en effet à un renversement de la logique : la Charte n'est plus octroyée, elle est l'émanation de la souveraineté nationale. Le pouvoir vient donc du peuple. En même temps, on reste dans un suffrage censitaire extrêmement limité. À la veille de la révolution de 1848, on compte environ 241 000 électeurs sur 28 millions d’habitants. C’est certes plus que sous Louis XVIII et Charles X mais cela reste très peu. D'où la revendication du suffrage universel, qui est l’une des raisons de la révolution de 1848.

L’élargissement de cette base d'électeurs fait-elle du régime un régime républicain ? *

Le passage au suffrage universel est incontestablement républicain, tout comme la libération de la presse, qui sont deux marqueurs de la démocratie. Pour les républicains, la liberté de la presse est l’essence même de la République. Après 1848, de très nombreux journaux apparaissent, y compris des journaux féministes, tel que La Cause du peuple lancé par George Sand. Des mesures très symboliques sont prises, comme l’abolition de l'esclavage dans les colonies. Tout cela souligne le passage à la République.

Mais, parallèlement, quand on appelle les Français à voter en avril 1848, ils envoient à l’Assemblée constituante une majorité de monarchistes. Du point de vue de la culture politique, les Français du milieu du XIXe siècle sont sous l’emprise des notables. Les républicains ont essayé de contrer cette réalité en plaçant les bureaux de vote uniquement dans les chefs-lieux de canton, pensant qu’ainsi les paysans, contraints de faire des kilomètres à pied, n’iraient pas voter. Or tout le monde y va ! Il y a à cette époque une très forte mobilisation électorale, d’environ 83%. Le fait que les Français envoient une majorité monarchiste à la chambre révèle une réalité intéressante : des processus démocratiques n'accouchent pas forcément d’un régime républicain.

 

Vous évoquez les germes d'une nouvelle république qui apparaissent sous le Second Empire. Quels sont-ils ?

La république sous l’empire est un très beau thème. On est là dans un monde de résistance, qui prend deux formes : l’une plus ou moins clandestine, avec des gens qui restent en France, et l’autre qui prend la forme de l’exil avec des émigrés comme Victor Hugo qui refuse l’amnistie offerte par Napoléon III : « quand la liberté rentrera, je rentrerai ». Ceux qui restent en France écrivent sur les questions sociales, tel Jules Simon qui évoque la condition des ouvrières du textile qui travaillent 12 à 14 heures debout derrière une machine. Mais politiquement, jusqu'au milieu des années 1860, ils pèsent très peu.

Cependant, beaucoup réfléchissent sur la liberté républicaine, l'égalité, la propriété.Toute cette réflexion va nourrir la future république. En revanche, comme le montre Nicolas Roussellier dans son ouvrage La Force de gouverner, il n’y a pas dans ces années-là de réflexion sur ce que devraient être des institutions républicaines. Si bien qu’un peu paradoxalement, c’est Napoléon III qui crée l'embryon du régime parlementaire quand, en janvier 1870, il appelle au pouvoir Émile Ollivier, le chef du Tiers parti qui est alors majoritaire au sein du Corps législatif. Auparavant, les ministres étaient choisis par l'empereur et n’étaient responsables que devant lui. Il n’y avait pas de solidarité gouvernementale : les ministres pouvaient être nommés et révoqués indépendamment les uns des autres.

 

« L'instabilité gouvernementale ne signifie pas qu’un régime est moribond. »

En quoi les lois constitutionnelles de 1875 sont-elles une source intrinsèque de fragilité pour les institutions de la IIIe République ?

Les institutions de la IIIe République ont été faites sur la base d’un compromis entre les républicains - qu’on appellera ensuite opportunistes - et les orléanistes, c'est-à-dire les monarchistes, favorables à une monarchie constitutionnelle. Comme les républicains n'ont pas réfléchi sur la nature du régime, ils sont un peu démunis, et ce sont les orléanistes qui vont mettre en place les institutions. Ces institutions sont donc au départ orléanistes, avec un exécutif fort, un bicamérisme et un équilibre voulu entre l'exécutif et les deux chambres. Dans les lois constitutionnelles, le régime est à la fois présidentiel et parlementaire.

Cette tension aboutit à une crise au mois de mai 1877 : Mac Mahon, le président de la République, dissout la Chambre présidée par Gambetta, dont la majorité est devenue républicaine en 1876, et il organise de nouvelles élections, espérant obtenir une assemblée monarchiste. Mais les Français sont désormais majoritairement républicains et renvoient siéger une chambre identique. Mac Mahon démissionne en 1879 et à ce moment-là s'impose une vision des institutions qui fera jurisprudence, selon laquelle le président de la République s’engage à ne plus dissoudre la chambre des députés.Cette pratique va être consubstantielle de la IIIe République.

Est-ce l'une des raisons de la grande instabilité ministérielle de la IIIe République ?

Il est vrai que sous la IIIe République on change souvent de gouvernement - ils durent en moyenne neuf à dix mois, deux ans pour les plus longs. Mais cette très forte instabilité gouvernementale est corrigée par un jeu de chaises tournantes : ce sont toujours les mêmes qu’on retrouve au pouvoir, à des postes différents. Cela n'empêche pas par ailleurs le régime d'évoluer : il passe ainsi d’un régime opportuniste (républicain modéré) jusqu'en 1898 à la république radicale puis, à la veille de la guerre de 1914, c’est un socialiste indépendant, René Viviani, qui est président du Conseil.

