Interview

« L’album d’Auschwitz » : photos de la banalité du mal

le 06/03/2023 par Alice Tillier-Chevallier , Tal Bruttmann - modifié le 10/03/2023
Arrivée au camp d'Auschwitz-Birkenau, photo extraite de l'« album d'Auschwitz » - source : Éditions du Seuil
Arrivée au camp d'Auschwitz-Birkenau, photo extraite de l'« album d'Auschwitz » - source : Éditions du Seuil

Conversation avec l’historien de la Shoah Tal Bruttmann au sujet du célèbre et infâme « album d’Auschwitz », corpus de photos de déportés réalisé par les SS au camp de concentration et d’extermination.

Le 11 avril 1945, au camp de Mittelbau-Dora – où elle a été déplacée après avoir été déportée à Auschwitz un an plus tôt –, Lili Jacob trouvait, dans une table de chevet d’une caserne SS, caché sous une veste de pyjama, un album photo sur lequel elle reconnaît le rabbin de sa communauté. Y découvrant les visages de ses parents et de ses grands-parents – et aussi le sien –, elle décide d’emporter l’album et le conserve précieusement. 

Diffusées à partir de copies réalisées par le Musée juif de Prague, certaines de ses photos deviennent rapidement des icônes et autant de preuves accablantes des crimes nazis. Au point que le corpus, donné par Lili Jacob à l’institut Yad Vashem en 1980, est souvent appelé simplement « L’Album d’Auschwitz ». On apprendra bientôt que celui-ci fut réalisé par les SS eux-mêmes en vue de « documenter » la déportation des Juifs de Hongrie à compter du printemps 1944. 

L’archive était donc connue depuis plusieurs décennies, mais laissait encore de grandes parts d’ombre. Dans une nouvelle édition parue au Seuil, trois historiens renouvellent la connaissance de l’album et du fonctionnement du camp d’Auschwitz-Birkenau. Entretien avec l’un d’eux, Tal Bruttmann, historien de la Shoah et des politiques antisémites.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : L’Album de Lili Jacob est une source historique connue depuis plusieurs décennies : certaines photos ont été publiées peu de temps après la guerre, l’album lui-même a été produit lors du procès de Francfort en 1964, et il a fait l’objet de quatre éditions entre 1980 et en 2005. Comment s’est imposée à vous l’idée de rouvrir le dossier ?

Tal Bruttmann : En effet, le corpus n’est pas neuf : les photos ont commencé à circuler dès le début des années 1950. Je le connaissais bien évidemment, pour l’avoir utilisé dans le cadre de mes recherches, et comme pour tout le monde, il rassemblait, à mes yeux, les photos d’un convoi arrivé à Birkenau à la fin mai 1944. 

C’est Christoph Kreutzmüller, il y a 10 ans, qui a attiré mon attention sur des détails qui invalidaient cette interprétation : certaines photos avaient été prises sous le soleil, d’autres sous la pluie, et à y regarder de plus près, nous nous sommes aperçus que les wagons visibles à l’arrière-plan appartenaient à des trains différents… Il y avait donc là plusieurs séries de photos, prises à des dates diverses, et qui avaient été mélangées lors de la constitution de l’album, ce qui avait induit tout le monde en erreur. 

C’est tout un travail de déconstruction de l’album et de reconstitution de chacune des séries que nous avons donc réalisé. Il nous a permis de déterminer que ce n’était pas un mais douze convois qui avaient été photographiés sur une période s’étalant entre le 16 mai 1944 et le début du mois d’août suivant.

Vous avez collaboré sur ce projet avec deux collègues allemands, Christoph Kreutzmüller, que vous citiez, et Stefan Hördler. Fallait-il être trois pour scruter à la loupe, comme vous l’avez fait, les quelque 200 photos de l’album ?

Nous avons chacun une spécialité qui était indispensable à leur analyse : Stefan Hördler, spécialiste de la SS des camps, a pu étudier l’ensemble des uniformes et des décorations visibles sur les photos ; Christoph Kreutzmüller a apporté tout son savoir sur la photographie dans la société nazie ; j’avais moi-même la connaissance très précise du site de Birkenau qui, seule, permettait d’identifier les lieux de prises de vue et les espaces présents dans le champ de l’appareil – ou hors champ, à proximité immédiate. 

Malgré tout le travail abattu, nous n’avons pas épuisé la richesse documentaire de l’Album. Il est probable que d’ici 10, 20 ou 50 ans, un regard neuf fera émerger d’autres questionnements et d’autres analyses. Il resterait aussi à étudier, à partir de leurs vêtements, les appartenances de certains groupes de déportés à telle ou telle communauté – on sait que chaque courant avait ses propres codes vestimentaires –, mais aucun historien n’a aujourd’hui cette connaissance fine des communautés juives orthodoxes de Hongrie.

Qui donc a constitué l’album, et dans quelle intention ?

