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L’entrée de Jaurès au Panthéon : la classe politique s’affronte

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En 1924, dix ans après son assassinat, l’entrée au Panthéon de Jean Jaurès est un événement national. Alors que la gauche est au pouvoir, la cérémonie s’organise et les dissensions vont révéler l’ampleur des fractures politiques de l’époque.

Jean Jaurès aurait dit à Aristide Briand, après une visite au Panthéon :

« Il est certain que je ne serai jamais porté ici.

Mais si j’avais le sentiment qu’au lieu de me donner pour sépulture un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne, on dût porter ici mes cendres, je vous avoue que le reste de ma vie en serait empoisonné. »

Pourtant, Jaurès va devenir après sa mort un symbole, si fort qu’une partie de la gauche va se battre pour voir ses cendres rejoindre le Panthéon.

Le 11 mai 1924 le Cartel des Gauches – alliance de circonstances entre socialistes et radicaux – remporte les élections. Au mois de juillet de la même année, François Albert, ministre de l’Instruction publique, propose un projet de loi avec un article unique : « Les cendres de Jean Jaurès seront solennellement transférées au Panthéon ».

Depuis un an le projet était envisagé. Désormais, à l’approche de l’été 1924 le chef du gouvernement, Edouard Herriot, entend unir la gauche autour de ce vœu. Les communistes sont contre, mais sont alors de toute manière hors de l’alliance du Cartel, et une partie de la droite, notamment la plus nationaliste, s’avère très circonspecte – voire hostile.

Néanmoins, le projet est adopté à une large majorité (346 voix contre 110).

Doutes et oppositions

La presse communiste mène une véritable campagne en amont contre cette panthéonisation, qu’elle voit comme un détournement inadmissible. Lisons par exemple L’Émancipateur, « hebdomadaire communiste du Cher et de l’Indre » ; dans son édition du 22 juillet 1923, l’opposition est sans détour :

« Ce n’est pas sans stupeur que nous avons appris, il y a quelques semaines, qu’on parlait de transporter les restes de Jaurès au Panthéon.

Nous nous sommes dit : quelle est cette sinistre plaisanterie ? Et puis, après vérification du fait, nous avons acquis la certitude qu’ils avaient eu, en effet, ce projet […]

Jaurès avec les rois, les empereurs, les carcasses de princes et de généraux ! Lui, l’assassiné, en compagnie des champions des patries, des religions et des morales. »

Le Bloc des rouges (au sous-titre évocateur : « de Jaurès à Lénine » !) de Pierre Brizon – récemment exclu du PCF et qui vient de lancer un petit groupe, l’Unions socialiste-communiste – livre le même sentiment le 27 octobre 1923 :

« il y a trois mois, La Ligue des droits de l’homme demandait au gouvernement de transférer les cendres de Jaurès au Panthéon […]

Nous nous demandons si on ne pourrait pas laisser les morts, tous les morts dormir en paix, là où ils sont tombés, ou là où des mains pieuses les ensevelirent. »

Si les socialistes sont, eux, évidemment très favorables au transfert de Jaurès au Panthéon, certaines nuances régionales apparaissent. Le 21 juillet 1924 Ellen Prévot, ancien député et conseiller général de Haute-Garonne, s’exprime ainsi dans le Midi socialiste :

« Jaurès au Panthéon ? Non ! »

Comment peut-on être socialiste et dubitatif sur le transfert au Panthéon ? Ne serait-ce pas un grand honneur pour le socialisme méridional ? Certes, mais c’est une aussi captation des cendres par la capitale, ce qui ne plait guère aux camarades du midi… D’autant que tant d’honneurs officiels paraissent contradictoires avec les convictions du tribun :

« Et pourtant, même sous le coup d’aussi abominables outrages, je crois que Jaurès persisterait à refuser l’honneur que la République veut lui faire.

L’outrage a toujours été pour lui le signe de la vérité et des services rendus à la cause. Il détestait les habiles qui s’appliquent à ne compter que des amis. Il pensait que l’on n’attaque que les forts et ceux qui servent puissamment les idées de leur parti.

Sous les injures, il supplierait à nouveau qu’on le le laisse dormir dans sa terre l’Albi son dernier sommeil […]. »

Le catafalque de Jaurès durant la cérémonie d'intronisation au Panthéon, 1924 - source : Gallica-BnF
Le catafalque de Jaurès durant la cérémonie d'intronisation au Panthéon, 1924 - source : Gallica-BnF

Jaurès à la Une, dix ans après

En novembre 1924, Jaurès au Panthéon, c’est « le » sujet.

