Bonne feuille

Petits textes du XVIIIe siècle retrouvés dans les archives de la police parisienne

le 04/11/2021 par Arlette Farge
le 23/09/2019 par Arlette Farge - modifié le 04/11/2021
« Descente de police la nuit », tableau d'Henri-Joseph Van Blarenberghe, circa fin du XVIIIe siècle - source : Musée du Grand Palais-WikiCommons
« Descente de police la nuit », tableau d'Henri-Joseph Van Blarenberghe, circa fin du XVIIIe siècle - source : Musée du Grand Palais-WikiCommons

Insultes, rancœurs, subterfuges et libido : l’historienne Arlette Farge étudie et commente des documents repêchés dans les fonds de la police française de l’Ancien régime.

Arlette Farge est historienne, spécialiste du XVIIIe siècle. Elle est directrice de recherches au CNRS, rattachée aux centre d’études historiques de l’EHESS et chevalière des arts et des lettres depuis 2016. Elle vient de publier Vies oubliées aux éditions La Découverte.

Ce dernier ouvrage met en lumière de nombreuses archives qui n’avaient pas su s’intégrer aux précédentes recherches de la grande historienne. Souvent retrouvés dans la section des « manuscrits divers » des archives de la Bastille, ces extraits de procès verbaux, preuves, et textes anonymes dressent un intrigant tableau populaire du siècle des Lumières, comme un miroir inversé de ce que l’on nomme toujours abusivement la « Grande Histoire ».

RetroNews et les éditions La Découverte vous proposent de lire les premiers pages de ce fascinant recueil de textes.

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« Maudit usage des amidons »

« Dieu nous donne les blés non pour en faire profanations extravagantes, sacrilèges. Les perruques consomment plus d’une livre de farine par jour. C’est un grand scandale. Un grand scandale aussi dans l’Église quand des évêques, ecclésiastiques et religieux portent cet ornement par vanité, osent célébrer nos saints, la tête ainsi couverte avec indécence.

Maudit usage des amidons. Les boutiques des fariniers sont de plus en plus enfarinées. Alors que les pauvres n’ont pas de pain. »

Soudain, en feuilletant les notes de l’inspecteur de police Duval, un court texte anonyme de 1731 m’arrête. Voici pourfendu le scandale des « emperruqués » aux fausses chevelures emplies de farine, alors que les pauvres n’ont pas de pain. Quelques années auparavant, la disette de 1725 avait été si marquante que révolte il y eut, ainsi que présence de pamphlets vengeurs, écrits sur les murs.

« Nous voulons à 12 000 hommes que le pain diminue ou bien nous mettons le feu à toutes les maisons. »

Ainsi se termine cet écrit collectif.

Tempête de pamphlets et de foules en colère ; le siècle est si souvent scandé par de très graves turbulences s’appuyant sur des situations considérées particulièrement injustes pour le peuple. On peut aussi penser, comme l’écrit Michael Foëssel, que le « récit historique procède à une représentation du passé par la médiation de l’imaginaire [...] ».

Paul Ricœur explique que « cet imaginaire de représentance » met sous les yeux des intrigues singulières et des aventures collectives qui constituent la trame pour ainsi dire charnelle de l’histoire.

L’amidon et les perruques ici contestés tissent une trame d’histoire.

Cours des prix du pain dans les régions de France, La Gazette du Commerce, 1774

Jour de la fête de Saint-Sulpice

L’église Saint-Sulpice est un des hauts lieux de la puissance de l’Église à Paris. Son curé multiplie les activités charitables, conseille ses paroissiens, donne des avis politiques, s’adresse au roi et n’oublie jamais de négocier avec les Parisiens en cas de discorde.

Pourtant :

« Lundy dernier jour de la fête de Saint-Sulpice Monsieur le curé donna un repas qui commença après une heure jusqu’à quatre heures avec quantité d’évêques, archevêques, cardinaux.

Ce fut d’une magnificence extraordinaire : le vin coûtait 50 livres la bouteille. Il manqua l’archevêque de Paris pour qui le sieur Petit chirurgien et fort bon cuisinier pour le goût avait quantité de fricassées et de ragots.

