« Jamais je n’oublierai l’horreur des bombardements de Madrid, de Barcelone, le spectacle d’épouvante dans les morgues – ces rangées de corps blancs de plâtras, écrasés, déchiquetés... »
La Guerre d’Espagne resta en effet imprimée en Simone Téry jusqu’à la fin de sa vie. Et pour cause : elle y fut reportrice à partir de 193, et y écrivit des reportages parmi les plus talentueux ayant été publiés alors dans les journaux de la presse française de gauche. La passion pour la lutte antifasciste alliée à sa vigoureuse dénonciation des massacres en Espagne ressortent avant tout de ses reportages « espagnols » dont certains ont réussi à conserver une force remarquable.
Mais la qualité de ses reportages, son engagement ardent et inconditionnel pour la cause antifasciste ne doivent pas oblitérer son militantisme communiste fort orthodoxe qui s’exprima dans certains de ses articles de cette période. Devenue membre du parti communiste en 1935, la journaliste Simone Téry épousa dès lors totalement la ligne du Parti, souvent pour le pire de la mystification envers les autres organisations de gauche. Mais en fait, ce fut marginal en comparaison avec les années et décennies suivantes.
Cette orthodoxie militante semble en effet devenir viscérale après la Seconde Guerre mondiale. Exilée en Amérique Latine, vivant à Cuba avec son époux le poète Juan Chabas, elle revient alors en France où elle reprend son activité journalistique professionnelle. Aux Lettres françaises, puis, principalement, au quotidien communiste L’Humanité, auquel elle avait déjà été attachée avant-guerre après son adhésion au parti communiste.
A partir de 1946, elle y tient la plupart du temps chronique quotidienne (sans titre permanent), et y livre également de temps à autre des reportages. Elle peut aussi se faire intervieweuse, comme en juillet 1946 avec le président Ho Chi Minh.
En septembre 1947, elle est « En Tchécoslovaquie, derrière le ‘rideau de fer’ », titre de sa série de reportages, puis se rend en octobre en Yougoslavie, « Au pays de Tito », maréchal Tito qu’elle glorifie (« On ne peut pas ne pas être ébloui par une si resplendissante apparition ») … peu de temps avant que ce dernier ne soit dénoncé par le Kominform comme le chef de la « bande nationaliste bourgeoise » usant de « méthodes sataniques ».
Puis, c’est en décembre 1947-janvier 1948 la Grèce de la guerre civile qui reçoit sa visite professionnelle. On peut la voir, en Une du 19 décembre, « s’entret[enir] amicalement avec le général Markos ». En 1948, elle publiera un ouvrage de reportages intitulé Ils se battent aux Thermopyles.
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La citation sur la Guerre d’Espagne débutant les lignes de cette étude est issue d’un article publié le 11 novembre 1950, dans la rubrique de Simone Téry évoquée ci-dessus et siégeant en première page – signe de l’importance de la journaliste et du fait qu’elle est une « signature » de L’Humanité. Intitulé « Les Libérateurs », cet article a pour sujet la Guerre de Corée : son évocation de l’Espagne s’inscrit en fait dans le discours de dénonciation de cette guerre présente à laquelle elle consacrera d’ailleurs d’autres chroniques. Quelques lignes après son évocation de l’Espagne, elle condamne ce qui se déroule sur le front coréen, comparant implicitement les Américains aux armées de Franco et de ses alliés :
« Mais aujourd’hui, en Corée, c’est pire. Cent fois. Les Américains, ces braves, y ont tué plus de civils que de soldats. Ils viennent d’être repoussés par les Coréens, et ils se vengent sur les populations désarmées. […]
Avec le napalm, ceux qui n’ont pas été tués par la mitraille, écrasés par les maisons, survivants et blessés petits enfants y compris, ils brûlent comme des torches, ils meurent en hurlant dans d’atroces souffrances. »
Téry n’oublia jamais la Guerre d’Espagne, nous le disions plus haut. Alors, comme nombre de ses confrères engagés ou militants ayant œuvré pour la cause antifasciste ou républicaine dans leurs papiers, elle frémit d’indignation quand l’ONU décide de la reprise des relations avec l’Espagne de Franco – et non pas l’intégration en son sein, comme elle l’écrit dans la citation suivante, laquelle interviendra quelques années plus tard. C’est une chronique scandalisée qui en est l’objet le 3 novembre 1950 (« Ô mânes de Cristino Garcia… »), mais une chronique où en réalité se joue tout à fait autre chose que le seul cas espagnol, ainsi que nous allons nous en apercevoir :
« La sinistre ‘non-intervention’ qui permit à Hitler d’installer, par ses avions et ses soldats, Franco au pouvoir dans le sang de l’Espagne, c’est Léon Blum qui l’avait inventée.
