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XIXe siècle : La naissance de l'Ennui moderne

le par - modifié le 29/01/2021
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L'ennui a son histoire : on ne s'ennuyait pas et on ne se désennuyait pas au XVIIIe siècle de la même façon qu'aujourd'hui. Le confinement est l'occasion de réinterroger l'ennui, les journaux se prêtant doublement à l'enquête : reflets d'évolutions globales, et remèdes à cet ennui.

Panorama : historiciser l'ennui

« Il y a dans le monde, Monsieur, une maladie bien fâcheuse, qui fait tous les jours de grands progrès, et dont je vois la plupart de mes amis atteints : ce qui me fait trembler pour moi, car elle est un peu épidémique. Elle se communique presqu'aussi facilement que la peste.

Il faut prendre contre elle de grandes précautions. Heureusement qu'on a des signes certains pour la reconnaître : elle se manifeste d'abord par le bâillement, ensuite par les yeux qui se ferment. […]

Il s'agit de l'ennui, qui semble faire des progrès fâcheux à mesure qu'on prend de plus grandes précautions contre lui, et ce qui le prouve, c'est que nulle part il n'y a plus de gens ennuyés qu'à Paris. […] Si vous voulez voir l'Ennui personnifié, il faut voir un provincial arrivant l'hiver à Paris, pour la première fois, n'y connaissant personne, et ayant pour unique ressource les cafés et les spectacles […].

Il faut voir avec quelle joie le pauvre homme quitte le centre de tous les plaisirs pour retourner dans son foyer, ou il lui suffit, pour éviter l'ennui, d'entendre chanter son coq, de jouir du spectacle de la nature. »

Dans cette lettre de la Gazette de France, l'ennui apparaît en 1813 comme une maladie, et une maladie urbaine, parisienne surtout. Le rapprochement ennui/maladie n'était pas que métaphorique : dans le Dictionaire [sic] des sciences médicales (1823), l'ennui est abordé à travers la notion de spleen, comme un « dégoût de la vie, […] ennui continuel », conduisant dans certains cas au suicide. Les malades atteints ont une « démarche mal assurée », le regard oblique, le pouls lent, peu d'appétit (gastronomique et sexuel), et font preuve d'une tristesse plaintive constante. Parmi les remèdes, les sangsues à l'anus et un régime végétarien sont à l'honneur – étranges moyens de ramener de la joie de vivre, même s'il faut les comprendre en termes de médecine humorale.

Ce tableau d'un ennui-maladie (urbaine) constitue la cristallisation de l'évolution dont nous allons ici retracer les tendances, à grands traits, du XVIIe siècle au premier XIXe siècle.

L'ennui fut d'abord présenté comme ponctuel, causé par un objet extérieur précis : un discours « ennuie à mourir » (cette connexion entre mort et ennui est une constante). C'est l'exemple donné par les différentes éditions du dictionnaire de l'Académie, depuis la première (1694), définissant l'ennui comme une « lassitude d'esprit, causée par une chose qui deplaist par elle-mesme ou par sa durée. On ne sçaurait entendre cela […] sans mourir d'ennuy ».

La première modification réelle apparaît justement dans l'édition de 1835, qui ajoute à la définition : « se dit aussi, particulière, de cet abattement de l'esprit qui fait qu'on est las de tout, qu'on ne trouve de plaisir à rien ». Ou comment un inconfort ponctuel est devenu un état général.

L'ennui était une marque de faiblesse (de raisonnement et de foi) chez Pascal, il devient au siècle suivant la conséquence d'un manque de pénétration et de discipline philosophiques pour les Lumières, et parallèlement une tare typique de l'oisiveté, et donc de l'aristocratie.

Au XIXe siècle, l'aspect moral s'estompe un peu : il devient une maladie sociale, une maladie du siècle, jusqu'au spleen de Baudelaire contre lequel il ne peut rien sinon peindre dans les meilleurs mots ce sentiment « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis ».

L'ennui moderne, fils des Lumières

Dès 1715, le philosophe Boureau-Deslandes publie un Art de ne point s'ennuyer, affirmant écrire sur « une matiere neuve et qu'on avoit, pour ainsi dire, oubliée ». Ces mots témoignent de la nouveauté (au moins affichée) du thème. L'art proposé par Boureau-Deslandes, lui, témoigne de son manque de talent, et/ou effectivement du fait que l'ennui (et ses antidotes) sont bien historiquement changeants. Car, pourtant bien habitué aux écrits du XVIIIe siècle, je me suis presque assoupi et l'ouvrage m'est tombé des mains.