Le repas fini, les convives ont ensuite été dormir dans l’église pendant le sermon, les filous ont profité de ce temps et ont bien moissonné. »

Les faits se passent sans doute vers 1745. Ivres, prêtres, cardinaux et évêques se sont effondrés dans l’église. L’occasion était exceptionnelle : certains en ont profité pour vider leurs poches et retirer les boucles d’argent de leurs chaussures et autres.

Pourquoi non ? peut-on se demander. Voleurs et voyous profitent de tous les instants où ils peuvent œuvrer à leur profit.

Outils ordinaires d’un garçon cordonnier

« – Un tablier de toile neuve avec son crespin composants tous les outils d’un garçon cordonnier
– petite boîte fermée d’une pince,
– une tenaille
– un marteau
– un tranchet
– une broche
– une alaine
– une nappe
– un astic
– un pied de biche
– 2 bizets et un étuit de cuir gainé d’un dé et de cartes »

Pour faciliter la compréhension, voici un petit dictionnaire :

– crespin : pour apprêter une étoffe,

– cartet : est employé en mercerie pour enrouler des fils ou préserver des boutons sur une carte,

– astic : outil qui pique, petit instrument en os, en métal ou en bois dur. Mot venant du Hainaut, dérivé du verbe astiquer ou enfoncer.

De ces objets surgissent des images : celles de corps au travail maniant le tranchet et l’alaine, le bizet et le pied de biche. La poésie n’est jamais loin, elle ne fait pas oublier la peine, le soin et le souci du travail bien fait.

Se confesser avant un feu d’artifice, fût-il tiré à Versailles

« Dans les cafés on n’a tenu d’autres discours que du feu de Versailles, les uns croient que c’est aujourd’hui, d’autres demain et les artificiers sont confessés parce qu’ils sont en grand danger de ce feu...

On dit encore que le château est en danger on commande plus de 400 soldats suisses qui seront en veste... tous les ministres ont ôté leurs papiers. »

Ce sont des propos de café ; on ne peut toutefois les prendre à la légère. De quoi a-t-on peur ? Des risques d’un feu d’artifice, cela même au château de Versailles. Ordre est alors donné de confesser les artificiers. Mesure peu rassurante : avoir, en cas de tragédie, la confession pour seule protection…

Article revenant sur la catastrophe ayant eu lieu au mariage du futur Louis XVI, où un feu d’artifice emporta quelque 130 personnes, La Gazette, 1770

En parallèle, je ne peux m’empêcher de penser au nombre si important d’ouvriers morts lors de la construction du château. Sans confession.

On commença à construire le château en 1620 dans un environnement marécageux aux sables mouvants. Il fallut, pour obtenir de l’eau, assécher des étangs, canaliser la Seine ; ainsi, en 1681, on construit la machine de Marly. Les travaux mobilisèrent 36 000 hommes environ et 30 000 soldats, c’est-à-dire 10 % de l’armée. Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés dans les villages, travaillaient 11 heures par jour, 220 jours par an.

Les accidents mortels étaient si nombreux que chaque matin de nombreuses charrettes partaient du chantier emportant les morts.

En 1685, une fièvre paludéenne tua en très peu de temps 6 000 ouvriers. Puis ce fut la fièvre typhoïde. Aussi fallut-il sans cesse se réapprovisionner en main-d’œuvre. Il semblerait que ce chantier ait fait mourir un peu plus de 10 000 ouvriers, sans que soient ici comptés les charpentiers, les maçons ou encore les miroitiers et installateurs.

Arrestation dite « miraculeuse »

Cette « affaire Chéry » (ainsi est-il écrit sur le manuscrit), fait partie de ces « déchets » délaissés pour mes recherches, mais dont le souvenir prégnant m’est revenu. Dûment répertoriée, elle se passe, à un moment assez frappant du XVIIIe siècle, quand des ordonnances de police obligent à de très nombreuses arrestations de mendiants, malgré l’indignation, les soulèvements et les forts affrontements entre habitants et soldats de la garde et du guet qui s’ensuivirent.

