Interview

L’émancipation « entravée » : comment la politique empêche la liberté

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« Madame la Représentante du Peuple ou l'émancipation de ces dames, folie », 1849 – source : Gallica-BnF

Conversation avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey autour des récupérations idéologiques des idées et discours émancipateurs qui ont lardé les XIXe et XXe siècles – et dont nous constatons chaque jour les ultimes conséquences.

Michèle Riot-Sarcey est historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-VIII-Saint-Denis. Elle travaille notamment sur les utopies politiques et vient de faire paraître L’émancipation entravée, L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle aux éditions La Découverte, somme historique revisitant les « moments » où la rationalité politique a récupéré ou étouffé – parfois avec une extrême violence – les aspirations progressistes d’une partie de la population.

Propos recueillis par Julien Morel

Michèle Riot-Sarcey participera au festival L’Histoire à venir, qui se tiendra du 24 au 28 mai 2023.

RetroNews : Les désirs d’émancipation ont été la source de nombreux désaveux au XXe siècle ; de quelles façons la rationalité politique les a-t-elles absorbés, et dans quels type de systèmes ?

Michèle Riot-Sarcey : Je ne poserai pas la question en ces termes. Le désir de s’émanciper des tutelles et/ou des contraintes sociales et politiques n’a jamais cessé d’animer les individus comme les collectifs. Ces manifestations sont au cœur du mouvement de l’histoire du XIXe siècle.

Après la Première Guerre mondiale, plus précisément après les années 1920, les voix populaires sont beaucoup plus indirectes. La confiscation de la liberté par le libéralisme triomphant d’une part, l’institutionnalisation des organisations politiques d’opposition d’autre part, permet aux représentants des dominés ou des dépossédés d’intervenir au nom des masses. De ce fait la volonté des « gens d’en bas », le plus souvent interprétée par d’autres, n’est guère audible. En étant constamment représentée, la parole populaire, confisquée, est dissoute dans un discours idéologie dont la légitimité téléologique ne peut être mise en cause tant elle semble s’inscrire dans le « sens de l’histoire » ou dans celui d’un marxisme léniniste qui s’exprime par la voix univoque du Komintern – ou selon l’abréviation russe, la Troisième Internationale.

Vous situez un moment positivement émancipateur : les révolutions de février et juin 1848. Qu’est-ce qui « advient » en France à ce moment-là, et qu’est-ce qui distingue ces journées d’autres moments révolutionnaires ?

Il est nécessaire de situer la Révolution de 1848, dans l’histoire longue de la Révolution française, commencée en 1789, elle-même d’une certaine manière héritière des Lumières, tout comme la Révolution anglaise le fut. Cette dernière se prolonge avec la Révolution américaine. L’ère des révolutions ouvre le chemin des libertés en offrant aux populations l’espérance d’un progrès humain par la voie de l’émancipation. Or, chacune des révolutions reste inachevée. La minorité possédante, déjà libre, arrête un processus que les plus lucides, parmi les autorités libérales, estiment pourtant inévitable. Ainsi, malgré les répressions, l’esprit de liberté hante les populations bien décidées à conquérir le pouvoir d’agir. Encore fallait-il savoir ce ...

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