Plus tard dans le siècle, en 1768, Frédéric II propose à l'Académie de Berlin une Dissertation sur l'Ennui (dans la langue philosophique, c'est-à-dire en français) qui confirme et renforce cette observation quant à la nouveauté de l'ennui des Lumières :

« Jusqu'ici [l’ennui] n’a été analysé par personne, et qui par un abus singulièrement bizarre, semble être devenu une affaire de mode et de bon ton. »

L'ennui apparaît non seulement comme l'objet d'une attention nouvelle, mais aussi comme quelque chose d'affreux. Voltaire écrivait que « l'ennui est le pire de tous les états », faisant écho à l'Encyclopédie, qui, elle, affirmait : « l'ennui est le plus dangereux ennemi de notre être ».

Peu à peu, un inconvénient devient ainsi un véritable danger. La solution préconisée par les Lumières ? Sans surprise : le travail, particulièrement celui de la terre – souvenons-nous de Candide cultivant son jardin. Frédéric II les rejoint, en affirmant que « ces hommes vigoureux qui labourent nos champs, et qui battent le bled dans nos granges, ne connoissent pas le sentiment de l'Ennui ».

La Dissertation du roi de Prusse s'insère dans un tournant assez net, celui des années 1770, où l'ennui semble arriver sur le devant de la scène philosophique et lettrée. C'est ainsi que l'on voit significativement paraître un Magazin récréatif pour servir de ressource contre l'ennui en 1771, collection de bons mots et d'anecdotes. Le Mercure de France de septembre 1770 avait de son côté déjà proposé un article « De l'Ennui », où l'on « cherche l'origine de l'Ennui, cette maladie de l'esprit, ce désordre de l'ame qui nous force à courir sans cesse après des objets vains et frivoles ».

Si, ponctuellement, l'ennui avait déjà pu être présenté comme une maladie de l'âme dès le XVIIe siècle (par exemple chez Gilles Ménage), la phrase du Mercure annonce une généralisation de l'expression destinée à fleurir au siècle suivant. Le sulfureux Helvétius consacre plusieurs chapitres de son ouvrage posthume De l'homme (1773) à l'ennui, « maladie de l'âme ». Il y avance, dans le ton qu'allait prendre Frédéric II quelques années plus tard, que l'ennui vient du désœuvrement : il n'y a qu'à voir, affirme-t-il, « la joie avec laquelle dès le matin le Laboureur attele sa charrue ».

Les éléments de la cristallisation sont là, la fréquence de leurs occurrences augmentent. La fin du XVIIIe siècle voit, entre autres, Xavier de Maistre publier son Voyage autour de ma chambre, récit présentant comment un jeune homme, assigné dans une pièce pendant six semaines, peut réussir à s'occuper l'esprit, « ressource assurée contre l'ennui », promet la préface. Ou encore Casanova, qui à peu près au même moment entamait ses Mémoires ainsi :

« Je n'écris que pour charmer ou interrompre l'ennui, cette lourde maladie qui me tue en Bohème, maladie qui me tuerait peut-être en tout lieu. »

Peu à peu, l'ennui prend les traits qu'il allait revêtir au siècle suivant : une « maladie », médicale ou non, mais sérieuse, et socialement circonscrite. Pourchassé par la Convention, caché dans Paris, Condorcet adressa en 1794 une lettre d'adieu et de conseils à sa fille, un de ses tout derniers écrits, retranscrite par exemple dans Le Globe du 20 novembre 1824. Parmi ces précieuses recommandations, on trouve une mise en garde contre l'ennui, « ce dégoût vague de l'existence, cette humeur sans objet, ces malheurs d'une vie paisible et fortunée ».