Le cercueil de Jaurès arrive à Paris le 22 novembre dans la soirée. Une délégation de mineurs de Carmaux garde le corps. Et le jour J, à consulter la presse nationale comme celle de province, on a le plus grand mal à trouver un journal qui ne fasse pas sa Une à ce propos : tout cela ravive à la fois les souvenirs d’espoir de paix et la terrible douleur de l’entrée en guerre.

Nous ne sommes que dix ans après sa mort ; aussi assiste-t-on à un véritable déferlement de publications de divers souvenirs à propos de ceux qui ont croisé ou bien connu le tribun de Carmaux. Ainsi dans Le Petit provençal du 23 novembre 1924, où Bedouce, député de la Haute-Garonne qui « a (…) connu et aimé le chef du parti socialiste dont il fut longtemps un familier », évoque plusieurs anecdotes. Dans de nombreux journaux socialistes, on publie également des extraits des grands discours de Jaurès.

La SFIO est très heureuse de la commémoration qui vient d’avoir lieu. Dans un compte-rendu du 30 novembre de Jean-Baptiste Séverac du Populaire, on le proclame avec fierté ; c’est une reconnaissance du rôle historique du socialisme, qui acquiert par là sa place dans l’histoire de France :

« Car il demeure vrai – quelles que puissent être les circonstances politiques d’aujourd’hui et de demain, et malgré que le génie de Jaurès ait été sensible bien au delà des limites du Parti socialiste – que c’est à un socialiste que la France entière vient d’accorder le signe de la plus haute considération sociale.

Que de chemin parcouru depuis le temps, pas si lointain, où l’adhésion au socialisme était encore tenue pour criminelle !

Sachons le mesurer. »

De fait la cérémonie sera marquée par une ligne républicaine consensuelle, et excluant les communistes. Une belle description des cérémonies est offerte par Paul Nizan dans son roman publié en 1938, La Conspiration :

« La cérémonie, organisée par un gouvernement présidé par Edouard Herriot, ne manqua donc pas d’éloigner Jaurès le plus possible de la ligne communiste et d’occulter tout ce qu’il avait eu d’opérativement révolutionnaire.

Déjà la façade du Palais Bourbon fut drapée de tricolore, le rouge en bas : ainsi le rouge faisait-il fond au cercueil de Jaurès, sans être non plus autre chose que la troisième couleur du drapeau français : l’ambiguïté commençait.

Mais c’est le discours d’Herriot au Panthéon qui fut le plus révélateur : Herriot ne cessa de séparer la pensée et l’action de Jaurès de celle des communistes. »

La sécession entre socialistes et communistes se retrouve dans les cortèges. Le journal du PCF, L’Humanité titre le 22 novembre 1924 : « Travailleurs parisiens – votre place n’est pas dans le cortège officiel – vous ne ferez pas cette injure à Jaurès ». Le parti communiste appelle à une manifestation concurrente, ouvertement hostile à la commémoration officielle :

« Le prolétariat parisien saura dimanche infliger à la social-démocratie agenouillée la leçon qu’elle mérite. Jaurès au Panthéon, c’est la pensée socialiste définitivement reléguée dans l’oubli, le néant ! […]

Travailleurs parisiens, vous viendrez demain honorer la mémoire de Jaurès ; IL LE FAUT, mais pour protester contre les auteurs du Crime et leurs complices d’aujourd’hui qui veulent offrir les cendres du grand Disparu à la République bourgeoise. »

Résultat : un défilé du PCF qui s’achève par le discours du dirigeant communiste et directeur de L’Humanité (le journal fondé par Jean Jaurès, que les communistes ont gardé) Marcel Cachin, place du Panthéon.

Quelques affrontements ont lieu ; relativement peu finalement, mais suffisamment pour que le député de Paris, nationaliste ardent, Pierre Taittinger (par ailleurs industriel ayant donné son nom au célèbre champagne !) évoque « le caractère révolutionnaire qu’a pris le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon », interpellant sévèrement la République sur « les motifs qui ont conduit le gouvernement à laisser l’agitation communiste maîtresse de la rue ». Vision excessive pour le moins…

Reste que l’agitation politique est réelle, dans un contexte de tension générale : la gauche au pouvoir excite les partisans de l’extrême droite. Le 21 novembre 1924, L’Action française titre sur la coûteuse opération de panthéonisation et la dénonce avec force. Le journal de Charles Maurras en profite au passage pour réactiver sa vieille antienne contre la franc-maçonnerie (nombre de radicaux et socialistes en étant membres) :

« L’enthousiasme coûte cher. Pourquoi a-t-on saigné le budget d’un crédit de 650 000 francs pour le transport de Jaurès au Panthéon qui ne coûtera que 200 000 francs ?

