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René Guénon : brève histoire d’un ésotériste réactionnaire radical

le par - modifié le 04/09/2020
le par - modifié le 04/09/2020

Ancien occultiste devenu figure centrale d’une école de pensée antimoderne, René Guénon et son système dit « traditionnel » ont connu leur heure de gloire pendant l’entre-deux-guerres. Pourtant, sa haine affichée de la modernité peut aussi apparaître comme un simple miroir de celle-ci.

Né en 1886, René Guénon a été le principal théoricien de l’ésotérisme  dit « traditionnel ». Déçu par l’accueil fait à ses publications dans les milieux catholiques, il se convertit à l’islam en 1912, sous l’influence du peintre suédois Ivan Agueli. 

Guénon fut, dès lors, affilié à la Shâdhiliyya, une confrérie fonctionnant selon une voie soufie sobre et lettrée. Cette conversion resta très discrète, puisqu’il continuait à fréquenter à la fois milieux occultistes et  les cercles catholiques intransigeants, jusqu’à son départ pour l’Égypte en 1930. Son but initial était d’aller jusqu’en Inde, mais il s’arrêta dans ce pays et s’y installa. Il devint alors Abd al-Wâhid Yahia et épousa la fille d’un cheikh soufi. Il y mourut en 1951.

Très tôt, il forgea sa légende d’un penseur solitaire et méprisé par ses pairs. Pourtant, dès 1925, il est le sujet d’un long papier publié dans Le Figaro, dans son numéro du 16 août. On le voit alors décrit comme un esprit « stimulant et original ».

Auparavant, Guénon chercha à faire une thèse sur le système religieux indien sous la direction de Sylvain Lévi, qui n’a pas abouti. On peut voir une partie de sa personnalité comme représentative de cette frustration de n’avoir jamais pu devenir universitaire. Il n’était pas sans diplôme pour autant : licencié ès lettres, il avait obtenu en 1916 un diplôme d’enseignement supérieur en philosophie.

Malgré ces études, sa pensée resta cependant fortement marquée par l’occultisme qu’il avait longtemps fréquenté, y compris après sa supposée rupture, et par une conception religioniste du monde. Ainsi, La Revue spirite n’hésite pas à mettre en avant son activité d’occultiste, notamment son invention d’un fantasque ordre néo-templier, alors même que Guénon condamne l’occultisme dans L’Erreur spirite, ouvrage paru en 1923.

« Nous avons personnellement connu M. René Guénon à l’époque où il évoluait dans les milieux occultistes et spirites les plus mystiques, et s’il brûle aujourd’hui ce qu’il adorait jadis, nous ne pouvons que l’en plaindre, sans nous en étonner outre mesure. 

M. René Guénon est devenu un écrivain “bien pensant” ; cela vaut mieux que d’édifier un pseudo-ordre du Temple sur les communications prétendument reçues à la table de l’Esprit de J. B. de Molay. »

La conception religioniste du monde de Guénon fut également influencée par ses origines sociales, celles d’un milieu catholique et petit-bourgeois de province, c’est-à-dire, concrètement, influencée par la contre-révolution et le légitimisme. Toutefois, une fois cela dit, il faut garder à l’esprit que l’idéologisation de la pensée de celui-ci est périlleuse. Malgré tout, nous pouvons voir dans les textes de l’ésotériste une conception implicite du monde, à la fois organiciste et antidémocratique. Ces idées ont été diffusées, consciemment ou inconsciemment, dans son œuvre, et se retrouveront par la suite chez ses disciples et chez ses lecteurs…

Le système guénonien est ainsi une construction intellectuelle qui rejette  avec force la science historique. Il renvoie à l’idée de l’existence d’une tradition unique, « primordiale », c’est-à-dire antérieure à toutes les traditions locales. Cette tradition se présente aussi comme une forme de doctrine métaphysique, supra humaine et immémoriale, relevant de la connaissance de « principes ultimes », invariables et universels.

