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« On a tiré sur Dreyfus ! »

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Le 4 juin 1908, lors du transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon, quelqu’un tire deux coups de feu en direction d’Alfred Dreyfus. Il s’agit de Louis Gregori, journaliste au Gaulois.

Le 4 juin 1908, les cendres d’Emile Zola sont transférées au Panthéon. La cérémonie en présence des présidents de la République, du Conseil et du Sénat ainsi que du ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau promet d’être faste et solennelle.

Cependant, le contexte est tendu. C’est Zola qu’on panthéonise, Zola l’écrivain de La Débâcle, roman anti-guerre se situant pendant la déroute de la France face à l’armée prussienne. Les débats sur son transfert au Panthéon ont été vifs dans l’hémicycle, entre le socialiste Jean Jaurès et le nationaliste Maurice Barrès, qui s’insurge que l’on glorifie un « antipatriote ».

Quelque chose va se passer

« À vrai dire, tout le monde, hier matin, en se rendant au Panthéon, s'attendait à ce que la journée ne se passât pas sans “qu’il y eût quelque chose”. Mais quoi ?

L'on avait lu, dans les journaux du matin, le compte rendu des manifestations esquissées la veille, au moment de la translation des cendres de Zola ; l'on avait constaté que La Libre parole, L'Éclair, L'Autorité et L'Action française [les grands journaux conservateurs d’alors, N.D.L.R.] rivalisaient de violence ; dans ce dernier journal même, M. Charles Maurras annonçait formellement “qu’il se passerait quelque chose” et qu'il y aurait “la journée du 4 juin”.

Mais quoi, encore ? »

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Rue Soufflot, une cinquantaine de jeunes nationalistes conspuent Zola, sans grand effet autre que de susciter des « Vive la République ! » en retour.

C’est en fait à la fin de de la cérémonie que l’incident va avoir lieu. Derrière le catafalque retentit un coup de feu qui passe à peu près inaperçu dans le brouhaha du Panthéon qui se vide. Mais une seconde détonation créé une véritable bousculade.

Mathieu, le frère d’Alfred Dreyfus, réagit immédiatement.

« Le premier coup de revolver avait été tiré derrière le commandant Dreyfus. Au bruit de la détonation, M. Mathieu Dreyfus se retourna et voyant le meurtrier tenant un revolver a fait dévier l'arme. Le projectile cependant est allé frapper au bras le commandant Dreyfus, pendant qu'il se retournait et qui, voyant un homme tirer sur lui, avait fait le geste machinal de lever le bras.

M. Mathieu Dreyfus, qui avait saisi le meurtrier, lui a demandé :

– Votre revolver était-il chargé ?

– Non, c'est une simple manifestation.

Et par deux fois le meurtrier a répété qu'il n'avait voulu faire qu'une manifestation.

En voyant les marques sanglantes sur le bras de son frère, M. Mathieu Dreyfus a dit alors : “Vous êtes un misérable ! Vous n'avez pas eu le courage de votre ignominie.” »

L’agitation qui s’ensuit tourne au lynchage de l’homme au pistolet. Là encore, Mathieu Dreyfus intervient – cette fois-ci, pour protéger le tireur.

« Pendant ce temps, en effet, à l'intérieur du Panthéon, l'agitation s'était accentuée. La foule, exaspérée, s'était précipitée sur un individu de petite taille qui brandissait un revolver de fort calibre : “A mort l’assassin !”, criait-on.

Les coups de cannes et d'ombrelles pleuvaient sur lui. Il ne tentait même pas de se défendre. Les gardes municipaux, sans y parvenir, essayaient de le soustraire à la fureur du public, et à côté de M. Mathieu Dreyfus, M. Lépine, M. Touny, M. Hennion, lui faisaient un rempart de leurs corps.

Non sans peine, le meurtrier, en fort piteux état, le col arraché, les vêtements en lambeaux, la figure tuméfiée, fut mené à la porte du Panthéon donnant accès vers la bibliothèque Sainte-Geneviève. »

Il s’agit de Louis Gregori, rédacteur au journal de droite Le Gaulois. Son geste étonne ses proches, car tout militariste qu’il soit, Gregori est un homme calme et mesuré, peu enclin aux passions et à la violence.

Un rédacteur du Gaulois fait part de sa surprise dans l’édition du lendemain.

« Il y avait là un homme que des gens soutenaient et un autre que d'autres gens assommaient. Le premier était M. Alfred Dreyfus, qui venait de recevoir dans le bras gauche une balle de revolver, et le second était M. Gregori, qui venait de la tirer.

J'avoue que je fus positivement abasourdi.

Je connais Gregori depuis environ vingt ans. Esprit froid, il m'apparaissait comme le dernier qui eût dû se livrer à un acte d'indignation aussi violente. Bien plus, j'ai positive et nette souvenance qu'aux temps où les passions étaient les plus chaudes et où chacun bataillait avec son tempérament propre, le scepticisme gouailleur de cet aîné avait souvent plaisanté la persistante jeunesse de mes convictions. »

Photo de l'arrestation de Louis Grégori devant le Panthéon, 1908 - source : WikiCommons

Le premier coup de feu a été tiré dans le dos mais la cartouche a raté. Le second a été tiré à hauteur de poitrine et Dreyfus ayant fait un mouvement pour se protéger, la balle s’est logée dans son bras.

