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Pavlik Morozov, martyr de propagande de l'URSS stalinienne

le par - modifié le 06/10/2022
le par - modifié le 06/10/2022

L'histoire du jeune Pavlik, né en 1918 dans une famille paysanne de Sibérie occidentale, est sans doute l'une des plus mythifiées qu'a connues la Russie soviétique. Érigé en icône du communisme triomphant, il fut transformé en pionnier héroïque de l'URSS stalinienne.

L’histoire du jeune paysan Pavlik Morozov s’inscrit dans le contexte de la collectivisation des terres paysannes lancée par le régime à partir de 1929. La résistance de la paysannerie à entrer dans les kolkhozes, les structures d'exploitation collectives, provoque en retour la dékoulakisation. En d'autres termes, la chasse à toutes les formes de résistance, sous couvert d'éradiquer une paysannerie soi-disant riche (lesdits koulaks), qui s'oppose à la « construction du socialisme ».

Dans certains cas, on devient un koulak parce qu'on possède une simple chèvre. Il s'agit en effet de respecter les quotas de déportés demandés par le pouvoir.

La tragédie a lieu plus précisément à Guérasimovka, un des villages de Sibérie occidentale (région de Sverdlovsk), apparus avec la colonisation des terres sibériennes initiée par le premier ministre réformateur Stolypine avant la Première Guerre mondiale. Selon Le Petit Parisien du 26 novembre 1932 (repris le lendemain mot pour mot dans La Tribune de l'Aube) :

« Dans le village de Gerasimovka, où l'influence communiste semble avoir été assez faible, les paysans, que la presse qualifie de ‘koulaks’, c'est-à-dire paysans aisés hostiles au régime soviétique, s'étaient entendus pour ne pas payer leurs impôts à l’État pour réduire les plans de livraison des blés au gouvernement et pour s'opposer à la collectivisation agraire. »

Dans l'histoire officielle soviétique, parmi les soi-disant opposants figurerait le père de Pavlik Morozov, Trofim Serguéiévitch Morozov, qui aurait été dénoncé par son fils comme koulak. Le jeune garçon aurait donc été assassiné en retour par les koulaks du village.

La mémoire iconique n'a retenu qu'un enfant martyr, mais dans la presse de l'époque, ils sont deux : Pavel et son frère Fiodor. Pour Le Petit Parisien du 26 novembre 1932 :

« Le président du soviet du village, Trofim Morozov, était sous l'influence de ces koulaks, donnaient aux paysans de faux documents pour tromper l'Etat et était secrètement en relations avec des déportés.

Ses deux fils, Paul, âgé de quatorze ans, et Fiodor, âgé de neuf ans, membres de l'organisation communiste des pionniers, le dénoncèrent aux autorités. Morozov fut arrêté.

Au cours du procès, son propre fils Paul comparut comme témoin et demanda une peine sévère contre lui. L'enfant fut ensuite l'objet de menaces de la part des koulaks et, en septembre 1932, les deux enfants furent égorgés dans la forêt par leur propre cousin germain, Danil Morozov. »

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Il se serait agi, toujours selon le quotidien de la grande presse, de « l'un des plus sensationnels procès qui n'ait jamais été jugé en Russie  ». Pendant le premier procès (celui de Trofim Morozov), relate toujours Le Petit Parisien, Pavel témoigne contre son père et mande « une peine sévère contre lui » ! Et de ce fait, menacé par les koulaks, début septembre 1932, il aurait été égorgé avec son frère « dans la forêt par leur propre cousin germain, Danil Morozov ».

Dans la réalité, Pavlik, pas plus que Fiodor, n'aurait dénoncé leur père. Tout au plus aurait-il peut-être confirmé, pendant ce premier procès, les potentielles allégations de sa mère expliquant que son mari la battait et trafiquait des certificats.

Avec le procès pour l'assassinat de Pavlik, le mythe se met en marche. Pavlik est rapidement transformé en héros et en martyr du communisme. Au départ, dans cette mémoire à plusieurs strates, profondément mythifiée par le pouvoir, le jeune pionnier aurait dénoncé son père à la guépéou (OGUÉPÉOU, acronyme pour la police politique) parce qu'il faisait des faux papiers à des koulaks cherchant à partir en exil. Très vite, on simplifie en falsifiant encore plus la réalité.

Le père de Pavlik, érigé en figure archétypale du koulak traître à la patrie, aurait désormais dissimulé et vendu du grain soumis aux réquisitions de l'Etat. Cette opposition entre les jeunes générations qui auraient compris la marche glorieuse vers le socialisme et s'opposeraient à des générations encore tournées vers le passé, est d'ailleurs assez typique des mécanismes de justification des problèmes économiques et sociaux de l'époque (la crise profonde liée à la collectivisation des terres paysannes, dans ce cas).