« La doctrine de M. René Guénon consiste, dans son ensemble, à poser une spiritualité première et pure, intuitive et surnaturelle dont la tradition s’est perpétuée, plus ou moins obscurcie, parmi les hommes, et qui s’est conservée aussi proche que possible de sa source dans les philosophies hindoues. »

Pour autant, Guénon n’a rien inventé. Ce discours est en réalité apparu dès la Renaissance italienne chez certains humanistes, Marcile Ficin et Pic de la Mirandole notamment, qui tentèrent de chercher un dénominateur philosophico-religieux commun à tous les peuples, depuis les philosophes païens (en incorporant des éléments de religiosités hellénistiques, stoïcisme, gnosticisme, hermétisme néo-alexandrin, néo-pythagorisme), aux religions abrahamiques, les kabbales juive et chrétienne, en passant par des éléments médiévaux. Ainsi naquit l’idée d’une philosophie occulte.

Néanmoins, cette idée a été énormément transformée par René Guénon, pour lui faire désormais englober toutes les traditions et religions de l’humanité.

En formulant cela, il reprend également des thèses issues de la « science chrétienne » catholique. La notion de Tradition primordiale a bénéficié d’une véritable légitimité scientifique au début du XIXe siècle et de très officiels organes de presse catholiques tels que Les Annales de philosophie chrétienne de Bonnetty s’y référaient constamment ; elle sous-tend nombre de travaux de chanoines savants des cathédrales.

Dans les années 1850, domina en effet ce système plus philosophique que réellement historique, cette « science » chrétienne, qui souhaitait retrouver, dans toutes les pratiques religieuses de l’Antiquité, les traces des sagesses primitives.

Si cette approche a connu son heure de gloire à l’aube du XIXe siècle, elle fut pour autant battue en brèche dès la fin de celui-ci. La scientificité de la méthode traditionnelle est ainsi très largement contestée par des spécialistes de l’histoire des religions : les « preuves » sont peu nombreuses, incertaines et ne sont pas des explications scientifiques. Cette pensée prétend à l’universel à partir d’une poignée de mythes artificiellement regroupés sous l’appellation de Tradition. La méthode traditionnelle ne sélectionne en effet que les points de concordance existant, tout en sacrifiant et laissant de côté les éléments divergents : elle ne sélectionne par conséquent que le plus petit dénominateur commun à des traditions éloignées dans le temps et l’espace, les différences étant considérées, par solution de facilité, comme des dégradations dues aux évolutions divergentes d’un même tronc.

Ainsi et à raison, la revue Fortunio, fondée par Marcel Pagnol, n’hésitait pas à écrire dans son numéro du 1er août 1924 (p. 21) :

« Ainsi, Jusqu’au jour où M. Guénon, nous aura dit ces profonds et “formidables” secrets dont il est question tout au long de ses livres, nous sommes autorisés à récuser ses dires et à trouver étrange l’attitude de cet Européen qui, d’un trait de plume nie la science et la philosophie d’une partie de l’humanité au profit d’inabordables mystères, qui traite de “jeux d’enfants” les métaphysiques de Kant et de Spinoza auprès des élucubrations de sages aryens.

Nous nous élevons contre la conception qu’on tend à nous imposer d’un Orient formant une vaste école de sagesse dont le moindre écolier conduirait Leibnitz par le nez. »

De fait, René Guénon ne fait que reprendre cette filiation, en en masquant l’origine – mais toutefois en y remettant de l’ordre. Il affirmait ainsi l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Cette distinction apparaît dans son œuvre vers 1920, c’est-à-dire après sa supposée rupture avec les milieux occultistes.

Toutefois le fondement du traditionalisme guénonien est l’incompatibilité  radicale entre « tradition » et « modernité ». Cette ambiguïté se retrouve dès ses premiers textes. Tous ses lecteurs honnêtes reconnaissent cette idée chez lui : il a toujours rejeté le monde issu des Lumières et de la Révolution française, ainsi que toute la culture occidentale moderne. Ainsi, la volonté de transparence des sociétés contemporaines participe selon lui à la décadence, à la contre-initiation. Il refusait tout aussi violemment la sécularisation du monde, en particulier du monde occidental, cherchant dans un Orient largement idéalisé, des civilisations restées à l’état traditionnel : l’Inde et le monde arabo-musulman.

René Guénon a également contribué, à la fin du XIXe siècle, à la rupture entre l’ésotérisme et le progressisme de gauche et les idées socialistes. Ses premiers écrits se revendiquaient par exemple « antidémocratiques et antisocialistes ». Par la suite, son discours se déplaça : il favorisa une critique du « technicisme » des sociétés occidentales.

