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1930 : la presse française commente « Mein Kampf »

le par - modifié le 05/08/2020
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Tandis que le livre d’Adolf Hitler paraît pour la première fois de l’autre côté du Rhin, les journalistes français l’éreintent sans ménagement – toutefois sans jamais critiquer de front l’idéologie funeste développée par l’auteur.

Aux élections législatives allemandes du 14 septembre 1930, le parti nazi obtient 18,3 % des voix et 107 députés au Reichstag (contre 2,6 % des voix et 12 députés en 1928). Ce coup de tonnerre dans l’histoire de la République de Weimar résonne jusque dans la presse française qui, pour la première fois, parle autant à l’automne 1930 de Mein Kampf dans plusieurs titres nationaux et régionaux.

Le livre de Hitler, dont il n’existe pas de traduction en français avant 1934, est alors cité davantage pour évoquer la propagande que mène le parti nazi en Allemagne et le succès que celui-ci rencontre que pour une analyse véritablement approfondie et idéologique de son contenu.

Une connaissance indirecte de Mein Kampf

À la veille des élections allemandes de septembre 1930, un article de La Gazette de Biarritz paru le 3 septembre 1930 sous le titre « Les élections allemandes. Comment les candidats se présentent aux électeurs » (p. 1 et 3) présente ainsi le parti nazi :

« Parti national-socialiste. Chef M. Hitler. 

Est formé par une association dans le symbole est la Croix gammée. Ses membres ont une discipline militaire et s’inspirent des principes fascistes. A obtenu 12 mandats et 800 000 voix en 1928.

Par une propagande intense a obtenu un nombre de plus en plus considérables d’adhérents. »

Ce journal commente ainsi le programme nazi :

« Programme. A fait l’objet d’une Brochure de M. Gottfried Feder, publiée à Munich en 1927 et qui a dépassé le 50e mille. Est exposé aussi dans le livre d’Hitler Mein Kampf et comprend toute une littérature. 

25 articles ont été arrêtés en 1920 dont les principaux sont :

1. Une Grande Allemagne, réunion de tous les peuples de langue allemande

2. Révision des traités de Versailles et de Saint-Germain

3. Obtention de colonies

4. Il ne peut y avoir de citoyen allemand israélite

5. Lutte contre la politique parlementaire et les jeux de partis

6. Remplacement du droit romain “matérialiste” qui gouverne le monde par le droit commun allemand

7. Plus d’armée de mercenaires ; une armée du peuple.

Il convient d’y ajouter, bien entendu, la lutte contre le plan Young. »

On voit que le journal accorde plus d’importance au programme en 25 points qu’à Mein Kampf. Ce point caractérise du reste la presse française comme britannique à cette date (Plöckinger). De fait, la connaissance qu’ont les Français de Mein Kampf ne peut être qu’indirecte, par le biais d’articles qui y sont consacrés. Par exemple, le quotidien La Croix, dans un article intitulé « Les origines du parti raciste » le 21 octobre 1930 (p. 4), utilise explicitement les informations fournies le 18 octobre 1930 par La Documentation catholique, périodique fondé en 1919 et qui a publié une traduction d’une série d’articles sur le parti nazi parus dans le journal rhénan Kölnische Zeitung.

Cette relative méconnaissance du livre de Hitler peut sembler paradoxale car, dans le même temps, la presse française souligne que Mein Kampf est un succès de librairie en Allemagne : « Malgré le prix élevé, l’ouvrage se vend comme les petits pains » peut-on lire dans Le Petit Journal le 5 novembre 1930 (p. 1), quotidien fondé en 1863 et devenu le synonyme de la presse moderne à grand tirage à la veille de la Grande Guerre.

Il s’agit ici d’un article en Une titré : « La renaissance du pangermanisme. Origine et portrait d’Adolf Hitler », dont l’auteur, Marcel Ray (1878-1951), est un germaniste et historien d’art qui s’est rendu à plusieurs reprises en Allemagne et entretient des relations avec le milieu artistique et berlinois de l’entre-deux-guerres, comme le peintre dadaïste George Grosz. Ray décrit ainsi le phénomène des ventes de Mein Kampf en Allemagne :

Quelques poses d'Adolf Hitler en train de discourir, photos de Heinrich Hoffmann, 1930 - source : Bundesarchiv-WikiCommons
Quelques poses d'Adolf Hitler en train de discourir, photos de Heinrich Hoffmann, 1930 - source : Bundesarchiv-WikiCommons

« Dans toutes les vitrines des librairies, dans tous les kiosques à journaux des villes allemandes s’entassent ou s’étalent des exemplaires d’un fort volume de 800 pages : Mein Kampf Mon Combat par Adolf Hitler, édition populaire à 8 marks, soit environ 50 francs de notre monnaie. »

Rappelons que Mein Kampf, rédigé par Hitler alors qu’il est incarcéré à Landsberg après le putsch de la brasserie du 9 novembre 1923, a été publié en deux temps : le premier volume est sorti en juillet 1925, le second volume en décembre 1926. Une « édition pour le peuple » (Volksausgabe) est publiée en mai 1930 (réunissant les deux volumes) : c’est l’édition la plus populaire, celle dont parle Marcel Ray et qui est rééditée plus de 1 000 fois jusqu’à 1944 (chiffres donnés par Plöckinger).