On l’emmène pour les premiers soins. Louis Gregori est conduit au commissariat, où il fait sa première déclaration.

« Je me nomme Gregori, a-t-il déclaré tout de suite. Je suis syndic de la presse militaire. Je n'appartiens à aucun parti politique. Je suis militariste.

C’est comme syndic et aussi probablement comme doyen de la presse militaire française que j’ai voulu venger l'injure que le gouvernement infligeait à l'armée en la faisant assister à la cérémonie en l'honneur de Zola, l'auteur de La Débâcle.

Un point. C'est tout. »

Pour la rédaction du Gaulois, il ne s’agit finalement que d’un « drame avorté » de la part d’un « patriote exaspéré ». La faute en revient à Georges Clemenceau, qui a obligé l’armée à honorer la mémoire d’Émile Zola.

« Nous l'avons vu lancer à l'armée le plus monstrueux défi en l'obligeant à s'incliner, à incliner le drapeau devant l'auteur de La Débâcle, devant le mauvais citoyen […].

Cet homme qui n’a jamais soutenu une idée haute, dont le cœur n'a jamais battu pour une noble cause, cet homme enfin qui insultait ceux qui défendaient la patrie, parce qu'il n'avait pas eu le courage de suivre leur exemple, ce mercanti de lettres entrait au Panthéon par la volonté du Parlement et du gouvernement, et nos soldats devaient lui présenter les armes, et le drapeau, qu’il eût volontiers souillé, s'abaissait devant sa dépouille mortelle. »

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Poursuivant sa propre logique, l’article s’en prend également à Dreyfus, qui assistait à la cérémonie et qui aurait dû s’élever devant l’affront aux soldats.

« Lui qui se prétend militariste, que faisait-il dans ce cortège, où M. Gustave Hervé eût figuré dignement ?

Pourquoi n’a-t-il pas protesté, au moins par son absence ?

Comment n’a-t-il pas crié “Je suis un ancien soldat, épargnez à mes frères d'armes de saluer l'auteur de La Débâcle” ? »

Louis Gregori passe en procès au mois de septembre 1908 dans un contexte toujours extrêmement tendu. Sa défense ? La lutte contre le « dreyfusisme ».

Refusant la réhabilitation du capitaine et vomissant l’antimilitarisme de Zola, il affirme que c’est en situation de légitime défense qu’il a tiré.

« J’ai pensé que mon acte serait un pas vers le relèvement de la fierté nationale. Nous avons été provoqués, je plaide la légitime défense contre le dreyfusisme traitant la France en pays conquis.

Je n’ai pas la prétention de réviser la révision. Le jury pourra dire son dernier mot à cette page avilissante de notre histoire qu’il ne restera “plus qu’à déchirer”. »

Photo de Louis Grégori parue dans La Libre parole, 1910 - source : RetroNews-BnF

Son avocat plaide un fantasque « crime passionnel ». Et le jury l’acquitte le 11 septembre 1908.

Le journal socialiste L’Humanité semble à peine étonné du verdict.

« Il était prévu dès la première audience, un certain nombre de jurés ayant annoncé leur intention formelle de prononcer l'absolution. Et il faut reconnaître que l'état d'esprit dans lequel beaucoup de petits bourgeois vivent en ce moment a favorisé cette manière de voir.

Tout l'effort de ces dernières années a été perdu. »

À L’Aurore, le journal qui a publié le « J’accuse » de Zola [lire notre article], c’est la consternation devant ce « verdict imprudent ».

« S’il suffit, en effet, que les opinions représentées par un individu vous déplaisent pour qu'il vous soit permis de tirer dessus, toute tentative d'assassinat devient licite.

Vous n'aimez pas l'autorité : vous avez le droit de décharger votre revolver sur un gendarme. Vous êtes anticlérical : votre droit est de tuer un curé. Vous croyez avoir à vous plaindre de l'institution du jury : poignardez un juré avec sécurité.

Acquittement imprudent, absurde aussi. Crime passionnel, a dit l'avocat du meurtrier, de passion politique exaspérée, “l’acquittement s'impose, ce serait un scandale, une monstruosité d'enfermer cet homme en prison pour deux ans”.

Et voilà quarante ans que Berezowski est au bagne, condamné lui aussi par un jury. Pourquoi ? Pour avoir tiré sur le tsar Alexandre, exactement comme M. Gregori sur le commandant Dreyfus : par haine d'une idée ! »

Les ligues nationalistes, dont les camelots du Roi ou la ligue de la Rose Blanche (proche de Grégori), commémoreront l’anniversaire de cet attentat sur Dreyfus les deux années suivantes, en 1909 et en 1910 – provoquant, à chaque fois, échauffourées avec des militants républicains et indignation d’une partie de l’opinion.

Grégori mourra quant à lui deux ans plus tard à la veille de des 68 ans, libre, des suites d’une opération chirurgicale.