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1720 : la peste dévaste Marseille

le par - modifié le 20/07/2021
le par - modifié le 20/07/2021

En un ultime écho funeste à la monstrueuse Mort Noire de la fin du Moyen Âge, la dernière épidémie de peste française emporte la moitié de la population marseillaise au début du XVIIIe siècle.

Tandis qu’au début de l’été 1720 plusieurs centaines de Marseillais succombent à un « mal mystérieux » dont l’origine est inconnue, plusieurs soupçons se tournent vers un navire marchand, le Grand-Saint-Antoine. Celui-ci vient de traverser la mer Méditerranée depuis la Syrie, et vient d’amarrer sur le port de Marseille.

Selon les premiers commentateurs, c’est à sa cargaison contaminée que l’on doit l’apparition de cette étrange maladie dans la cité phocéenne, épisode sur lequel revient, un siècle et demi plus tard, Le Petit Marseillais. Vite on comprend, au vu des symptômes, qu’il s’agit du même mal infâme ayant ravagé le continent européen quatre siècles plus tôt : la peste.

« Il a huit passagers : le capitaine Carré disgracié, un Arménien et son valet et autres pour les infirmeries ; ayant déclaré que les gens de l'équipage qui leur sont morts, tant en route qu'à Livourne, sont morts de mauvais aliments.

Il était permis au capitaine Chataud de se tromper sur la nature du mal qui avait enlevé une partie de son équipage, quoique pourtant d'après une lettre écrite de Toulon, à ses armateurs, il soupçonna la nature de ce mal, mais les intendants de la Santé, à Marseille, auraient dû faire mieux que soupçonner ce mal et, dans tous les cas, observer la conduite que prescrivait la prudence, sans se laisser influencer par des intérêts privés.

Quoiqu'il en soit, après longue délibération, les intendants permirent au capitaine de débarquer ses marchandises au Lazaret ; deux seulement votèrent pour que le navire fut renvoyé à l'île de Jarre, jusqu'à ce qu'il fut purgé du mal contagieux dont il rapportait le germe. »

Les premiers cas surgissent au cœur de Marseille à la fin du mois de juin 1720. Vite, la maladie contamine un à un tous les quartiers de la ville, jusqu’à ce que l’épidémie atteigne un zénith incontrôlable dans le courant du mois de juillet. Puis la contagion s'étend à tout le sud-est du royaume de France. Arles, Toulon, Aix-en-Provence, Aubagne, Cassis. La Provence est déclarée en quarantaine par arrêté du Conseil d'État du roi Louis XV au mois de septembre 1720.

Dans son Histoire de France pendant le XVIIIe siècle, Charles de Lacretelle décrit l’impitoyable évolution du mal.

« Le fléau redouble chaque jour de fureur. Cent mille âmes se craignent, veulent se fuir, et se rencontrent partout.

Les liens les plus sacrés sont rompus : tout ce qui languit est déjà réputé malade, tout ce qui est malade est regardé comme mort. On s'échappe de sa propre maison où quelques parents rendent leur dernier souffle ; on n'est reçus dans aucune autre.

Les hôpitaux sont comblés, la mort les vide en un instant ; ils sont comblés de nouveau. On établit des tentes dans une plaine voisine des murailles.

Plusieurs se tiennent penchés tout le jour sur le bord des ruisseaux qui arrosent le territoire ; d'autres se croient plus heureux, parce qu'ils vivent dans des barques sur le port.

Mais la mer et les ruisseaux ne mettent point à l'abri de la contagion. »

Ce tableau apocalyptique, immortalisé avec effroi dans de nombreuses peintures et gravures, est particulièrement étayé dans un récit intitulé De la peste, ou époques mémorables de ce fléau, et des moyens de s'en préserver de l'historiographe provençal Jean-Pierre Papon, paru neuf décennies plus tard, en 1809, et qui se propose « d’alerter les nations » contre une nouvelle possible épidémie.

