RetroNews
À partir de quel moment le suffrage féminin devient une question sérieuse dans l’esprit des législateurs ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
Une société où les femmes auraient les mêmes droits que les hommes fut pendant longtemps utopique. Pourtant, cette idée fleurit chez certains. Déjà Condorcet, pour ne parler que de lui, publie en 1791 Sur l’admission des femmes au droit de cité. Il place les femmes dans un statut de citoyenne, supposant leur possible participation aux élections. Même s’il n’y a pas consensus, d’autres rejoignent cette réflexion. Olympe de Gouges, par exemple, même si elle ne se bat pas vraiment pour le vote féminin, mais plutôt pour le droit de parler à la tribune.
Et puis évidemment, c’est dans la tête des premières féministes, même si le terme est un peu anachronique, qui vont revendiquer ce droit de vote à égalité avec les hommes en tant que citoyenne. Dès 1848, des journaux féministes revendiquent le droit de vote des femmes. C’est une presse riche, mais très peu diffusée. Ce qui me paraît le plus intéressant, c’est quand elles arrivent à se faire publier dans des journaux aux audiences beaucoup plus grandes. C’est notamment le cas d’Hubertine Auclert.
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Hubertine Auclert, un combat féministe

Pour donner de la visibilité à leurs combats et intéresser les journaux, elles n’hésitent pas à mener des actions. Par exemple, la journaliste Jeanne Lanoë en 1908, est envoyée comme candidate aux élections municipales de Paris pour faire un long reportage, un feuilleton, ce qui rend le droit de vote des femmes très sympathique. Dans cette dimension, une des actions médiatiques connues est celle du grand référendum du quotidien Le journal, en 1914. Le journal crée un référendum, où plus de 500 000 personnes viendront donner leur avis sur le vote des femmes.
Des hommes militent également à côté de ces féministes et proposent des réformes au législateur : Victor Considerant, par exemple ou le député Pierre Leroux, qui en 1851 porte une proposition de loi à la tribune, en faveur d’un vote féminin. Toutefois, les réactions souvent railleuses démontrent comment le sujet reste très éloigné des mentalités de l’époque.
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Qu’est-ce que cela dit de la place des femmes dans la société à ce moment-là ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
Il existe un principe de séparation des sphères qui est un des grands principes du XIXe siècle. C’est très binaire, femmes et hommes sont complémentaires, chacun a son rôle. Celui de l’homme est d’être tourné vers l’extérieur, aux femmes, on laisse la gestion de l’intérieur, l’éducation des enfants, le foyer, etc. Pourtant, en réalité, de nombreuses femmes travaillent. Les rôles sont en fait beaucoup moins binaires que ce que le XIXe siècle nous a laissé comme idéologie, une idéologie qui est d’ailleurs très bourgeoise. Certaines historiennes se sont par exemple penchées sur les paysans. Elles démontrent que d’une société paysanne à l’autre, d’une région à l’autre où même d’un canton à l’autre les rôles féminins seront les rôles masculins et inversement. Après, dans la loi il y a une inégalité criante. Il suffit d'observer le code Napoléon. Il y a une grande inégalité en particulier pour les femmes mariées. Une fois mariées, elles perdent leur autonomie pour être soumises au bon vouloir de leur mari sur nombre de sujets (gestion de son argent, lieu d’habitat, autorité sur ses enfants, etc.), et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. Le statut des femmes à cette époque-là est inégalitaire et cela se ressent aussi sur les questions de droits politiques.
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Lorsque les femmes obtiennent le droit de vote, est-ce que l’on attend d’elles qu’elles s’expriment sur des sujets précis ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
Du Parti communiste jusqu’à l’Église, il y a cette même idée que les femmes peuvent maintenant s’exprimer sur leur vision de la famille : éducation, vie quotidienne, lutte contre la vie chère… C’est également pour ça que lorsqu'elles sont élues, les missions qui leur sont confiées sont liées à la petite enfance, à l’hygiène, à toutes ces questions de vie quotidienne. Les premières femmes ministres ou secrétaires d’État ont été déléguées à des missions en lien avec la santé, l’éducation, la vie quotidienne, et évidemment les ministères régaliens ont attendu longtemps avant d’avoir des femmes à leur tête.