Les débuts d'un mal du siècle : l'ennui urbain, politique et artistique

Le trope de l'ennui comme maladie devient au XIXe siècle un lieu commun, et s'applique désormais à « l'époque » et à presque tous les aspects de la vie, à commencer par la politique – ce qui peut sembler surprenant dans un temps aussi riche en changements de régime. Les balbutiements de « l'inexplicable système du ministère » y sont sans doute pour quelque chose, comme le dit la revue royaliste La Quotidienne du 9 août 1819, sous le titre « De l'ennui considéré comme moyen de gouvernement » :

« Si l'ennui dégénère en maladie mortelle, qui voudrait garder les ministres à ce prix ? […] il serait du premier devoir pour les bons et loyaux députés de provoquer enfin la loi tant éludée sur responsabilité ministérielle [contre cette] entreprise de faire périr la France d'ennui, sous le spécieux prétexte de la mieux gouverner. »

La même Quotidienne attaque les répétitions d'articles de ses concurrents (et adversaires idéologiques) en 1829 – l'ennui devient alors une arme d'attaque, comme le ridicule au siècle précédent :

« Que ces journaux y prennent garde, l'ennui est une maladie mortelle en France, qui peut tuer même les révolutions. »

Peut-être que l'accélération événementielle de la Révolution fait également trouver le temps long par la suite. Toujours est-il que l'ennui « est dans l'air, dans les chambres législatives, dans les Académies, etc. », témoigne en janvier 1844 la Gazette du Languedoc reprenant la Démocratie Pacifique :

« Oui, l'ennui est la maladie de notre époque ? Oui, la France est ennuyée, de tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait dans le monde officiel. C'est par l'ennui que M. Guizot gouverne… »

Et l'on découvre « l'ennui parlementaire » qui gagne les députés, quel que soit leur bord, rapporte la Gazette de France en juin 1844, encore d'après la Démocratie Pacifique :

« D'où vient cette lassitude, cette torpeur, cet ennui qui ont envahi la chambre ? »

De la paralysie du système politique, nous répond-on. Qu'on libère les députés du « boulet législatif » et du théâtre d'oppositions creuses cachant mal les intérêts individuels, « alors les députés ne s'ennuieraient pas ; l'enthousiasme de 89 renaîtrait […] et la France s'animerait d'une nouvelle vie », dévoilant bien l'ombre puissante de l'agitation révolutionnaire qui semble être le revers de cet ennui.

Si l'on s'ennuie partout en ville ou presque, c'est d'abord au théâtre que le mal frappe, à en croire le nombre d'occurrences de ce motif dans la presse. Le Figaro (8 mai 1833), à propos d'une pièce tombée dans l'oubli depuis, persifle :

« Un personnage très-important s'est glissé dans la pièce et a tué [tous les personnages] : c'est l’ennui. »

Toujours au théâtre, le Journal des débats politiques et littéraires du 10 janvier 1842 décrit l'arrivée de l'inexorable ennui :

« Terrible animal qui pénètre partout, dans les salons, dans les causeries, dans les livres, à la tribune, dans les journaux même, cette chose qui sautille et qui scintille, partout et surtout au théâtre. […]

On a parlé de vampires qui sucent le sang des pâles mortels : le plus terrible de ces vampires, c'est l'ennui ! »

(On notera au passage que la description correspond encore au vampire traditionnel : c'est la victime qui est pâle, et non son bourreau fantastique).

L'ennui prend alors du galon dans les ennemis de la morale : il devient « le père de tous les vices » (Le Tintamarre, février 1848), alors que c'était l'oisiveté qui était la mère de tous les vices au siècle précédent. La saison du carnaval pointant en janvier 1837, un des rédacteurs du Figaro s'annonce à l'avance « mort de fatigue et d’ennui ».

« Car c'est là, en effet, ce qui leurre éternellement la jeunesse à cette misérable époque […]

Tout cela, forces, jeunesse, argent, veilles, corps et âme, dévoué, sacrifié à l'ennui ! »

L'auteur semble parler d'expérience, et relie l'ennui des fêtes parisiennes du carnaval au vice, dans un semi-aveu :

« il y a en outre, cette année-ci, en guise de nouveau divertissement, une industrie coupable qui prend trop d'accroissement, et que nous signalons à la police ». Il s'agit de vieilles dames (c'est-à-dire de plus de 55 ans, pour notre auteur), profitant du port du masque « pour exploiter indignement de jeunes crédulités et pour se livrer aux abus de confiance les plus révoltans ».

Que faisait effectivement la police contre ces « cougars » du XIXe siècle ?