Les photos ont indéniablement été prises par Bernhard Walter, responsable du service anthropométrique d’Auschwitz-Birkenau et par Ernst Hofmann, son adjoint. L’ordre émanait très certainement du commandant du camp lui-même, Rudolf Höss, qui avait été promu à Berlin à la fin de l’année 1943 mais a été rappelé en mai suivant du fait de la défaillance de son successeur, pour superviser le « programme Hongrie ». 

Ce programme avait pour objectif de déporter plus de 600 000 Juifs en l’espace de trois mois : quand on sait que les déportations de 1942-43 avaient concerné 500 000 personnes, on mesure le caractère inédit et colossal de cette opération. Dans les faits, les Juifs hongrois seront 430 000 à être déportés en 60 jours.

Avec cet album qui est très certainement l’annexe illustrée d’un rapport que nous n’avons pas retrouvé, Höss souhaite montrer aux hiérarques du régime que cette entreprise colossale est menée de main de maître, que les flux constants de trains et de déportés se déroulent dans le calme et sans violence. De fait, le camp est peu visible : il apparaît ici et là à l’arrière-plan, mais il est évident qu’il n’est pas le sujet de l’album.

Les photos, étalées sur plusieurs semaines, témoignent en revanche de l’évolution des objectifs nazis : la fin de l’album montre la sélection d’une proportion plus importante de travailleurs. Car pour pallier le manque de main-d’œuvre dans l’industrie, notamment aéronautique, les nazis décident en 1944 d’envoyer une partie des prisonniers d’Auschwitz travailler en Allemagne…

Comment expliquer que l’album a été retrouvé à Dora, camp satellite de Buchenwald ?

Il s’agit très certainement de l’exemplaire personnel – le « trophée de chasse » –  de Bernhard Walter, qui s’est enfui d’Auschwitz avec les derniers SS le 21 janvier 1945 et est arrivé en février 1945 à Mittelbau-Dora. D’autant que l’on sait, d’après le témoignage d’un prisonnier qui était employé au laboratoire photo, que l’album avait été réalisé en une quinzaine d’exemplaires.

Or celui-ci est relié d’une grossière ficelle de chanvre. Il est bien loin de la qualité des autres albums nazis qui nous sont parvenus, notamment le rapport Stoop qui documente l’écrasement du ghetto de Varsovie et dont l’exemplaire destiné à Himmler était très richement décoré. 

Groupe de déportées gênées par l'odeur du camp, photo extraite de « L’album d’Auschwitz » - source : Éditions du Seuil
Groupe de déportées gênées par l'odeur du camp, photo extraite de « L’album d’Auschwitz » - source : Éditions du Seuil

« L’interprétation des émotions sur des photos est très délicate, et il faut vraiment être prudent. Un sourire dit tout et ne dit rien. Il peut traduire la joie, mais aussi la gêne. Il peut avoir été fait sur l’ordre d’un SS ou obéir à la norme sociale du sourire devant l’objectif. »

Les nazis, en prenant ces photos, ne craignaient-ils pas de laisser des preuves accablantes de leurs crimes ? Comment comprendre que l’album ne fut pas détruit par les SS qui quittaient le camp ?

Jusqu’en 1943-44, si la prise de photos dans les camps est soumise à une autorisation spéciale, ce n’est pas pour éviter de laisser des preuves – l’Allemagne n’est pas encore en train de perdre la guerre. Ce qui compte, c’est de ne pas heurter l’opinion allemande : « Chaque Allemand a son bon juif », disait Himmler dans son discours de Posen en octobre 1943. Des photos sont néanmoins prises régulièrement : l’administration allemande – parce qu’elle joue son rôle d’administration –  documente les opérations, remplit des registres, fait des statistiques, et prend des photos. 

A la fin de la guerre, le contexte est différent et les nazis détruisent bon nombre de leurs archives, mais cette destruction est tout de même à relativiser : quel président de la République ne fait pas le ménage à la fin de son mandat ?

Ces destructions expliquent sans doute qu’on n’ait retrouvé que l’exemplaire de Walter. Bien d’autres documents doivent leur conservation à des hasards : le seul exemplaire du protocole de Wannsee (sur la « Solution finale ») que nous ayons – sur les quelque 30 copies qui avaient été réalisées – a été retrouvé dans un dossier du ministère des Affaires étrangères, entre deux courriers anecdotiques...

Quand on feuillette l’album, avec ses photos de taille standard (10 x 13 cm), se dégage surtout une impression de foule, une masse de visages…

Le regard a tendance, en effet, à être absorbé par le premier plan, qui est très dense. Notre lecture est aussi influencée par le fait que l’on connaît le destin tragique des déportés. Et ce qui n’apparaît pas à première vue, c’est la violence omniprésente : les cannes utilisées par les SS, qui en ont dépouillé les déportés ; les visages d’hommes bandés pour dissimuler leur absence de barbe, rasée de force avant le départ du convoi ; les hommes photographiés sans leur chapeau sur ordre des SS – autant d’actes d’humiliation délibérée des déportés.

