Interview

Blanc de plomb : le poison légal qui tuait hommes, femmes et enfants

le 30/07/2020 par Judith Rainhorn, Marina Bellot
le 21/01/2020 par Judith Rainhorn, Marina Bellot - modifié le 30/07/2020
« Les enfants de saturne », dessin de L'Assiette au Beurre critiquant les effets morbides de la céruse sur les enfants, 1900-1915 - source : Gallica-BnF
« Les enfants de saturne », dessin de L'Assiette au Beurre critiquant les effets morbides de la céruse sur les enfants, 1900-1915 - source : Gallica-BnF

Pendant deux siècles, le blanc de plomb a été massivement utilisé dans la peinture en bâtiment, alors même que sa dangerosité était parfaitement connue dès les origines de sa production industrielle. L'historienne Judith Rainhorn revient sur les ressorts d'un consentement généralisé.

 

Tout au long du XIXe siècle, « la céruse est partout », écrit l'historienne Judith Rainhorn.

Pourtant, pendant près de deux siècles, cette substance toxique a donné lieu à des milliers de pages de controverses scientifiques, à une forte mobilisation ouvrière en faveur de leur interdiction, à des journées entières de débats parlementaires, à des tentatives répétées de réglementation, sans toutefois être véritablement interdite avant… 1993. 

Comment ce poison a-t-il pu prospérer au détriment de la santé des ouvriers et en dépit des dégats causés à l'environnement ? Dans son ouvrage Blanc de Plomb. Histoire d'un poison légal, Judith Rainhorn raconte l'incroyable histoire d'un accommodement collectif et durable, entre cynisme des industriels, défaillances de l'État et acceptation des citoyens.  

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Quel est l’usage de la céruse avant qu’elle ne devienne massivement utilisée dans le secteur de la peinture en bâtiment ? 

Judith Rainhorn : Dans l’Antiquité, la céruse est utilisée comme cosmétique, essentiellement pour les comédiens de théâtre et pour les prostituées, ainsi que comme médicament - elle entre dans la composition d’un certain nombre de pharmacopées assez variées. Cela dure toute la période de l’Antiquité et du Moyen Age. Aux XIVe-XVe siècles, sa fabrication s’accroît car elle est de plus en plus demandée dans les classes élevées de la société notamment en Europe du nord. Venise devient alors un des hauts lieux de la fabrication de la céruse. Jusque-là, elle est fabriquée de manière artisanale, dans de tout petits ateliers. 

À partir du XVIIe siècle, l’usage qui apparaît et qui est promis à un bel avenir est celui de la peinture, et d’abord de la peinture d’art. Dans la peinture hollandaise en particulier, on utilise la céruse comme pigment blanc, pour faire de la peinture blanche ou pour faire un fond sur les toiles avant de les peindre.

La naissance de l’usage en peinture en bâtiment, qui va devenir absolument massif, date de la seconde moitié du XVIIIe. C’est la Hollande qui industrialise le procédé de fabrication. On passe de petits ateliers à des usines qui comptent dans la Hollande de la fin du XVIIIe jusqu’à 100 ouvriers, chiffre considérable pour l’époque. 

L’industrialisation s’étend ensuite à l’Angleterre puis à la Belgique et à la France. À Clichy, en banlieue parisienne, est créée une usine qui met au point un procédé chimique totalement différent du procédé hollandais. Ce blanc de plomb français est alors présenté comme la céruse « à la française », et vendu comme un produit réputé de meilleure qualité que sa concurrente hollandaise. 

Nous sommes alors dans une période de culte du progrès et de la science, qui explique sans doute que les critiques aient du mal à émerger, alors même que la dangerosité du produit est avérée… 

Exactement. Et à ce contexte intellectuel et culturel, s’ajoute le contexte politique et militaire : le blocus de la France organisé par les Anglais. Les autorités impériales françaises présentent alors la fabrication d’une céruse à la française comme le seul moyen d’échapper au blocus britannique, qui empêche très largement les Français de commercer avec ses voisins européens et l’incite à acquérir une autosuffisance économique. Cette usine de Clichy va être portée comme une fierté nationale. 

Or les connaissances avérées de la toxicité de la céruse sont largement antérieures à son industrialisation : on connaît sa dangerosité dès le début du XVIIIe, voire de la seconde moitié du XVIIe. 