« Ennui dans le salon », estampe attribuée à Henry Monnier, 1826 - source : Gallica-BnF
« Ennui dans le salon », estampe attribuée à Henry Monnier, 1826 - source : Gallica-BnF

L'ennui rural et ses remèdes ancestraux

Cet aperçu dessine les contours de la perception culturelle d'un ennui urbain du premier XIXe siècle, d'une ville viciée par des divertissements qui n'en sont plus.

En 1800, le Courrier des spectacles publiait une petite fable, « le Plaisir et l'Ennui », dans laquelle significativement le Plaisir abandonne la ville pour gagner une fête de village. L'Ennui s'en trouve chassé, « mais il n'y perdit pas ; car il eut le bonheur, en affectant un air honnête, de se glisser chez le Seigneur, qui ce jour-là donnoit une brillante fête ».

Idée héritée du discours des Lumières : on ne s'ennuierait donc pas à la campagne. Certes, le travail n'y manquait pas – quoiqu'il soit permis de douter de « la joie » matinale du laboureur célébrée par Helvétius, ou de l'enthousiasme de ceux qui doivent battre le blé au fléau chez Frédéric II. Mais surtout, cette vision pré-romantique d'une ruralité qui ne connaîtrait pas l'ennui passe à côté d'un des plus vieux creusets d'invention des passe-temps : les veillées d'hiver.

Les jours courts, le froid, la suspension des activités agricoles rendaient le temps incroyablement long. C'est alors qu'on se réunissait, autour d'un feu pour les plus fortunés, dans les étables, au chaud des animaux sinon, comme le dénonce (pour des raisons médicales) le Journal de Provence en 1791. À la lumière des lampes à huile, on avançait quelques travaux manuels (filer, fabriquer des jouets en bois comme au Tyrol ou dans le Jura...) et surtout on parlait, on chantait, et l'on racontait des contes.

Vous trouverez dans l'Écho rochelais du 14 avril 1843 la transcription d'une de ces veillées, où l'oralité incarnée dans une vénérable vieillarde vient donner une leçon de sa puissance face au scepticisme désenchanté d'un jeune recteur, sous la forme d'un récit spectral presque digne de Poe.

Les veillées sont bien la période d'un ennui rural qu'il faut conjurer. L'alphabétisation progressant, les jeunes peuvent lire pour leurs aînés. George Sand, publiant dans Le Constitutionnel du 25 avril 1844 le début de son roman-feuilleton Jeanne, offre ainsi cette dédicace à une amie illettrée :

« Tu ne sais pas lire, ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont été à l’école.

Quelque jour, à la veillée d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant par leurs bouches. »

Certains journaux, à l'opposé de la vision pastorale d'un monde campagnard sans ennui, surent saisir l'opportunité commerciale que représentaient les veillées d'hiver, comme le Journal de Dreux, aussi tard qu'en 1900 :

« Un bon conseil : l'Almanach Vermot vient de paraître, achetez-le de suite, chers lecteurs, hâtez-vous de vous munir de ce précieux viatique contre l'ennui.

L'hiver s'avance, les veillées, s'allongent, un Vermot le soir, au coin du feu, c'est le meilleur moyen de se distraire en famille, de retrouver un peu de cette gaité honnête, de ce parfum de bonne compagnie que la littérature décadente de nos jours tend de plus en plus à supprimer. »

Mais les liens entre presse et veillées hivernales rurales sont en réalité plus profonds que cela.

La presse contre l'ennui : les divertissements imprimés

Avec les sudokus, mots-croisés, fléchés ou problèmes d'échecs, la presse fournit nombre de ressources pour passer le temps aujourd'hui. Elle le fait depuis très longtemps, mais sous des formes qui différaient quelque peu. L'une de ces formes vient justement d'une tradition des veillées d'hiver – qui a, par ailleurs, eu une vie plus longue en Angleterre.

