Écho de presse

Petite histoire de « l'art dentaire », de l'arracheur de dents au chirurgien-dentiste

le 02/03/2021 par Pierre Ancery
le 27/09/2019 par Pierre Ancery - modifié le 02/03/2021
« L'arracheuse de dents », estampe de Jean Veber, 1904 - source : Gallica-BnF
« L'arracheuse de dents », estampe de Jean Veber, 1904 - source : Gallica-BnF

Jadis assimilé à la profession itinérante d' « arracheur de dents », le métier de dentiste s'est professionnalisé à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle – au grand soulagement des patients.

Le 6 novembre 1896, Le Figaro publie un article intitulé « Chez les dentistes ». En cette fin de XIXe siècle, le quotidien dresse une sorte de bilan des progrès réalisés depuis l'époque des « arracheurs de dents », si redoutés des porteurs de caries.

« Vous rappelez-vous le charlatan de jadis ? L'estampe et les images d'Épinal en conserveront le souvenir. L'homme botté, casqué, portant simarre ou tunique dorées, sur une voiture monumentale, à grand orchestre, arrachait sans douleur.

Tous les instruments lui étaient également précieux. Il savait indifféremment faire sauter canines et molaires avec pinces, poinçons, lames de poignard, de sabre ou même tuyaux de pipe ! Ou bien, il avait mirifiques élixirs, onguents suaves qui remplaçaient avantageusement le baume d'acier. Il les débitait en s'écriant : “N'arrachons plus, guérissons !”

Au demeurant, c'était un gai compagnon. S'il arrachait mal et guérissait peu, si les clients hurlaient quand leur mauvaise étoile voulait qu'une partie de la mâchoire vînt avec la dent, les badauds prisaient fort cet opérateur de plein air. Après son départ ils souhaitaient son retour, qui jetterait un peu d'animation sur la place de la petite ville. »

Le portrait est proche de la réalité historique. Si l'on retrouve des traces de chirurgie dentaire très loin dans le passé, jusque dans le néolithique, et si Grecs, Égyptiens ou Indiens ont très tôt mis au point des techniques de soin élaborées, pendant des siècles la condition de dentiste a peiné à se distinguer de celle des fameux « arracheurs de dents ».

Ambulants, on rencontrait ces derniers sur les foires et les marchés locaux. Ils n'étaient pas médecins : il s'agissait le plus souvent de barbiers qui exerçaient ce métier en sus de leur principale activité. Il arrivait que l'arracheur fût accompagné de musiciens dont la fonction était de jouer le plus fort possible afin de couvrir les hurlements de douleur du patient. Lequel se faisait « opérer » à la pince, sans anesthésie.

« Le Charlatan », Franz Maulbertsch, circa 1780 - source : WikiCommons
« Le Charlatan », Franz Maulbertsch, circa 1780 - source : WikiCommons

Preuve du peu de considération dont jouissaient ces praticiens, l'expression « mentir comme un arracheur de dents » signifie aujourd'hui encore « raconter n'importe quoi »...

Paru en 1818, un article de La Quotidienne fait état de la concurrence entre deux arracheurs de dents à Pantin, en bordure de Paris, et de la façon dont les autorités les départagent : celui qui arrachera le plus de dents sera considéré comme seul habilité à exercer.

« Tout récemment, à Pantin près Paris, deux personnages se trouvant en concurrence pour la place d’arracheur de dents, la faculté de médecine, fatiguée de leurs débats, déclara qu’elle n’accorderait la place qu’au plus habile, c'est-à-dire à celui qui aurait arraché le plus grand nombre de dents. »

À côté des arracheurs de foire existaient toutefois d'authentiques praticiens dotés de connaissances médicales (le corps de métier de chirurgien dentiste a été créé en 1699, sous Louis XIV).

En 1801, un article paru dans La Clef du cabinet des souverains donne une bonne idée de l'évolution des soins dentaires à l'époque : écrit par un certain Laforgue, un « expert-dentiste » faisant de la publicité pour son école dentaire, il marque bien la distinction entre le vulgaire charlatan et l'expert patenté.

« On trouve que la majeure partie de ceux qui s’occupent des maladies des dents sont ignorants, maladroits, empiriques et charlatans ; et on ne fait rien pour remédier au mal qu’ils font, malgré que, hors les mains des experts dentistes, on soit plus ou moins victime de leur inexpérience [...].

Le mépris qu’on a pour ceux qui font ce métier, et encore plus les difficultés à le bien faire, sont la cause que les jeunes gens aisés n’étudient point cette partie ; on ne distingue pas le dentiste instruit d’avec le charlatan [...].

Pour apprendre promptement cet art, il faut, non pas seulement le lire, ou l’entendre décrire, ou le voir faire, il faut l’étudier et le pratiquer sous un maître. C’est dans l’intention de l’enseigner ainsi, que le Ier thermidor prochain , je commencerai une école de dentistes qui durera 4 mois et plus s’il est nécessaire. »

Une certaine partie de la population recherche déjà, à l'époque, la blancheur des dents. Dans La Gazette de France, en 1812, paraît la recension d'un ouvrage de Joseph Lemaire, un dentiste qui donne des conseils aux « dames » afin d'entretenir leurs dents. Certaines méthodes en vigueur à l'époque prêtent à sourire (par exemple l'usage de la crotte de chat en guise de dentifrice, que l'expert déconseille...). Mais d'autres sont encore valables aujourd'hui.