Le savoir nosographique en revanche, c’est-à-dire la description scientifique et médicale de la maladie date du début du XIXe. On commence alors à parler de saturnisme, alors qu’on parlait jusque-là on parlait de colique de plomb. C’est le moment où l’on assemble des savoirs éparpillées, et on fait le lien entre différentes symptômes et affections qui s’avèrent en fait recouvrir la même maladie… C’est ce qui est nouveau dans ce premier XIXe siècle, le fait que ce savoir médical soit stabilisé et puisse entrer dans les manuels de médecine.  

Quoi qu’il en soit, quand le procédé commence à s'industrialiser, on sait déjà parfaitement que la céruse est un poison. Cette dangerosité est acceptée comme l’un des inconvénients des immenses avantages que propose ce produit. 

Pourtant, cela n’a pas empêché un consentement généralisé et durable autour de l’utilisation de ce poison. Comment l’expliquer ? 

D’un côté, les industriels cherchent le profit avant tout et défendent leur produit bec et ongles. De l’autre, en faisant prévaloir la prospérité économique sur la santé publique, l’État a failli à son devoir. Mais ce qui m’intéresse, ce sont toutes ces configurations sociales, culturelles, intellectuelles qui font que s’est développé un consentement généralisé à l’utilisation de ce produit toxique.

On consent parce qu’on est sous emprise de l’idée largement répandue que le « progrès » est prioritaire, que les poisons font partie de notre mode de vie mais, surtout, le XIXe siècle est le moment où prévaut l’idée que la science va nous apporter le Progrès, et qu’elle est capable de résoudre assez largement les problèmes qu’elle pose. En gros, si la science produit des maladies, elle va également être en mesure de les guérir. C’est cette croyance absolue dans le pouvoir de la science qui rend possible l’acclimatation et le consentement.

Autre chose surprenante que vous pointez dans votre livre : le blanc de zinc, qui apparaît dès la fin du XVIIIe, est un produit de substitution idéal, mais il reste largement marginal… 

Ce que je trouve intéressant, c’est que ne pas avoir de produit de substitution est généralement l’argument numéro 1 pour conserver les produits toxiques. C’est ce qui s’est passé pour l’amiante, par exemple (pour lequel le seul produit de substitution n’a jamais réussi à se rendre crédible sur le marché).

Or le blanc de zinc non seulement existe, mais devient compétitif économiquement dès 1845 ! Plusieurs raisons expliquent qu’il ne soit pas parvenu à remplacer le blanc de plomb : d’abord, l’État n’a pas imposé l’usage de ce produit – en 1849, le ministère des Travaux publics a simplement recommandé son usage dans tous les travaux publics, mais ça n’a pas été suivi d’effet et l’incitation a ensuite été abandonnée. 

D’autre part, le lobby (ou groupe de pression) de l’industrie de la céruse se développe de manière extrêmement puissante à partir de ce moment-là, et est très actif pour défendre son produit. 

Ce qui joue aussi beaucoup, c’est la culture ambiante de grand libéralisme économique, qui s’est largement imposée sous le Second Empire : il est interdit d'interdire. Interdire un produit, c’est mettre un frein à la liberté de commerce, à la créativité économique, à l’innovation industrielle, etc.

Enfin, ce qui a joué c’est le déni de la part d’une grande partie des ouvriers autour de la maladie. La question de la routine est intéressante : travailler le blanc de zinc plutôt que la céruse obligeait beaucoup d'ouvriers peintres à changer leur pratique du métier. A l’époque, les peintres fabriquent eux-mêmes leur peinture sur le chantier, il y a un attachement à cette liberté de faire son propre mélange, de fabriquer son outil de travail. 

En fait, les peintres ont également participé, jusqu’en 1900, au déni généralisé de la dangerosité du produit.

Comment expliquer que le combat ouvrier contre la céruse prenne une grande ampleur au début du XXe

À l’échelle macro, 1864, c’est la Première Internationale ; c’est aussi en France le droit de grève, puis en 1884, l'autorisation des syndicats. La décennie 1880-1890 marque une forte progression de la politique de protection sociale des ouvriers. Un intérêt croissant est donc porté à l'hygiène et à la sécurité des ateliers.

1900, c’est vraiment le moment où se structurent et se développent ces avancées - jusqu’en 1914, quantité de mesures de protection sociale sont votées.