Dans la réalité, sans doute analphabète, Pavlik n'a jamais été le « vaillant pionnier » qui soutenait la collectivisation. Il n'y a d'ailleurs sans doute pas encore d'organisation de pionniers à cette date dans son village. Par ailleurs, son père présiderait le conseil du village jusqu'en 1931. Il n'est donc a priori pas un opposant déclaré au régime soviétique. Selon l'une des versions de l'histoire, Trofim Morozov aurait été un père qui aurait quitté sa famille, qu'il battait d'ailleurs abondamment, pour partir cohabiter avec une voisine. Dans un climat très conflictuel, les deux familles, maternelle et paternelle, se seraient opposées.

Toujours selon la propagande de l'époque et des témoignages postérieurs, la famille paternelle toute entière se serait retournée contre la mère et ses enfants après la rupture du couple.

Le 28 novembre 1932, Le Petit parisien se fait l'écho de ce différend familial en le politisant selon le schéma soviétique. Selon le journal, lors du procès de Danil Morozov, le cousin de Pavel,

« la grand-mère des deux victimes [sans doute maternelle], âgée de quatre-vingts ans, vient déclarer devant le tribunal que Danil Morozov menaçait souvent ses cousins qui, par leur lutte contre les koulaks, gênaient son activité. »

Lors de son procès, le père de Pavlik est condamné à dix ans de prison. Il va travailler pendant trois ans sur le canal de la mer Blanche à la Baltique, puis verra sa peine commuée en peine de mort. Après l'assassinat, c'est aussi la peine de mort comme « traîtres à la patrie soviétique » qui attend le reste de la famille paternelle, suspectée d'avoir commis le meurtre.

Les accusés sont préalablement sévèrement torturés. Une partie est d'ailleurs immédiatement fusillée par la police secrète.

La propagande soviétique s’est mise en ordre de bataille après le meurtre, avec des meetings dans de nombreux villages de la région pour réclamer la tête des coupables, et un relais médiatique dans tout le pays, notamment la mention ou la diffusion des milliers de télégrammes reçus par les juges.

Pour Le Petit Parisien (26 novembre 1932), qui ne remet pas en cause la version officielle, la leçon à en tirer est claire :

« Cette épouvantable histoire montre à quel point de férocité en est arrivée la lutte sociale dans les villages russes. La Komsomolskaïa Pravda, organe des jeunes communistes, cite à ce propos une phrase prophétique de Lénine :

‘Des enfants de treize ans ont pris les armes lors de la Commune de Paris ; il ne peut en être autrement dans les luttes qui viennent.’ »

Dans Gringoire (27 janvier 1933), un mois plus tard, Jean Jacoby raconte l’affaire en fustigeant « cette politique agraire de ‘l'homme malade’ du Kremlin [qui] conduit le pays en droite ligne à une famine qui, d'après les spécialistes de la question, dépassera en horreur celle de 1923-1924 [sic – la famine date de 1921-22, NDLR] ».

Pour Le Petit Marseillais (28 novembre 1932), choqué :

« Dénoncer son père est, en Russie, une action d’éclat ! »

La dénonciation (même anonyme ou émanant d'enfants) est en effet largement favorisée par le droit et la pratique pénale soviétiques de l'époque. Elle est en effet largement utilisée par la police politique, comme l’évoque Le Mercure de France début novembre 1932. Cependant, si elle est fréquente entre voisins ou collègues de travail, elle l'est en réalité beaucoup moins du côté des enfants en dépit de quelques cas exemplaires (cf. Petit Parisien, 21 janvier 1935).

La rumeur rend même compte d'un Staline, plutôt défavorable à l'action héroïque de Pavlik, qui aurait dit :

« Quel petit cochon, dénoncer son propre père ! »

Est-ce aussi pour cela, que le journal communiste français L'Humanité, tout en exaltant alors pleinement les pionniers soviétiques, ne réagit pas à une héroïsation moralement très discutable.

Trois ans plus tard, c'est cependant a priori seulement la presse communiste qui se fait à nouveau l'écho de cette histoire, en évoquant la préparation du film de Sergueï Eisenstein sur Pavlik Morozov, Le Pré de Bejine, sur un scénario initial écrit avec le grand écrivain Isaac Babel (qui disparaîtra durant les purges) :

« Eisenstein, le fameux réalisateur de la ‘Grève’, ‘Potemkine’, ‘Octobre’, ‘La Ligne générale’, a commencé la mise en scène de ‘Béjine Eoug’ qui montrera les environs d'un village de la région de Moscou éternisé dans la littérature mondiale par S. Tourgueniev dans ses ‘Récits d'un Chasseur’.