Parce que 450 000 francs sont affectés au voyage et à l’entretien gratuits des loges maçonniques de province appelées à Paris pour jouer les foules enthousiastes ! »

Face à cela, L'Action française oppose la célébration de son propre martyr, Marius Plateau, ancien combattant et secrétaire de l’Action française assassiné le 22 janvier 1923 par une jeune anarchiste, Germaine Berton. Plateau, c’est l’anti-Jaurès : l’authentique patriote contre le traitre pacifiste. La République, honnie par l’Action française, est du côté de ce dernier. Les véritables français doivent célébrer Marius Plateau.

Lisons l’appel à manifester de l’ « AF », ce même 21 novembre 1924 :

« FRANÇAIS !

Entre ces deux morts, entre le RHÉTEUR pacifiste qui, en désarmant la France, augmenta le chiffre des victimes et le HÉROS qui couvrit de son corps sanglant le sol et la liberté de la France, vous n’hésiterez pas !

Combattants, jeunes gens, pères de famille, vous laisserez les embusqués, les déserteurs et les traîtres suivre la pompe officielle de Jaurès. Vous viendrez au cimetière de Vaugirard honorer avec nous dans le calme et la dignité, en déposant une couronne sur sa tombe, Marius Plateau, qui se sacrifia deux fois pour le salut de la Patrie. »

Jaurès au Panthéon : un homme incontesté ?

Malgré ces controverses, le fait est là : Jaurès est bien entré au Panthéon. Depuis lors, il est fréquent que des responsables politiques de toute tendance se réclament de lui.

Certains ont parfois été indignés de voir Jean Jaurès cité par des hommes politiques de droite et d’extrême droite au cours des dernières élections présidentielles (par Nicolas Sarkozy en 2007 et par Marine Le Pen peu après..). Pourtant, le phénomène n’est pas nouveau : sous l’occupation allemande, certains ressortiront le socialiste panthéonisé pour en faire un précurseur du rapprochement franco-allemande ! Ou encore le théoricien du « corporatisme » avant la lettre, devenu une réalité sous Vichy…

Lisons par exemple l’hebdomadaire collaborationniste « populaire syndicaliste » Au travail du 31 juillet 1943. Toute la Une est consacrée à un vibrant hommage à Jean Jaurès, le « défenseur de la paix ». L’accent est mis sur le caractère spécifique « français » et « corporatiste » de Jaurès :

« Nous aimerions voir plus souvent des théoriciens du corporatisme découvrir Jaurès et le citer en dehors de tout préjugé verbal contre le socialisme.

On trouve tant de choses chez Jaurès : la critique la plus pertinente du marxisme, l’exaltation la plus noble du patriotisme, tous les éléments d’une doctrine du socialisme français.

Nous qui, à la suite de Jaurès, employons les mots : corporation, corporatif, corporatisme ; nous qui, au Mont-Dore, avons sincèrement cherché la synthèse du corporatisme et du syndicalisme, nous sommes fidèles à Jaurès. Nourris de sa pensée, nous lui demandons souvent conseil. »

Exemple extrême, mais qui montre bien que, depuis des décennies, Jaurès semble presque intouchable, y compris dans les rangs de ceux qui n’hésitaient à appeler à le « tuer » de son vivant.

S’agit-il là de la rançon de la « panthéonisation » ? Peut-être… Mais l’historien doit rappeler combien l’entrée dans le célèbre bâtiment de la montagne Sainte-Geneviève fut loin de faire l’unanimité lors de sa décision en 1924, donnant lieu à d’âpres combats et affrontements politiques.

Jean-Numa Ducange est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Il vient de faire paraître Marx à la plage, aux éditions Dunod.

Pour en savoir plus :

Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

Françoise Laurent-Prigent, « L’opération Panthéon (23 novembre 1924), Jean Jaurès, in: Bulletin de la SEJ, n°21, avril-juin 1966