« C'était donc dans les places publiques que la plupart des pestiférés se réfugiaient ; c'était là que le spectacle de deux ou trois cents malades saisissait tout-à-la-fois le cœur et les sens...

C'était dans la rue Dauphine, surtout, que ce spectacle était effrayant. Cette rue a cent quatre-vingt toises de long sur cinq de large : les malades et les morts y étaient si pressés, qu'on ne pouvait faire un pas sans marcher dessus. Cette affluence venait de ce que la rue aboutit à l'hôpital des convalescents.

Les pestiférés qui étaient seuls dans leurs maisons, les pauvres qui n'avaient aucun secours, faisaient leurs derniers efforts pour se traîner jusqu'à cet asile ; mais souvent les forces leurs manquaient avant d'y arriver, ou bien n'y trouvant point de place, ils tombaient en défaillance en voulant revenir sur leurs pas.

Il y en avait qui, pressés par la soif, se couchaient près du ruisseau qui coule au milieu de la rue, pour y tremper leur langue, et rendaient là leur dernier soupir. »

La Peste de Marseille, estampe, circa 1750 - source : Gallica-BnF

Faute d'infrastructures ad hoc et de consignes afin de traiter les ravages, la peste se répand inexorablement. Les représentants de l'ordre qui le peuvent encore délaissent un à un leur poste et la ville avec eux, sans se soucier des risques de propagation. Marseille est livrée à elle-même, en proie à un chaos absolu.

« Au milieu des horreurs d'une peste qui faisait de Marseille un vaste tombeau, la perversité humaine, comme saisie d'une affreuse émulation, y multipliait les excès chaque jour nouveaux d'une dépravation effrénée.

Des gibets dressés de toutes parts, au milieu même des mourants, transformaient les plus beaux lieux de Marseille en hideuses gémonies. L'assassinat et le vol se multipliaient sans remords. On vit le monopole affamer Toulon, et ce qui restait de commerce à Marseille n'être qu'un tissu de calculs inhumains.

Des spéculateurs poussèrent la perversité jusqu'à supposer dans quelques lieux de fausses contagions.

D'ailleurs, on foulait au pieds sans rougir la probité, la nature et l'honneur, et ce cynisme intrépide est la plaie la plus profonde que les temps de terreur puissent faire à la morale publique. »

De ce moment atroce, la ville de Marseille a préféré retenir les héros providentiels. Ainsi du Chevalier de Roze, engagé à la salubrité du quartier de la Tourette et au ravitaillement des survivants, et plus encore, l'évêque de Marseille, Monseigneur de Belzunce, dont le dévouement à la cause des pestiférés lui valut de voir un quartier baptisé de son nom.

« Il ne resta, parmi les ecclésiastiques, que les curés et les vicaires. Ces hommes respectables, animés par l'exemple de M. l'évêque, déployèrent avec lui un courage héroïque, et une charité vraiment digne d'éloges.

Il est difficile de porter ces deux vertus plus loin que ne les porta M. de Belzunce. La maladie se fut à peine déclarée, qu'il assembla les curés et les supérieurs des communautés.

Animé de ce zèle ardent, que les circonstances rendaient si difficile et nécessaire, il n'eut pas de peine à le faire passer dans le cœur de ses coopérateurs. Il leur prescrivit la manière dont ils devaient se conduire dans ces temps de calamités. »

L'épidémie finit par s'estomper au mois d'octobre. Marseille reprit vie au début de l'année suivante. Des rechutes en 1722 firent de nouveau craindre le pire, mais la peste disparut définitivement, de la Provence comme de tout le territoire français. Non sans avoir emporté, selon les bilans, entre 50 000 et 90 000 personnes.

Aussi, des études récentes tendent à prouver que le bacille meurtrier ne proviendrait pas du vaisseau, le Grand-Saint-Antoine, auquel on a longtemps imputé la contamination. Il s’agirait plutôt d’une résurgence de la véritable Peste noire du XIVe siècle, laquelle serait demeurée latente pendant quelque 400 ans avant de renaître de ses cendres, pour le pire.

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