C’est aussi le moment où un acteur, le syndicaliste Abel Craissac, publicise cette question, dont il veut faire la question emblématique des conditions de travail des ouvriers et des poisons industriels.

C’est un homme de l’ombre qui a le bras long ; il est franc-maçon, très investi dans les antichambres ministérielles et, tout ouvrier qu’il soit, il connait énormément de monde bien placé pour faire s’agiter le landernau autour de ce sujet.

L’interdiction du blanc de plomb est votée en 1909. Quel effet a cette loi ? 

La législation ne fait pas grand chose à l’affaire. Les industriels ont tellement confiance dans le maintien de leur produit qu’ils continuent, malgré le vote de cette loi, à améliorer leur outil de production. Ils ont négocié un délai pour soi-disant changer leur outil de production, mais en fait ils utilisent ce temps à le faire fructifier. Le délai est de cinq ans et demi, mais en 1915, on a d’autres priorités (c’est la guerre). Et au lendemain de la Première Guerre mondiale, il faut tout recommencer.

La deuxième chose surprenante, c’est que cette loi date de juillet 1909, or, en même temps, des débats concomitants ont lieu autour de la reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. La loi de réparation des maladies professionnelles mise au point en 1913 (elle sera votée en 1919) vient dans une certaine mesure réduire à néant la loi de 1909. 
La première maladie reconnue c’est le saturnisme, dont la céruse est essentiellement responsable. C’est donc complètement contradictoire : si on interdit le produit, il n’y a plus de raisons d'indemniser !

La loi de réparation vient donc en quelque sorte excuser le fait qu’on n’applique pas la loi de prévention. On décide de favoriser la réparation contre la prévention. 

De quand date la disparition effective de la céruse ? 

Elle est officiellement interdite en 1993, avec l’application d’une directive européenne. Dans les faits, elle a été progressivement abandonnée dans les années 1940-50. Mais il reste des usages encore très importants d’autres types de carbonates de plomb, comme le minium, qui sert d’antirouille et qui est encore plus dangereux. Par ailleurs, la céruse est interdite aux professionnels mais pas aux particuliers.

Plus largement, si ce produit a été peu à peu abandonné, c’est beaucoup moins à cause de la régulation que pour des raisons d’efficience économique, parce qu’ont été inventés d’autres techniques, d’autres pigments plus efficaces. Il est devenu plus du tout intéressant d’utiliser ce produit. 

L’autre élément plus macro, c’est le fait qu’il y a eu une transformation du secteur de la peinture : jusqu’aux années 1930, les peintres fabriquaient leur propre peinture sur le chantier donc ils faisaient ce qu’ils voulaient. Il y avait une grande variabilité des peintures elles mêmes. Le secteur, à partir des années 1930, a subi une forte industrialisation, et à partir des années 50, les peintres ont acheté leur peinture toute faite, ce qui a eu pour effet de freiner l’usage de la céruse.  

Votre livre met bien en lumière l’opposition entre catastrophes soudaines et empoisonnement routinier, qui reste d’actualité… 

Il est intéressant d'opposer ces deux phénomènes. Les accidents donnent une grande visibilité et en même temps c’est le meilleur moyen d'amnésie collective. L’incendie de Notre-Dame a provoqué un intérêt formidable et on a largement parlé dans les médias de la pollution au plomb dans le centre de Paris, dans les cours d’école, etc. Et puis d’autres actualités sont intervenues et on n’en a quasiment plus entendu parler.

Pourtant, la pollution au plomb continue. Mais le voile de l’opacité publique est retombé et ce n’est plus un objet de débat. C’est un phénomène qui existe avec toutes les pollutions : il y a une alternance entre des phases de forte publicisation et d’autres d’invisibilité des discours sur les pollutions. L’histoire est là pour nous éclairer sur ces chronologies et attirer notre vigilance sur ces phénomènes d’occultation.

Judith Rainhorn est professeure d'Histoire contemporaine à Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Son dernier ouvrage, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, est paru aux Presses de Sciences Po en 2019.

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La céruse et le blanc de zinc envisagée sous les rapports du commerce, des arts et de l'hygiène
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Céruse et blanc de zinc
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Contribution à l'étude des manifestations parotidiennes du saturnisme
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