Ce film, interprété par des enfants et des adultes, est consacré à la mémoire du jeune pionnier Pavlik Morozov, tué il y a quelques années par les koulaks pour la dénonciation de leur activité antisoviétique. »

Bien que le réalisateur se fonde sur « la lutte féroce de l’ancienne campagne rétrograde, s’accrochant au passé, face à la campagne nouvelle, socialiste et soviétique », le film, imprégné́ de sacré, sera en fait censuré pour « formalisme » en 1937 (Le Monde Slave, 1er janvier 1937). Il n'en reste plus aujourd'hui que quelques images…

Pavlik Morozov poursuit néanmoins sa carrière d'icône et de martyr du communisme. Tous les enfants soviétiques sont invités à lui ressembler, en restant fidèle à la patrie soviétique, plus qu'à leur famille. Pendant des décennies, de multiples artistes soviétiques vont mettre leur talent à son service (portraits, timbres, statues, biographies, écoles à son nom et même un opéra joué dans les années cinquante).

En 1938, selon la presse française, une statue à son effigie va être érigée au centre de Moscou. Située à l'entrée de la place Rouge,

« La statue représente Morozov agitant fièrement le drapeau rouge et ainsi, d'après la Pionierskaïa Pravda, journal des boys-scouts soviétiques, chaque pionnier, en passant devant cette statue, se rappellera l'héroïsme de Morozov et se dira :

‘Tout vrai pionnier doit être comme Pavlik et voilà comme je dois être aussi.’ »

En réalité, des statues ne seront installées définitivement qu’après la guerre, en 1948 à Moscou, dans son village natal en 1954, et à Sverdlovsk en 1957.

Mais en 1938, l’histoire est cette fois bien en place et encore plus sanglante, puisque Pavlik est censé avoir été tué à coup de hache « par sa grand-mère et un de ses oncles » pour avoir dénoncé son père « qui avait vendu clandestinement à des particuliers des grains destinés à l’État. »

La figure de la grand-mère se dédouble alors. De témoin (sans doute la grand-mère maternelle), elle devient aussi criminelle (sans doute la grand-mère paternelle) ! Et le jeune garçon, qui devient cette fois le seul à avoir été assassiné, aurait même dénoncé sa mère :

« Morale Soviétique. Les autorités bolcheviques élèvent une statue à Moscou à un pionnier ‘rouge’ qui avait dénoncé ses parents. »

Ce n'est que dans les années 1980 que le mythe de Pavlik Morozov sera en partie déconstruit par Iouri Droujnikov, un écrivain dissident expulsé de l'Union des écrivains soviétiques et rencontrera plusieurs témoins oculaires survivants. Son ouvrage, d'abord publié en samizdat (publication circulant sous le manteau), est édité en Angleterre en 1997.

Aussi, jusqu'en dans les années 1990, c'est le mythe construit sur près de cinquante ans qui est repris partout, en Russie comme en Occident. En 2003, les services secrets russes refusaient encore la déclassification des archives de la police secrète. En 2005, l'ouvrage de Catriona Kelly (Comrad Pavlik : The Rise and Fall of a Soviet Boy Hero), va cependant aller encore plus loin dans la déconstruction du mensonge. Pour l'historienne britannique, qui décortique les différentes versions construites par le pouvoir au fil du temps, non seulement Pavlik n'a pas dénoncé ses parents, mais il aurait même été assassiné après une banale querelle d'adolescents pour la possession d'une arme, et non pas par sa famille paternelle pour un différend personnel – et encore moins pour des raisons politiques.

L'Histoire semble aujourd'hui bégayer quand on regarde les dénonciations de traîtres qui fleurissent actuellement en Russie. Le premier avril 2022, dans un article du Monde, Benoît Vitkine racontait l'histoire de deux jeunes sportives de Sibérie occidentale de treize-quatorze ans, qui ont enregistré leur professeure qui leur expliquait les raisons réelles du boycott des sportifs russes dans les compétitions internationales. L'enregistrement, immédiatement envoyé à la police et déposé en ligne, a conduit l'enseignante à être inculpée d'une peine pouvant aller jusqu'à dix ans de prison.

Pour en savoir plus :

Catriona Kelly, Comrade Pavlik : The Rise and Fall of a Soviet Boy Hero, Granta, 2005.

François-Xavier Nérard, « Délation, dénonciation et dénonciateurs en URSS », in : Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard (dir.), Citoyens et Délateurs. La délation peut-elle être civique ? Paris, Autrement, « Mutations », 2005

Nicolas Werth, Alexis Berelowitch, L'État soviétique contre les paysans. Rapports secrets de la police politique, Tallandier, 2011

Benoît Vitkine, « En Russie, l’heure est à la dénonciation des opposants à « l’opération spéciale » », in : Le Monde, avril 2022

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Sciences Po et chercheure associée à l'Institut d'histoire du temps présent.