La République se déplace vers la gauche et arrive à gérer les nouvelles questions qui se posent - la séparation de l'Église et de l'État, la question sociale… L'instabilité gouvernementale ne signifie pas qu’un régime est moribond.

Quelle est la teneur des débats, particulièrement vifs après la Première Guerre mondiale ?

En réalité, ces débats ont presque toujours existé. Dès les années Ferry, en 1880, des hommes politiques, dont Jules Ferry, plaident pour un renforcement du pouvoir exécutif. Poincaré, Millerand se posent également ces questions. Néanmoins, il est vrai que dans les années 1920 et 1930 cette contestation se renforce.

De vrais projets de transformation institutionnelle naissent, en particulier le projet porté par un homme de droite, André Tardieu, qui voudrait transformer le Sénat pour en faire une chambre qui représenterait les catégories socio-professionnelles. Il porte également l’idée de rétablir le droit de dissolution et celle d’accorder aux femmes le droit de vote. Cette réforme des institutions se pose avec de plus en plus d'acuité, d’autant que la crise des années 1930 amène à repenser la question de l'intervention de l'État, et donc la place du pouvoir exécutif.

Sous Vichy,  comment s'exprime la « haine » de la République ?

L’historien Olivier Wieviorka parle de la revanche des anti-dreyfusards. Dans « la haine de la République », l’armée joue un rôle important et la question de sa place n’a pas été définitivement réglée par l’affaire Dreyfus. C’est l’une des sources de l’effondrement de la IIIe République. L’armée impose sa vision de la défaite par le choix de l’armistice. L’armistice sauvegarde l’honneur de l’armée et fait peser la responsabilité de la défaite sur le gouvernement. Derrière cela, il y a la volonté de mettre fin à la IIIe République qui, pour Pétain, s’apparente clairement à un régime en décomposition. D'où des mesures antirépublicaines comme l’interdiction de la maçonnerie, la fermeture des écoles normales d'instituteurs...

Après la guerre, il y a une contradiction : d’un côté, on ne veut plus des institutions de la IIIe République, mais dans le même temps, comme on sort de quatre ans de pouvoir maréchaliste, on ne veut pas non plus renforcer l’exécutif. Dans cette situation, De Gaulle est le seul à vouloir un rééquilibrage des institutions en faveur de l’exécutif. C’est cet isolement qui le pousse à la démission. Les trois partis qui sortent de la Résistance restent, eux, favorables à un régime parlementaire. Si bien que la guerre n’accouche pas du tout d’une révolution constitutionnelle mais plutôt d’un « replâtrage », comme le dit Serge Berstein.

Ce qui aggrave les choses du point de vue institutionnel par rapport à la IIIe République, c’est le système de la double investiture : sous la IVe, le président de la République nomme son président du Conseil, qui fait une déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale, qui lui vote la confiance. Ensuite, le président du Conseil choisit ses ministres. Or l’erreur que fait Paul Ramadier quand Vincent Auriol le nomme est de soumettre la liste des ministres au parlement, ce qu’il n’est pas obligé de faire. La constitution des gouvernements devient alors un marchandage systématique entre les partis. La IVe République travaille néanmoins, elle reconstruit, elle crée l’Europe… Qui peut dire qu’elle n’aurait pas survécu, sans la guerre d’Algérie ?

En quoi la Constitution de la Ve République porte-t-elle des ambiguïtés ?

En 1958, une vraie rupture est possible parce qu'à la tête de cette modification, il y a un homme charismatique, de Gaulle, qui a une vision très claire des institutions. Dans cette Constitution, il y a l'idée de donner à l'exécutif les moyens de sortir de la guerre d'Algérie : l’article 16 qui permet au président de prendre les pleins pouvoirs s'explique notamment par ce contexte. Au fond, on ne dit jamais assez que cette Constitution a été voulue par un militaire de formation, dans un contexte de guerre. C’est essentiel et cela explique aussi que l’Assemblée nationale donne les pouvoirs à de Gaulle pour modifier l’architecture institutionnelle.

L'élection du président au suffrage universel, suite à la révision constitutionnelle de 1962, transforme complètement le régime. Cela crée une double légitimité : celle du parlement et celle du chef de l'État. Tous les présidents français se sont adaptés à cette Constitution parce qu’elle leur donnait beaucoup de pouvoir. Tous se sont glissés, avec plus ou moins de bonheur, dans les habits du général de Gaulle. La révision constitutionnelle voulue par Jacques Chirac en 2000, en alignant la durée du mandat présidentiel et celle de la législature, a encore accentué la puissance du chef de l’État jusqu’à déséquilibrer les institutions aux dépens du Parlement.

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Historien spécialiste de l'histoire politique contemporaine, Éric Bonhomme est professeur de Chaire supérieure au lycée Montaigne de Bordeaux. Son ouvrage, D'une monarchie à l'autre, est paru aux éditions Dunod en février 2021.