Et c’est un gouvernement où siègent des ‘socialistes’ qui, par sa lâche abstention, vient de permettre l’entrée à l’ONU de Franco. Et ce sont les policiers de [Jules] Moch qui traquent, qui arrêtent les républicains espagnols – comme au temps de Pétain.
Et les voilà qu’ils poussent l’impudence jusqu’à arrêter les citoyens coupables d’écrire : ‘A bas Franco !’ Franco, qui jamais n’a cessé de clamer sa haine de la France... »
Le militantisme orthodoxe de Simone Téry se lit en effet dans ses attaques répétées envers les socialistes – qu’elles soient ou non justifiées n’est pas la question – ou envers d’autres personnels politiques ou intellectuels honnis par le Parti pour des raisons diverses. Signalons au passage que l’Espagne est souvent convoquée comme argument d’autorité par ses camarades communistes pour émettre des attaques, tel le 22 décembre 1950, dans un article d’André Stil :
« Et Le Populaire, lui, comme ses frères honteux Franc-Tireur et France-Soir, consacre des pages entières à la publicité d’un David Rousset, agent du POUM, c’est-à-dire de la cinquième colonne de Franco. »
En décembre 1950, le parti communiste répand en effet toujours des calomnies contre le POUM, – cela durera encore longtemps – et, surtout, s’en sert comme motif insultant envers nombre d’adversaires, Rousset étant ici bien entendu particulièrement choisi… C’est donc dans ce contexte que Téry écrit dans L’Humanité en 1950, année sur laquelle nous nous penchons ici particulièrement.
Nous l’évoquions plus haut : dans l’entre-deux-guerres, Téry excellait dans le reportage, avant comme après son entrée au Parti communiste. Dès son retour dans les colonnes de L’Humanité, elle va y publier aussi des reportages ainsi que nous l’avons montré rapidement, et, précisons que sa chronique se transforme souvent en ce genre journalistique.
A la rentrée 1950, ce n’est pas dans un quelconque lieu que se rend la journaliste militante. Elle séjourne en effet en URSS, d’où elle rapporte une série de reportages intitulée « Au pays des aujourd’hui qui chantent ». Le premier article paraît dans L’Humanité dimanche le 1er octobre, et se poursuit jusqu’au 7 dans l’édition quotidienne de l’organe. Le titre de la série parle de lui-même : nous aurons affaire à des articles « dans la ligne », où l’orthodoxie s’exprimera pleinement.
En faisant référence à son séjour de 1935, Téry loue ce qui est aujourd’hui changé à Moscou, notamment sa « verdure nouvelle », notamment ses « constructions nouvelles ».
« […] au contraire de ce qui se passe dans les villes des pays capitalistes, à Moscou, c’est à mesure qu’on s’éloigne du centre, qu’on va vers les banlieues lointaines, que la ville devient plus spacieuse, plus grandiose, là où s’élèvent les usines, là où vivent les ouvriers. »
Elle développe les progrès considérables effectués en URSS en quelques années, et célèbre les conditions nécessairement exceptionnelles et exemplaires dans lesquelles vivent les ouvriers :
« Tous les appartements, éclairés par de vastes baies, ont salle de bains, chauffage central, grande cuisine avec eau chaude courante, téléphone ! »
Elle insiste sur le « niveau de vie des Soviétiques […] déjà supérieur à ce qu’il était avant la guerre. Et ce n’est qu’un commencement ». Chacune de ces remarques, chacun de ces constats est ponctué d’une comparaison polémique avec la France. Ici, elle ajoute :
« Tandis que chez nous, le niveau de vie n’est pas moitié de ce qu’il était avant-guerre. »
Les péroraisons des reportages de cette série sont emphatiques, grandiloquentes, aussi, telle celle du 3 octobre :
« Quel exemple pour les peuples du monde que celui de l’URSS, quelle leçon pour eux que cet essor prodigieux du régime soviétique ! Contre cela, M. Truman et ses valets français s’imaginent que seule, la guerre... »
Sans surprise, comme chez ses confrères communistes, la thématique topique de la paix est corrélée à l’URSS dans ses articles. Simone Téry a d’ailleurs pris part l’année d’avant au travail du Congrès mondial de la paix.
