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Les spartakistes, moment-clé de l’histoire sociale européenne

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En un temps réduit courant de novembre 1918 à janvier 1919, un groupe socialiste radical, la Ligue spartakiste, a fondé le Parti communiste d’Allemagne et provoqué une révolte populaire ayant marqué à jamais le mouvement ouvrier.

Le 15 janvier 1919 les deux figures les plus éminentes du tout jeune Parti communiste allemand (KPD), Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, sont assassinés dans les rues de Berlin par les Corps francs, avec le soutien du gouvernement dominé par la social-démocratie. La révolution allemande, commencée le 9 novembre 1918, connaît alors un coup d’arrêt brutal, bien qu’elle ne se termine véritablement en octobre 1923, lorsque les communistes échouent une dernière fois à prendre le pouvoir en Allemagne.

La presse française – évidemment encore très marquée par la fin de la guerre et les préparatifs du Traité de Versailles qui devait être signé quelques mois plus tard – de toute tendance revient sur ces événements.

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Des Français du côté de la révolution allemande ?

Il fallait certainement du courage – ou tout du moins, ne pas avoir peur de ramer à contre-courant – pour publier le lendemain de l’armistice du 11 novembre 1918 cette Une de L’Humanité : « Vive la République allemande ! Vive la République universelle ! »

Le 1er août 1914, le journal fondé par Jean Jaurès était passé du côté du « socialisme de guerre » avec Pierre Renaudel (qui avait pris la place du célèbre tribun après son assassinat) : soit un soutien inconditionnel à l’effort de guerre. En 1918, une nouvelle majorité pacifiste fait basculer la ligne du Parti socialiste et le journal suit : un nouveau directeur, Marcel Cachin (ancien fidèle de Jules Guesde, et futur dirigeant du PCF), incarne ce changement.

Dans ce contexte, il s’agit désormais de valoriser la solidarité des peuples et de reprendre le fil internationaliste interrompu par la guerre. Voilà ce que l’on peut lire dans L’Humanité du 12 novembre sous la plume de Cachin :

« L’empereur, ses hoberaux, ses chefs militaires, les rois et les princes, toute la vieille féodalité criminelle se sont définitivement évanouis. Un gouvernement populaire à forme socialiste va remplacer toute cette odieuse réaction déchue.

Les Alliés se doivent de ne pas l’oublier. L’intérêt de l’Europe et du monde, la garantie de la paix de demain veulent – toutes justes réparations accordées – qu’on laisse vivre en liberté la République présidée par l’ouvrier sellier qui vient de prendre la succession de l’empereur. »

Bel élan d’enthousiasme qui ne devait pas survivre aux contradictions de la gauche allemande. « L’ouvrier sellier » est en effet un important responsable du SPD, Friedrich Ebert, membre de l’aile modéré de la social-démocratie et qui a définitivement tiré un trait sur l’idée de révolution sociale.

Son ami Philippe Scheidemann a proclamé à Berlin deux jours plus tôt, le 9 novembre la « République allemande ». Le même jour un certain Karl Liebknecht, orateur hors normes incarnant l’aile révolutionnaire de la gauche, a de son côté fait de même… Mais en évoquant une « République socialiste allemande », en solidarité avec la révolution russe de 1917.

Le très germanophobe journal français d’extrême droite, L’Action française, s’inquiète dès le 10 novembre de l’influence de ces socialistes ; évoquant l’espoir de révolution mondiale porté par Lénine, il affirme dans sa « revue de presse » :

Le chancelier d'Allemagne Friedrich Ebert (SPD), qui deviendra président en 1919 - source : Bundesarchiv-WikiCommons
Le chancelier d'Allemagne Friedrich Ebert (SPD), qui deviendra président en 1919 - source : Bundesarchiv-WikiCommons

« Les propagandistes bolcheviks ont formé ce rêve depuis longtemps. Ils ont envoyé, bien munis de fonds, un certain nombre de propagandistes […].

Ils ont tenté de pénétrer les masses allemandes. Ils ont jeté un ferment de violence et de fanatisme dans les révolutions politiques  et nationales de l’ancienne Autriche-Hongrie […].

Il nous convient à imiter Liebknecht, n’osant nous demander encore de suivre Lénine. Mais c’est toujours la même pensée d’une pseudo dictature du prolétariat, d’une sorte de terrorisme imposant sa révolution sociale. »

L’opinion exprimée ici reflète à merveille la crainte très répandue dans la frange la plus à droite de l’opinion, qui redoute une contamination du bolchevisme à l’Europe entière – à commencer en l’Allemagne, sortie meurtrie de la défaite. Le jour de l’armistice, Le Figaro décrit avec crainte la contagion révolutionnaire, dont l’emblème est encore Liebknecht :

« À Brême, des discours révolutionnaires ont été prononcés sur la place du Marché par des socialistes minoritaires et des soldats. La libération des prisonniers militaires a déclenché celle des prisonniers civils.