L’année 1930 est celle où les ventes décollent en Allemagne. En 1932, plus de 90 000 exemplaires sont vendus. Mein Kampf devient un livre populaire, avant d’être omniprésent en Allemagne à partir de 1933. La presse française voit donc dans Mein Kampf un outil de propagande nazie.

Mein Kampf et la propagande nazie

La presse française interprète la victoire électorale du parti nazi en septembre 1930 comme le résultat d’une propagande intense et moderne. C’est donc en lien avec les activités de propagande des nazis qu’elle parle de Mein Kampf. Ainsi la Gazette de Bayonne le 3 septembre 1930 (p. 3) :

« Note : la force du parti de Hitler est dans son organisation et la propagande intense fait dans les milieux jeunes. »

Dans Le Journal (31 décembre 1930, page 1), quotidien fondé en France en 1892 et devenu à la veille de 1914 un des « quatre grands » avec un tirage proche d’un million d’exemplaires, un article intitulé : « La préparation clandestine de l’Allemagne. 500 000 hommes enrôlés sous les ordres de Hitler », permet au reporter Hubert Bouchet (1889-1944), de citer les chiffres d’une progression qui semble inexorable du parti nazi – bien que ces données apparaissent aujourd’hui approximatives :

« Savez-vous quel est le chiffre des hitlériens ? C’est le chiffre 7, car leur chef fut inscrit au parti sous ce matricule. 

Ceci se passait en 1919. En 1921, le parti comptait 3 000 membres. En 1927, 17 000. En 1929, 120 000. En mars 1930, 210 000. En juillet 1930, 300 000. Fin novembre 1930, 500 000. 

Remarquez la progression étonnante depuis mars dernier. Ce succès foudroyant a d’autres raisons que la haine des juifs : la dureté des temps, le désir d’un changement rapide et profond, la passivité des anciens partis, leur politique de temporisation et c’est bien ce que signifie le chant hitlérien : “Nous sommes les jeunes”. »

Or, selon l’envoyé spécial en Allemagne du journal, Hubert Bouchet, « le mécanisme de la propagande s’inspire des méthodes de la réclame américaine ». Ce journaliste poursuit :

« Dans son mémoire Mein Kampf (Mon Combat), Hitler dit : “la propagande n’a pas à rechercher objectivement la vérité, lorsque celle-ci est favorable aux autres, pour la présenter aux masses dans un exposé de doctrines, mais uniquement pour servir sans cesse sa propre cause”. 

Le chef raciste n’attache pas une grande importance à ce que la presse peut dire de lui. Articles laudatifs ou injurieux, il n’en a cure. Il fait sa publicité lui-même. Il possède 12 journaux, 34 hebdomadaires, un illustré, quelques revues mensuelles et une correspondance parlementaire. L’organe officiel est le Völkischer Beobachter de Munich, qui tire maintenant à 165 000 exemplaires et a 3 éditions. 

Les autres journaux ont peu d’importance. »

Panneau publicitaire pour le Völkischer Beobachter, circa 1939 - source : WikiCommons
Panneau publicitaire pour le Völkischer Beobachter, circa 1939 - source : WikiCommons

Mein Kampf est ici cité uniquement pour ce que Hitler y développe comme théorie de la propagande. Il s’agit certes là d’un sujet présent dans l’ouvrage, plus précisément dans les chapitres I-6 et I-7 consacrés à la propagande de guerre et à la révolution de 1918, mais il n’épuise pas le contenu idéologique du livre (voir à ce sujet Zehnpfennig).

Mein Kampf est surtout réinséré par Bouchet dans tout un ensemble éditorial nazi, présenté pour sa force en termes d’influence sur la population allemande. La propagande a du reste été analysée par les historiens comme un élément important de la « fascination du nazisme », pour reprendre le titre bien connu de Peter Reichel.

Le contenu vague de Mein Kampf

Au total, le contenu idéologique de Mein Kampf reste assez flou pour les lecteurs de la presse française en 1930. Quand le texte de l’ouvrage est cité, c’est principalement pour en tirer des informations de nature factuelle sur la biographie de Hitler ou les débuts du parti nazi. Ainsi par exemple L’Écho d’Alger, le 18 septembre 1930, dans un article intitulé « Après les élections allemandes » (p. 1 et 3) revient sur « Les aventures de l’Autrichien Hitler » comme suit :

« Il arrive un moment où il doit faire son service militaire en Autriche. Il déserte et s’enfuit en Bavière. Au début de la guerre, il s’engage comme volontaire dans l’armée bavaroise, préfère servir l’Allemagne plutôt que sa patrie. 