Néanmoins Guénon ne s’intéressait pas officiellement à la politique ; il insistait sur le fait de ne pas « prendre parti », bien qu’il n’a eu de cesse de condamner la modernité et le progressisme. Pour Guénon, le « mythe du progrès » constituait l’ultime idole d’une civilisation matérialiste en complète dégénérescence spirituelle, dont la principale représentante serait la société américaine.

À l’opposé, toute son œuvre est marquée par une idéalisation du Moyen Âge et de sa société organique. Pour Guénon, le Moyen Âge, supposé traditionnel, fut le sommet de la civilisation européenne. Guénon et ses disciples cherchaient ainsi la restauration d’une société religieuse. Le « T » majuscule du terme Tradition, fréquent dans l’écriture de Guénon, souligne la parenté de cette notion avec la Révélation. La société des traditionalistes se voulait également une société paternaliste, conservatrice et hiérarchisée, structurée sur l’idée d’une origine divine du pouvoir.

Guénon considérait le « monde moderne », c’est-à-dire le monde issu de la Révolution française, comme essentiellement subversif et foncièrement décadent. Dans ce type de discours, la modernité devient évidemment une évolution aberrante – une dévolution.

« René Guénon a un diagnostic de plus en plus sévère sur le monde moderne. L’Orient lui-même semble entraîné vers la catastrophe, quel que soit l’intérêt des valeurs authentiques qu’il y discerne encore.

Cette catastrophe a la plénitude du sens étymologique. Elle est inévitable, nécessaire, conforme à la loi des cycles et des âges du monde. Les signes de son approche se multiplient. Nous sommes dans la dernière période du Kali-Yuga de la tradition hindoue, de l’âge de fer. Les évènements se précipitent à une vitesse accélérée (le livre était écrit avant la première bombe atomique). 

Cette fin d’un monde, cette fin d’une humanité est signifiée dans la tradition universelle et les prophéties des textes sacrés. Elle se termine par la grande catastrophe qui détruit tout ce qui doit être détruit, et remet toute chose à sa place, par un brusque retournement de l’axe du monde qui restaure l’état édénique, fait descendre sur Terre la Jérusalem céleste, et inaugure un nouveau cycle descendant, débutant par un nouvel âge d’or. »

Radical, Guénon voyait l’origine de cette dévolution dans l’apparition de l’humanisme, à la Renaissance. Cette thématique de la décadence, de la dévolution, au cœur de son œuvre, apparaît pour la première fois en 1927, dans La Crise du monde moderne. Sa pensée a indubitablement été influencée par Joseph de Maistre. Nous retrouvons dans ses textes les principaux thèmes antimodernes de la Contre-révolution, quoique transférés dans le domaine ésotérique.

La pensée traditionaliste de Guénon s’inspire également du catholicisme intransigeant, dans la droite ligne des discours antimodernes dont Antoine Compagnon a dégagé les six traits structuraux (qui se recoupent d’ailleurs souvent) : la contre-Révolution, l’hostilité aux Lumières, le pessimisme, la référence au péché originel, le choix d’une esthétique sublime et enfin, l’adoption d’un style imprécatoire. Ces discours sont apparus dès les lendemains de la Révolution française et sont liés entre eux. La Révolution, en consacrant la victoire de l’idéologie progressiste, des Droits de l’homme, de la République et de la démocratie, a marqué la fin de la société d’Ancien Régime et a provoqué le rejet du système parlementaire et républicain par les contre-révolutionnaires.

Comme l’idéologie contre-révolutionnaire qui s’est construite en réaction aux Lumières des décennies avant la Révolution française, la « Tradition » est ainsi une création typiquement moderne, en ce sens qu’elle se présente comme un concept, involutif, en « miroir », de la modernité : l’Âge d’or n’est pas à venir mais à chercher dans le passé. La pensée traditionnelle s’est construite en opposition au monde moderne, et non indépendamment de la modernité.

René Guénon est clairement un auteur réactionnaire, voire contre-révolutionnaire, qui a sciemment construit une mythologie contemporaine. Cette mythologie, en raison de sa qualité – il ne faut pas nier ce point – a connu le succès que nous lui connaissons, Guénon devenant, dès les années trente, un intellectuel influent en France, déclamant à ses lecteurs son profond mépris du monde rationnel.

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Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.