Dans toutes les réunions, on a réclamé une République socialiste. Liebknecht était attendu. Le nombre de trains de et pour Hambourg a été réduit à deux.

Malgré les appels au calme, de nombreux désordres se sont produits. »

Le drapeau rouge de Liebknecht séduit alors en effet une partie de la population allemande. Un double pouvoir s’installe : d’un côté le gouvernement légal dominé par la social-démocratie et de l’autre des conseils ouvriers et des soldats, nés de l’effondrement de l’Empire, aspirant à une démocratie plus directe et radicale.

C’est sur ces conseils ouvriers que comptent les partisans de Liebknecht, les « spartakistes » du nom du dirigeant d’une insurrection d’esclaves sous l’Empire romain, Spartacus.

Les divisions de la gauche

Pourtant lors du congrès des conseils ouvriers qui se tient à la mi-décembre 1918, on mesure à quel point la social-démocratie « maintenue » – celle qui est au pouvoir donc – pèse encore ; les espoirs révolutionnaires de Liebknecht et de sa proche compagne d’armes Rosa Luxemburg sont loin d’être majoritaires.

Le journal de centre-droit Le Temps, peu suspect de sympathie à l’égard des spartakistes, revient sur ce congrès dans son édition du 19 décembre 1918 en première page, et retranscrit les violents conflits qui le traversent de façon assez fidèle :

« La première séance a confirmé tous les espoirs des socialistes majoritaires. Elle consacre le triomphe du gouvernement sur les éléments extrêmes […]

En même temps que se réunissait le congrès des comités des ouvriers et soldats de l’empire, les socialistes minoritaires faisaient une manifestation à laquelle ils essayaient de donner une grande importance […]

Liebknecht prononça un discours enflammé, réclamant, entre autres, le désarmement des officiers et des soldats, la création d’une garde rouge. “Le gouvernement Haase-Ebert-Scheidemann, dit-il, est maintenant un foyer de contre-révolution. L’Allemagne est pour le moment encore une république capitaliste.”

Liebknecht termina en demandant la révolution mondiale, l’union des prolétariats de tous les pays. Le cortège se mit ensuite en route vers le palais du chancelier, où Liebknecht prit de nouveau la parole. »

« Haase-Ebert-Scheidemman » : ce sont les noms des sociaux-démocrates au pouvoir qui bloquent tout espoir selon Liebknecht. La division avec eux ne cesse de s’accroître…

Les difficiles débuts du communisme allemand

Les spartakistes n’ont recueilli que de faibles suffrages dans les conseils ouvriers. Ces derniers ont décidé de confier le sort de l’Allemagne à une Assemblée constituante jugée « bourgeoise ».

Dans cette situation des plus difficiles pour eux, les spartakistes, associés à divers groupes de gauche (notamment de la ville de Brême) décident de se réunir pour fonder une nouvelle organisation rompant clairement avec les sociaux-démocrates : le dernier jour de décembre 1918 et le jour de l’an 1919 est fondé le KPD, Parti communiste allemand. Celui-ci est marqué par de profondes divisions quant à l’attitude à adopter sur divers points ; par exemple par rapport aux élections à l’Assemblée constituante. Finalement, c’est le boycott des élections qui l’emporte : seule importe la révolution sociale.

À peine le nouveau parti constitué, une partie de ses militants est convaincue que la révolution est à l’ordre du jour. Le limogeage du préfet de police de Berlin, un certain Eichhorn (jugé trop favorable aux éléments « extrémistes ») déclenche d’importantes et violentes manifestations.

Le spartakiste et cofondateur du Parti communiste allemand Karl Liebknecht - source : Library of Congress-WikiCommons
Le spartakiste et cofondateur du Parti communiste allemand Karl Liebknecht - source : Library of Congress-WikiCommons

Liebknecht en est convaincu : il faut agir pour renverser le gouvernement. Rosa Luxemburg trouve cette action prématurée ; mais elle s’y rallie par solidarité. Ces événements sont suivis par la presse française. Le journal Le Matin, très diffusé et farouchement anti-communiste, revient sur les premiers pas du KPD le 4 janvier 1919. À propos d’un article sur « le bolchevisme en Allemagne », l’auteur n’y va pas par quatre chemins : « les extrémistes veulent dominer par la terreur ».  Décrivant les discours du congrès, il conclut :

« Tous les orateurs sont d’accord que, s’il faut éviter la terreur dans les cas particuliers, comme, par exemple, les attentats, il ne faut pas reculer devant l’emploi de la terreur en masse, notamment comme moyen de représailles. »

La presse française relaye les inquiétudes des classes dirigeantes – allemande comme française – à propos des projets d’insurrection ; outre Eichhorn, Karl Radek (représentant du gouvernement soviétique en Allemagne et qui a joué un rôle important lors du premier congrès du KPD) est particulièrement visé ; on craint les financements et l’armement qui pourrait être fournis par Moscou.