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Comment se situe la France par rapport aux autres pays ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
En 1945, la France est l’un des derniers pays européens à donner le droit de vote aux femmes. Deux facteurs amènent à l’acceptation du droit de vote des femmes : un élément de mentalité d’abord et un déclic politique ensuite En Europe, la Finlande est le premier pays à accorder le droit de vote aux femmes en 1905-1906, c’est le moment où l’indépendance est obtenue et où une nouvelle Constitution est mise en place. Le moment où la Norvège accorde le droit de vote aux femmes, c’est le moment où elle se sépare de la Suède et établit une Constitution. On a le même processus en 1917 avec la Russie. Sachant qu’en France en 1919 la chambre des députés vote en faveur du vote des femmes, mais il y a un blocage au Sénat, justement parce que le Sénat, quelque part, veut garder la stabilité de la République. La République s'effondre en 1940 et c’est au moment où on recrée une nouvelle Constitution que là, on vient intégrer les femmes.
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Comment la presse raconte ce premier vote des femmes le 29 avril 1945 ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
Avant le vote, il y a un véritable effort pour intégrer les femmes dans le discours, par exemple en indiquant “électrices et électeurs” dans les articles. D’un point de vue général, ce vote apparaissait comme normal, comme une évidence. Deux traitements médiatiques sont identifiables. Un traitement idéologique avec une forme de propagande où on incite les femmes à aller voter pour défendre leurs valeurs. On s’adresse directement aux électrices pour leur dire qu’elles ont un rôle à jouer. Un traitement très didactique est aussi présent dans les titres de presses. Ces titres vont venir expliquer aux femmes comment voter. Pour l’élection du 21 octobre 1945, un schéma du bureau de vote est même dessiné dans France-soir. Évidemment, cela s’adresse aux femmes, mais il ne faut pas oublier non plus que les hommes n’ont pas voté depuis 1936.
Après le vote, les récits de cette première élection indiquent que les femmes se sont déplacées massivement pour voter. On s’amuse également, avec des photos de jambes de femmes sous le rideau de l’isoloir ou de mères venant avec leurs landaus. Quelques photos de femmes élues parsèment également la presse.
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Dans votre livre La marche des citoyennes, vous écrivez : “qui pourrait aujourd’hui affirmer sans ciller que l’égalité est acquise ?”. L’égalité femmes hommes est-elle toujours fragile ?
Anne-Sarah Bouglé Moalic
La problématique est celle des femmes élues. On le voit avec les élections de 1945 et des années qui suivent : le nombre de femmes élues est très faible. Cela n’évolue quasiment pas pendant des décennies. Une partie de l’explication tient au fait que même si les femmes ont le droit de vote, on a du mal à considérer que leur rôle puisse être politique. On commence petit à petit à avoir une forme d’attention portée à ces questions-là. En 1974 sous Giscard, on a un premier ministère de la condition féminine. Mais il faut quand même attendre 1997 pour passer la barre des 10 % d’élus à l'Assemblée nationale...
Aujourd’hui à l’Assemblée nationale et au Sénat, il me semble qu’on est aux alentours de 37-38 %. Ce qui est déjà un progrès majeur.
Ce qu’il faut regarder ce sont les étages supérieurs, et là, on voit bien que les inégalités persistent. Quand vous regardez les exécutifs, il n'y a toujours pas de parité. Les chefs des exécutifs sont une grande majorité d’hommes. De même, quand on regarde un endroit qui aujourd'hui n’est pas réglementé, les EPCI (communautés de communes), et bien là, on voit que les exécutifs restent extrêmement masculins et qu’il y a 90 % d’hommes.
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