« M. Lemaire [...] veut que tous les matins on ait soin de se gratter la langue, et de se nettoyer les dents avec une brosse qui ne soit ni trop rude ni trop douce ; que le cure-dent se promène après chaque repas dans tous les interstices susceptibles de congestions alimentaires ; qu’on se rince la bouche avec de l’eau tiède en hiver, et de l’eau froide en été ; il proscrit les épingles, les aiguilles, et tous les corps métalliques qu’on substitue au cure-dent.

Il recommande aux dames de ne jamais couper leur fil avec les dents, de les frotter de temps en temps avec quelque poudre salutaire qu’elles ne prendront jamais ailleurs que chez le dentiste [...]. Il blâme l’usage du pain brûlé, du charbon en poudre, de la suie et du tabac, et surtout des crottes de chat ; car il a connu une dame pour qui les crottes de chat étaient le cosmétique le plus recherché. »

Au fil du XIXe siècle, les connaissances médicales vont progresser et la profession se métamorphoser. Un élan qui part des États-Unis : Horace Wells introduit en 1844 le gaz hilarant comme anesthésique. On recourt aussi à l'éther, au chloroforme... et à la cocaïne, utilisée pour la première fois par le chirurgien William Halsted. En 1850, la première pâte dentifrice du monde est également inventée par un Américain. Au tournant du siècle, la firme Colgate fera fortune grâce à cette invention.

Jadis marginalisés par l'institution médicale, les dentistes français se professionnalisent lentement : en 1892, une loi instaure le titre de « chirurgien-dentiste », dont l'attribution est encadrée par la Faculté de médecine. Les praticiens gagnent peu à peu en reconnaissance, ce que note Le Figaro en 1895 :

« On essaya, vers 1825, de réglementer la profession et on fit passer des examens spéciaux pour la délivrance des diplômes de médecins-dentistes. Mais cette réglementation tomba en désuétude ; la profession devint donc complètement libre, la Faculté n'ayant jamais daigné jeter même un regard de pitié sur elle. Tous les ratés qui eussent été incapables d'être “racommodeurs de souliers” ou mitrons, se firent dentistes […].

Depuis, la situation s'est modifiée. Il y a plusieurs sociétés de dentistes, très unies, mais il faut dire que ce sont les jeunes qui les ont créées. L'art qui consiste à conserver leurs dents à ses semblables, et au besoin à les leur arracher, fut exercé à l'origine par ces individus nomades, appelés aujourd'hui arracheurs de dents […].

Avec les progrès de la science, ces charlatans ont été remplacés par les médecins dentistes qui ont conservé, à cause de leur profession, un peu du ridicule de leurs prédécesseurs. »

Le Petit Parisien notait déjà en 1891 que « les dentistes ont conquis le monde en cinquante ans, et même moins. Ils règnent aujourd'hui partout, répandant une foule de bienfaits autour d'eux et s'ingéniant à soulager un tas de petits maux avec lesquels on s'habituait à vivre autrefois – parce qu'on ne pouvait pas faire autrement. »

Signe des temps, en 1900, la féministe Hubertine Auclert explique dans Le Radical qu'il existe désormais des femmes dentistes : pas moins de quarante à Paris.

« Souvent des pères et des mères nous demandent d'indiquer pour leurs jeunes filles une profession honorable, indépendante, sédentaire et très lucrative. Cette carrière de rêve est celle de chirurgienne-dentiste qui, ce nous semble, réalise tous leurs desiderata. Elle est parfaitement honorable, puisque en procurant l'aisance elle met qui l'exerce en bonne posture dans la société [...].

Les chirurgiens-dentistes mâles établis en face d'une collègue qui leur fait concurrence soutiennent que la femme n'a point la poigne suffisante pour manier le davier. Comme si les muscles féminins n'étaient pas toujours aptes à rendre les services que l'on exige d'eux ! »

Le XXe siècle marquera, avec l'apparition de techniques de plus en plus modernes, l'apogée de « l'art dentaire ».

Pour en savoir plus :

Franck Collard et Evelyne Samama, Dents, dentistes et art dentaire : Histoire, pratiques et représentations - Antiquité, Moyen Âge, Ancien Régime, L'Harmattan, 2013

Xavier Riaud, Histoires de la médecine bucco-dentaire, L'Harmattan, 2010

Christophe Lefébure, Une histoire de l'art dentaire, Privat, 2001 

Notre sélection de livres

Quelques considérations sur l'importance de l'art du dentiste
Hoursolle
Recherches historiques sur l'art du dentiste chez les anciens
Jacques René Duval
Traité complet de prothèse dentaire précédé de l'histoire de l'art du dentiste
Georges Fattet
Les faux dentistes, conséquence de la loi du 19 ventôse an XI
Richard Fanton
L'Odontotechnie, ou l'Art du dentiste, poëme didactique et descriptif en quatre chants
J. Marmont