La même édition du Matin poursuit ainsi, relayant certaines rumeurs :

« La présence de Radek et les révélations sur l’armement des spartakistes, que le préfet Eichhorn ravitaillait largement en munitions, causent les plus vives inquiétudes. Le nouveau parti ouvrier communiste ne cache d’ailleurs pas ses intentions. […].

Le bruit circule que les journaux indépendants et extrémistes sont commandités par un riche propriétaire foncier jouant le Mécène berlinois. »

Mi-janvier, les spartakistes déclenchent l’insurrection : la répression par l’armée, avec le soutien de la social-démocratie au pouvoir, est féroce et terrifiante. Les deux victimes emblématiques sont Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. L’ordre règne à Berlin ; la République continue et survit.

Mais la gauche communiste, décimée, n’aura guère envie de la défendre lorsqu’elle se retrouvera menacée par l’extrême droite…

Ce double assassinant provoque une certaine émotion chez les socialistes français ; les « communistes » à proprement parler, n’existent pas avant le congrès de Tours de Noël 1920 qui fonde le Parti communiste près de deux ans après les Allemands. Une sympathie manifeste se dégage pour la figure de Liebknecht, qui était avant la guerre un grand orateur respecté par bien des dirigeants de la SFIO.

L’Humanité publie ainsi des souvenirs de militants l’ayant connu. Le 22 janvier, un témoignage émouvant d’André Morizet est reproduit. Dans une lettre adressé au directeur Cachin, il se souvient :

« Je ne puis laisser passer l’annonce de la mort de Liebknecht sans te dire l’émotion profonde que j’ai ressentie en l’apprenant […] Voici dix ans bientôt que nous nous étions liés, rapprochés par l’horreur commune du militarisme. […]

Liebknecht avec Rosa Luxemburg, “notre Rosa”, que sa furia polonaise faisait dans les Congrès notre alliée et notre amie à nous autres Français, voici partis les meilleurs peut-être, les plus chers en tout cas pour nous des socialistes allemands […].

Pour que “cela” ne recommence jamais, pour que disparaissent les responsables du cataclysme et ceux qui, perpétuant ses causes, en amèneraient le renouvellement, que de besogne devant nous !

Heureusement, la marée monte et les peuples s’éveillent enfin. »

Vers la révolution mondiale ?

La révolution est-elle terminée ? La « marée monte », affirme Morizet.

En effet, les semaines qui suivent montrent la continuité de l’atmosphère insurrectionnelle. Pour la presse de l’époque, aucun doute : la révolution se poursuit. Les différents journaux suivent de près ce qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « guerre civile ». C’est par exemple le cas de L’Œuvre qui, le 14 mars 1919, revient sur la façon dont « l’insurrection de Berlin a été écrasée ».  Résumant la situation, le journal constate : « la guerre civile continue à Berlin, mais il est évident que les troupes gouvernementales sont maintenant maîtresses de la situation ».

Surtout quelques lignes plus loin la même édition souligne le projet de « révolution communiste universelle » lancé par le gouvernement soviétique. Dès le départ les bolcheviks pensaient à la révolution mondiale ; et le pays qui leur semblait devoir tout naturellement basculer de leur côté était l’Allemagne. C’était le pays qui avait le plus fort mouvement ouvrier organisé. Surtout, défait par la guerre, les idées révolutionnaires devaient y pénétrer plus facilement qu’ailleurs.

L’échec allemand de janvier 1919 précipite la décision soviétique de l’URSS : désormais, la révolution mondiale doit se doter d’un état-major puissant, solide et centralisé. Ce sera la « Troisième Internationale », le Komintern, rompant avec la Deuxième Internationale (fondée en 1889) jugée désormais dépassée par les événements récents.

Une nouvelle page de histoire de l’internationalisme commence ; elle est indissociable des événements ayant eu lieu en janvier 1919 dans les rues de Berlin. La révolution allemande n’est pas la mieux connue de l’histoire ; elle constitue pourtant un événement majeur et tragique de l’histoire sociale et politique de l’Europe, sans lequel on ne peut guère comprendre l’évolution ultérieure du continent.

Jean-Numa Ducange est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Il vient de publier, en compagnie de Antony Burlaud, Marx, une passion française aux éditions La Découverte.