Interview

Ambivalentes Lumières : premières critiques du « progrès »

le 22/05/2023 par Stéphane Van Damme, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 23/05/2023

Portée par les Lumières, l’idéologie du progrès fait néanmoins débat dès le XVIIIe siècle. Certains auteurs font figure de lanceurs d’alerte et ce que l’on nommera bientôt la technophobie existe déjà. Décryptage de Stéphane Van Damme, historien des sciences et des savoirs.

Festival L'Histoire à venir

6e édition du 24 au 28 mai 2023

À Toulouse, le festival proposera plus de 90 rencontres avec des chercheur·ses en histoire, en sciences humaines et sociales, auteur·rices, artistes et journalistes autour du thème « Il était une fois le progrès ». RetroNews est partenaire.

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Stéphane Van Damme participera au festival L’Histoire à venir, qui se tiendra du 24 au 28 mai 2023.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : L’idéologie du progrès, qui marque encore nos sociétés, est-elle née avec les Lumières comme on le dit souvent, ou bien n’est-ce là qu’une image d’Épinal, colportée par les manuels ?

Stéphane Van Damme : Les clichés comportent toujours une part de vérité... Il y a bien au XVIIIe siècle un optimisme attaché aux sciences et aux arts, qui s’accompagne de toute une rhétorique sur le progrès et qui est d’ailleurs fortement mobilisatrice, notamment parmi les hommes de sciences.

Il faut bien se replacer dans le contexte qui est celui de l’Ancien Régime : l’époque est marquée par de fortes contraintes, à la fois sociales – avec de très grandes inégalités – et politiques – dans le cadre des régimes absolutistes –, mais également « environnementales » : les crises climatiques sont nombreuses et les conditions de vie difficiles, ce dont témoignent notamment la mortalité infantile élevée et l’espérance de vie réduite.

Le discours sur le progrès qui se développe accompagne une réelle volonté d’échapper à ces contraintes. Comme le disait Daniel Roche disparu récemment, les sciences sont vues à ce moment-là comme « la sortie des fatalités du temps ». On est bien éloigné de l’état d’esprit qui est le nôtre aujourd’hui et qui porte souvent un doigt accusateur sur les sciences et les technologies.

L’idée de progrès fait-elle alors « déjà » consensus ?

En réalité, les critiques existent dès l’origine, dès que le mot lui-même apparaît, au XVIe siècle si l’on se réfère aux dictionnaires historiques de la langue française. Toute l’ambivalence de la notion est perceptible sous la plume d’un Rabelais (notamment dans le Tiers-Livre) ou d’un Montaigne (Essais) qui sont très critiques de l’avènement de la modernité, marquée aussi par l’essor de la colonisation, l’intolérance religieuse ou encore la guerre civile. On connaît bien l’adage de Rabelais passé à la postérité : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Des auteurs jouent le rôle de véritables lanceurs d’alerte. Je pense notamment à Jonathan Swift et à ses Voyages de Gulliver, où abondent les machines absurdes qui ne font que désorienter son personnage. Jean-Jacques Rousseau, tout en défendant la perfectibilité de l’homme, porte une condamnation morale sur le progrès technique parce qu’il ne profite pas à tous. Beaucoup d’auteurs adoptent par moments des postures sceptiques.

Il est vraiment important d’historiciser et de pluraliser les Lumières, plutôt que d’en faire leur procès dans leur globalité, en les rendant responsables de la crise climatique actuelle – un discours qui n’est, au fond, pas très éloigné du débat des années 1950-60 faisant de l’hyperrationnalité nazie l’héritière des idées du XVIIIe siècle. Le progrès a toujours provoqué des polarisations. A la fin du XVIIe siècle, elles se sont cristallisées dans la querelle des Anciens et des Modernes ; les Lumières en portent l’héritage.

Cette foi dans le progrès et son corollaire, l’innovation, marquent une véritable rupture par rapport à la vision qui avait marqué le Moyen Âge…

L’innovation a longtemps été jugée condamnable sur le plan moral : elle était contraire au respect des autorités et à la conception d’un temps cyclique, marqué par l’éternel retour, qui était celle non seulement du catholicisme, mais aussi du protestantisme et du judaïsme, trois religions par essence messianiques et créationnistes.