Il s'agit des énigmes, tours d'esprits racontés au coin du feu, repris par Tolkien dans son Hobbit, mais qu'on affectionnait également en France. Pour bien faire, il fallait qu'elle soit rimée. En voilà une relativement aisée fournie dans la rubrique « Passe-Temps quotidien » du journal Gil Blas (19 novembre 1894) :

« Je suis dans tout : le temps, la mort,
Dans le destin et dans le sort,

Dans le firmament, dans la terre,
Dans le torrent, dans le tonnerre,

Dans la bataille et le combat,
Dans le bruit du tambour qui bat,

Dans le rôti, dans la friture,
Dans l'art du chant, dans la peinture,

Dans l'être adulte et dans l'enfant,
Dans tout objet triste ou charmant,

Dans ton travail et dans ta tête,
Dans le savant et dans la bête,

En toi-même, à table, au lit.
Arrêtons-nous : j'en ai trop dit. »

On pouvait envoyer la solution à la rédaction du journal et avoir le plaisir de voir son nom publié. Les énigmes sont souvent un peu plus poétiques et perçantes que celle-ci, limitée à qui sait écrire et s'aperçoit que tous les mots possèdent la réponse (la lettre « T »). Pour donner une meilleure idée des devinettes orales, en voilà une, d'ailleurs commune aux Français et aux Anglais :

« En ma maison, j'étais en repos, mes ennemis m'ont entouré, ma maison est sortie par les fenêtres et je suis devenu prisonnier. »

Je laisse le curieux chercher dans ce recueil la réponse, s'il ne la trouve pas de lui-même.

La presse des XVIIIe et XIXe siècles offrait d'autres jeux d'esprit, fondés avant tout sur la poésie et la maîtrise des mots. Le logogriphe a connu ainsi un long succès : il s'agissait de définir un mot, qui, retranché de sa première lettre, devient un autre mot, et ainsi de suite.

Par exemple : en 6 lettres, donne une partie de l'adresse ; en 5, se trouve souvent sur les tables d'Asie ; en 4, l'eau quand on la conduit à l'ancienne ; en 3, un pronom ; en 2, l'abréviation qu'on utilise pour désigner une certaine communauté supranationale ; en 1, la lettre absente de Georges Perec. Il ne peut y a voir qu'une solution (ici : plaque/laque/aque/que/UE/E).

Pour rester dans le quotidien Gil Blas (24 novembre 1894), voilà à quoi ressemblait un logogriphe au XIXe siècle :

« Avec cinq pieds [comprenez : en cinq lettres] je suis exquise,
L'automne me doit au printemps,

Avec quatre, obscure, indécise,
Une langue des anciens temps.

Avec trois, je suis solitaire.

Avec deux, je sers à nier.

Cherchez dans votre abécédaire,

Et vous trouverez mon dernier. »

L'impatient ou le paresseux pourra se reporter au numéro du 5 décembre pour trouver la solution.

Le métagramme était aussi à l'honneur : il s'agit d'une série de mots ne changeant que par une lettre, située au même endroit (vite, cite, mite, rite...) que l'on devait trouver à partir de leurs définitions. On en trouvera dans le Pêle-mêle (9 septembre 1906) un exemple, ainsi que d'autres jeux, comme l'octogone ajouré, ancêtre complexe des mots-croisés.

Logogriphes, métagrammes, énigmes : il s'agissait doublement de passe-temps. Trouver la solution, certes, mais en composer également, la plupart de ces exercices provenant d'envois aux journaux, comme cette dernière énigme envoyée par une lectrice de Gil Blas :

« Très négligé dans mes ajustements,
J'ai l'air pensif et la mine grimaude,
Le regard froid, languissant, la main chaude,
Et ne réponds qu'avec des bâillements.

A vous, lecteur, lorsque je me cramponne,
Je m'insinue à vous par vos cinq sens ;
Bien que pourtant je n'attire personne,
À mon pouvoir je soumets bien des gens.

Logé chez vous, rarement je déserte ;
Malaisément peut-on me divertir ;
Tous les moyens, même une guerre ouverte,
Sont employés pour me faire partir. »

La revue donne la solution au numéro du 24 novembre, mais elle est ici sans doute un peu trop évidente – ou en tout cas significative de l'évolution culturelle esquissée dans ces lignes.

Anton Serdeczny est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.

Pour en savoir plus :

Pascale Goetschel, Christophe Granger, Nathalie Richard et al. (dir.), L'Ennui : histoire d'un état d'âme, XIXe-XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012

Frantz Antoine Leconte, La Tradition de l'ennui splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, New York, Washington (DC), Paris..., Peter Lang, 1995

L'Ennui. Études réunies par Gérard Peylet, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2003

Georges Minois, Histoire du mal de vivre : de la mélancolie à la dépression, Paris, La Martinière, 2003

Robert Mauzi, L'Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994 [1960], chap. III