Si on lit son livre Mein Kampf, « Ma lutte », on ne trouve nulle part des indications permettant de savoir dans quel corps ou dans quel régiment Hitler a servi. »

L’auteur de l’article (inconnu) parle ici du chapitre I-5 quand Hitler relate comment il s’est porté volontaire de guerre (il fut intégré en août 1914 dans le deuxième régiment d’infanterie bavarois). En ce qui concerne le contenu idéologique de Mein Kampf, La Gazette de Biarritz note le 3 septembre 1930 (p. 3) que « c’est une doctrine, une Weltanschauung ». Mais très peu d’extraits sont donnés à lire en français dans la presse de cette époque.

Parmi les exceptions, citons la démarche de Marcel Ray, dans Le Petit Journal du 5 novembre 1930 (p. 1), qui souhaite faire partager sa propre lecture :

« C’est un fatras presque illisible, médiocre de pensée et de style encore plus médiocre. Mais Hitler n’écrit pas pour les délicats. 

Qu’il écrive ou qu’il parle, il a besoin de s’échauffer pour atteindre à une sorte de frénésie contagieuse pour l’auditeur ou pour le lecteur. Ainsi font les derviches d’Asie. Tel qu’il est, le livre est fort intéressant à l’heure où nous en sommes. »

Plus précisément, Marcel Ray cite dans cet article en Une et accompagnée d’une image de Hitler « au milieu de ses troupes », trois extraits de Mein Kampf. Le premier est consacré à une réunion politique organisée dans la salle de la barsserie Hofbräu de Munich en 1921, au cours de laquelle les nazis commettent des violences (« Voilà le style de l’homme et du parti », écrit Marcel Ray). 

Le deuxième porte sur l’entrée dans la Première Guerre mondiale quand Hitler dit être tombé à genoux pour remercier le Ciel de pouvoir vivre un tel moment (chapitre I-5 de Mein Kampf) et que Marcel Ray commente de la manière suivante : 

« N’ayant réussi dans aucun métier civil, il trouve sa vocation dans les tranchées. Il est né pour se battre. Il fonde sur son expérience personnelle et expose longuement dans Mon Combat toute une théorie de “la guerre comme philosophie du monde”. »

Le troisième extrait est le passage où Hitler définit sa conception du chef capable d’entraîner les foules (commentés ainsi par Ray : « Il a le goût de la force, l’esprit sans nuances, fanatique et borné »).

Plus tard, Marcel Ray dans un article du Petit Journal du 12 janvier 1932 (p. 1) qualifie Mein Kampf d’« Évangile de la pauvreté intellectuelle ». On a ici la position éclairée d’un intellectuel qualifié en 1931 par l’historien Lucien Febvre de « connaisseur éprouvé des choses et des hommes de l’Europe ». Six mois plus tard, en juillet 1932, le parti nazi obtient 37,4 % des voix aux élections législatives et 230 députés au Reichstag, ce qui est son score maximum avant janvier 1933.

Or à cette date, Mein Kampf n’est pas encore traduit en français. La première traduction abrégée en anglais paraît à Londres et à Boston en octobre 1933 : elle est publiée par Cherry Kearton, qui a acheté les droits de traduction à la maison nazie Eher de Munich (Kellerhof). Cette traduction est revue par le ministère de la Propagande nazi et fait environ 250 pages sur les 800 pages de Mein Kampf

Côté français, l’ambassadeur à Berlin François Poncet a envoyé début 1933 au Quai d’Orsay un rapport dans lequel il restitue le noyau idéologique de Mein Kampf. Hitler refuse en 1933 une traduction de Mein Kampf en français (alors que la maison Eher avait prévu une version abrégée). La première traduction française de 1934 par Calmette est illégale (car les droits n’ont pas été achetés), ce qui conduit à un procès devant la Chambre de Commerce de Paris gagnée par la maison Eher : les exemplaires de Mon Combat sont confisqués en octobre 1934.

Aucune traduction officielle n’est alors prévue, mais des brochures circulent en France avec des extraits de Mein Kampf. En 1938, la maison Eher autorisera finalement la publication d’une compilation d’extraits intitulée Ma doctrine (345 pages).

Marie-Bénédicte Vincent est historienne, maître de conférences en histoire contemporaine à l’École normale supérieure (ENS) depuis 2012.

Pour en savoir plus :

Kelerhoff, Sven F., Mein Kampf. Die Karriere eines deutschen Buches, Stuttgart, Klett-Cotta, 2015. 

Hartmann, Christian, Vordermayer, Thomas, Plöckinger, Othmar, Töppel, Roman (éds.), Hitler Mein Kampf. Eine kritische Edition, im Auftrag des Instituts für Zeitgeschichte, Munich / Berlin, IfZ, 2 vol., 2016.

Plöckinger, Othmar, Mein Kampf. History of a Book. Genesis, Distribution, Impact, Munich, Oldenbourg, 2011. 

Zehnpfennig, Barbara, « Que dit Mein Kampf ? », in: Esprit, 2016-1, p. 94-101. 

Zehnpfennig, Barbara, Hitlers Mein Kampf. Eine Interpretation, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2000. 

Wirsching, Andreas, « Pour une édition critique de Mein Kampf »,  in: Esprit, 2016-1, p. 102-111.