Mais la guerre, c’est aussi celle que l’URSS a gagnée il y a peu, a contribué à gagner il y a peu. Les passages consacrés à ce sujet sont ceux où les accents de l’orthodoxie exacerbée se mettent en veilleuse. Dans son article du 5 octobre, « La ville de Lénine », elle rappelle le siège de Leningrad, les bombardements. L’exorde de son reportage du 6 octobre atteste d’une réalité que la reportrice pouvait voir, sans mystification poursuivie :
« En U.R.S.S. il suffit de se promener dans les rues pour comprendre ce qu’a pu coûter de sang à ce peuple la victoire sur Hitler, la libération de la France.
A chaque instant on croise des hommes, et aussi des femmes, des enfants, à qui manque un bras, une jambe, un œil... »
Ce rappel accentué de la « libération de la France » est un pied de nez là aussi polémique en cette période de Guerre froide où les deux camps s’affrontent ; un rappel implicite pouvant se formuler ainsi : il n’y a pas que les Etats-Unis qui ont participé à notre libération…
Cette France, où, en cet après-guerre, « tout », selon elle, « est fondé sur le profit des capitalistes. En URSS, sur le bonheur des hommes » ; une France, « jadis avant-garde des nations ». « Je retrouve », écrit-elle en péroraison du dernier reportage de sa série, le 7 octobre,
« ce monde moribond, celui de l’injustice, de la méfiance, de la corruption, des basses rivalités, de la peur et de la haine – coupe-gorge pour les pauvres, oppression et prison pour les meilleurs, pour les héros, pour les patriotes, pour les combattants du bonheur, pour les combattants de la paix. Ce régime où l’homme est un loup pour l’homme. »
La suite allie les qualités parfaites de l’écriture de la péroraison journalistique et le bréviaire militant :
« Et je pense avec nostalgie, mais aussi avec une immense espérance, une tranquille, une souriante certitude de notre bel avenir, je pense au pays lumineux où chaque chose, où chaque être est à sa juste place, au pays du travail joyeux de la fraternité, de l’amour.
Je pense à la grande Union Soviétique, au pays de Lénine, de Staline.
Au pays où l’homme enfin est devenu un ami pour l’homme. »
De son séjour en URSS, elle tira aussi un ouvrage de reportage, Une Française en Union soviétique (1952). Cette série, ainsi que nombre de ses autres articles, est un exemple pertinent de ce qu’un journalisme militant jusqu’au-boutiste peut produire. Mais tout comme d’autres formes de journalisme, tout comme le journalisme (soi-disant) impartial ou neutre, tout comme le « journalisme engagé », il s’inscrit pleinement dans l’histoire de la presse ainsi que dans l’étude socio-biographique et prosopographique des journalistes.
Le journalisme militant appartient à l’histoire de la presse et de ceux qui la font, et par conséquent nous fournit de multiples clefs pour comprendre au mieux la complexité de celle-ci.
Ecrit par
Spécialiste du reportage et des journalistes engagés et/ou militants des années 30, Anne Mathieu travaille aussi sur ces questions jusqu'à la fin du XXe siècle dans une perspective autant discursive que prosopographique. Maîtresse de conférences HDR, elle est responsable du corpus « Journalistes engagés » dans le Maitron. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et mouvement social. Elle dirige la revue Aden et est une collaboratrice régulière du Monde diplomatique. Son dernier ouvrage paru s'intitule Sur les routes du poison nazi. Reporters et reportrices de l'Anschluss à Munich (2024).