Un basculement s’opère vers un temps désormais perçu comme linéaire et marqué par l’idée d’un progrès de l’humanité. On s’intéresse aux différentes civilisations – le mot lui-même date du XVIIIe siècle –, non pas simplement pour les rattacher à des aires géographiques, mais pour les ordonner en fonction de leur degré plus ou moins avancé de civilisation. Dans cette optique, l’histoire n’est pas simplement l’étude des sociétés du passé : elle obéit à une véritable philosophie de l’histoire.

Dans le domaine des sciences, c’est le régime de la découverte et de l’expérimentation qui s’impose depuis le XVIIe siècle et les figures majeures que sont Descartes, Bacon ou Newton. On ne se contente plus de décrire le monde, de faire l’inventaire de la nature, de suivre les classifications aristotéliciennes. Émerge désormais l’idée que les sciences sont utiles et ont une capacité à transformer le monde : en découle l’idée d’une exploitation des ressources naturelles et de l’anthropisation du monde – une « seconde nature » pour reprendre les termes de Francis Bacon.

Cette foi dans la science et dans ses capacités d’amélioration à l’époque moderne se traduit-elle par une confiance dans la technique ?

Au XVIIIe siècle, science et la technique s’interpénètrent beaucoup moins qu’aujourd’hui. La technologie – le terme apparaît d’ailleurs à ce moment-là – est souvent le fait d’inventeurs, qui sont plutôt des artisans. Il n’en reste pas moins que leurs inventions suscitent la fascination – les automates par exemple font fureur – et en même temps génèrent déjà une forme de technophobie : on craint que les machines ne remplacent l’homme, on redoute les catastrophes, par exemple les pollutions industrielles à Paris, autour du canal de la Villette où s’installent les industries chimiques ou dans la Bièvre. C’est bien une réalité : de nombreux accidents se produisent et sont relatés dans la presse ; les procès portant sur des contaminations se multiplient dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Certaines innovations font-elles particulièrement débat ?

L’électricité est l’une d’entre elles : elle suscite la fascination, et en même temps, elle fait peur. Il faut dire qu’elle donne lieu à de nombreuses dérives, comme celles de Franz-Anton Messmer, ce savant autrichien, auteur de la théorie du « magnétisme animal », qui propose à la fin des années 1770 à Paris, de traiter ses patients par une thérapie électrique. L’Académie des sciences qualifiera cette pratique de charlatanisme et Messmer sera finalement expulsé. Ses théories avaient eu néanmoins un grand retentissement et attiré beaucoup de monde, tout en suscitant la peur au sein de la bonne société, dans les salons, à la Cour. Nombreux sont les « aventuriers » qui s’emparent des nouveautés scientifiques pour en faire du spectacle.

Il ne faut pas oublier que le siècle des Lumières est aussi fait de tous ces excès, fausses nouvelles, voire mensonges caractérisés, qui ont tendance à pondérer les avancées scientifiques bien réelles. Même si l’Académie des sciences est là pour condamner ce qui relève de la « fausse science », les dérives insinuent néanmoins le doute.

La Révolution française confortera-t-elle cette foi dans le progrès ?

La Révolution française va faire basculer les Lumières du côté du positivisme. Elle institutionnalise les sciences : c’est la création des écoles d’ingénieurs, de Polytechnique ou de l’École normale supérieure, dont les cours sont publiés et fixent la norme des sciences légitimes, et de l’université napoléonienne, qui intègre les disciplines scientifiques, alors que les anciennes facultés héritées du Moyen Âge disparaissent. La Révolution française contribuera aussi à fixer aussi durablement le discours d’une science synonyme de progrès.

Spécialiste de l’histoire des sciences et de savoirs à l’époque moderne, Stéphane Van Damme est professeur à l’École normale supérieure. Il a dernièrement publié Les Voyageurs du doute. L'invention d'un altermondialiste libertin (1620-1820) (Fayard, 2023).