Certaines photos – de groupes assis sur l’herbe, grignotant un quignon de pain – sont composées comme des scènes de pique-nique. Elles traduisent là encore le mépris des nazis et disent très clairement : « regardez comme ces imbéciles de Juifs se laissent mener jusqu’aux chambres à gaz sans se douter de rien »…

Arrivée et séparation des déportés au camp, extrait de « L'album d'Auschwitz » - source : Editions du Seuil
Arrivée et séparation des déportés au camp, extrait de « L'album d'Auschwitz » - source : Editions du Seuil

« Cet album ne fait pas que documenter le crime. Il fait partie du crime. »

Beaucoup regardent l’objectif et parfois sourient, ce qui est évidemment très troublant…

L’interprétation des émotions sur des photos est très délicate, et il faut vraiment être prudent. Un sourire dit tout et ne dit rien. Il peut traduire la joie, mais aussi la gêne. Il peut avoir été fait sur l’ordre d’un SS ou obéir à la norme sociale du sourire devant l’objectif. 

L’album montre aussi des regards assassins, des yeux délibérément détournés, des visages cachés, et même des femmes et des enfants qui tirent la langue au photographe.

Il faut savoir que les déportés n’étaient pas tous ignorants du sort qui les attendaient. Les détenus qui étaient employés à l’arrivée des convois, notamment pour le tri des objets et qui sont bien visibles sur les photos de l’album, bravaient pour certains l’interdiction formelle qui leur était faite de parler aux arrivants, et essayaient de leur glisser quelques informations, conseillant notamment aux adolescents de dire qu’ils avaient 15 ans même quand ils étaient plus jeunes, pour qu’ils soient choisis comme travailleurs.

Que montrent les photos du processus de sélection ?

L’idée prévalait jusque-là, sur la base des témoignages de rescapés, que la sélection envoyait à gauche à la mort, à droite au travail. On s’aperçoit en reconstruisant les séries de l’album qu’en réalité, les procédures varient d’un convoi à l’autre et que les chambres à gaz pouvaient se trouver d’un côté comme de l’autre ; les femmes sont parfois sélectionnées avant les hommes, parfois en parallèle ; on voit sur plusieurs séries qu’une fois la sélection passée, les déportés stationnent sur les voies ferrées – ils doivent attendre avant de se rendre au Zentralsauna, où se fait l’enregistrement des travailleurs, parce que le chemin est le même que celui des chambres à gaz IV et V.

Jusqu’en mai 1944, les convois s’arrêtaient à l’extérieur du camp, avant que cette nouvelle rampe ne soit construite – elle est encore en travaux à ce moment-là. Les procédures ne sont pas systématisées.

Les informations fournies par l’album vont bien au-delà du visuel et donnent également des indices sur le bruit, la chaleur, les odeurs…

La reconstitution des séries a permis de prendre conscience du balai incessant de voitures, de motos et de camions qui soulèvent des nuages de poussière et ajoutent leur bruit à celui des quelque 3 000 paires de pieds, aux cris et aux pleurs de chaque convoi. Il n’est pas difficile d’imaginer l’atmosphère pestilentielle qui régnait quand on voit les objets souillés sortis des wagons après plusieurs jours de voyage, comme les fumées émanant des cuisines – connues pour l’odeur écœurante de choux qu’elles répandaient dans le camp – ou des fosses d’incinération voisines. Le geste des deux femmes qui se couvrent le nez d’un mouchoir sur l’une des photos ne trompe pas.

La sélection des déportés vêtus de lourds manteaux, portant parfois deux ou trois couches de vêtements parce qu’ils ont voulu emporter autant d’affaires qu’ils le pouvaient, se déroule sous un soleil plombant. La soif transparaît sur les clichés, perceptible aux récipients tenus à la main.

Au-delà des informations cruciales extraites de cet album, votre travail a-t-il in fine pour objectif de déconstruire la valeur iconique de ces photos ?

L’album a une immense valeur documentaire, mais au-delà de ce qui est montré, il faut avoir conscience de qui regarde et prend les photos : des SS qui disposent d’un savoir que n’ont pas les victimes, qui les tiennent sous leur objectif alors que les chambres à gaz sont juste dans leur dos et qui réalisent un album composé de moments présentables, mis en scène, dans lesquels la violence est gommée.

Cet album ne fait pas que documenter le crime. Il fait partie du crime. 

Tal Bruttmann, spécialiste de la Shoah et des politiques antisémites, est chercheur associé de l’UMR Héritages, Cergy Paris Université. Il est notamment l'auteur de Au bureau des Affaires juives. L’administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944 (La Découverte, 2006) et de Aryanisation économique et spoliation en Isère (PUG, 2010). 

Un album d’Auschwitz, Comment les nazis ont photographié leurs crimes, co-écrit avec Stefan Hördler, Christoph Kreutzmüller, vient de paraître aux éditions du Seuil.