On comprend donc et l’étonnement et la satisfaction (un miracle dit-il !) du sergent Duguay ayant débusqué un mendiant d’apparence singulière :

« Affaire Chéry au 19 juillet 1746.

Monsieur jay l’honneur de vous rendre compte d’un miracle que j’ai fait à la satisfaction de tout le monde, jay arrêté un mendiant, J. Chéry, qui avait la tête enveloppée de plusieurs serviettes et la partie du visage qui paraissait couverte de lèpre, était de façon qu’on ne pouvait le regarder, il avait une espèce de bavoir devant lui, comme pour recevoir le pus qui tombait de ses plaies, un gros crucifix en main et un chapelet l’air languissant.

Je lui ay fait nettoyer le reste du visage et lui ay fait faire le tour du Châtelet jusqu’à la rue Saint-Germain, tout le monde a été satisfait et a crié miracle. Il est natif de Metz et dit avoir 45 ans.

Voici la composition de son visage : blanc d’œuf, farine, qu’il barbouille ensuite avec du sang de bœuf. »

Mendiant, on ne peut l’être sans être emprisonné, se persuada Chéry ; cherchant la compassion, il se transforme donc en épouvantable lépreux, bavant du pus. Mais un sergent s’aperçoit du subterfuge, le nettoie et le promène aux yeux de tous sur la place du Petit Châtelet, la population crie au miracle.

Chéry a trompé son monde. La population, prompte au soulèvement quand elle est indignée devant une arrestation de mendiant, applaudit à celle-ci ; sa possible compassion a été mise à mal et cela ne se peut dans des temps troublés. Simuler d’être lépreux, c’est véhiculer la peur de la contamination.

La lèpre est ce tragique fantôme qui traverse la mémoire de toutes et de tous.

Dans une lettre, une autre lettre...

Le 29 octobre 1772, une lettre est envoyée à Madame Lejeune, émailleuse, marché Saint-Martin, aux Trois Bouteilles à Paris :

« Madame je vous envoye cette lettre pour la remettre à votre mary il y a eu un différend avec moi à cause de la demoiselle Nanette je lui casseray la gueule et la mâchoire s’il se trouve jamais dans le cas de parler d’elle. »

Dans la lettre destinée à Madame Lejeune, voici la missive promise :

« Tu dois te ressouvenir que vendredi dernier je tay souffleté d’une importance extrême tu dois savoir que tu le méritais et que si jay agi de la sorte c’est que vrayment je me suis aperçu que tu étais un échappé de Bicêtre et que l’on rosse sans épargner des gens de ton genre. Je te conseille fort de te désister de tes poursuites.

Ma plume n’est point faite pour tracer des horreurs indignes de moy mais je t’écris pour te faire trembler. »

Inclassable courrier trouvé dans le reliquat du greffe criminel du Châtelet. On ne sait qui a fait quoi : seulement qu’on a écrit une lettre à une émailleuse dans laquelle il y avait une lettre pour son mari. Il est question d’une dispute, sans doute violente ; l’affaire est grave. D’ailleurs, sont évoquées des poursuites.

Pourquoi ne pas écrire directement au mari de l’émailleuse, et laisser la femme à l’abri ? Parce qu’il s’agit de dénoncer un homme auprès de sa femme, et de faire mal deux fois.

« Je t’écris pour te faire trembler » s’adresse autant au mari qu’à son épouse, et cette phrase recèle une ardeur et une violence inaccoutumées. Au cœur de cet incident peu compréhensible pour nous, il y a une « demoiselle Nanette ». Elle est sûrement un enjeu, un objet de désir.

Les lambeaux d’écriture racontent l’amour autant que la haine ; quelque part, l’ombre des amours inavouables déclenche un faisceau de ténèbres engloutissant trois personnes.

« Être homme »

« Pour la première fois de ma vie, j’ai soupé dans un camp de guerre avec des femmes, malheureuses et belles, et assurément, cela réveille plus vivement que le bruit des tambours et du canon.

Quelle situation d’être homme, de le sentir continûment, et d’être obligé de se ma… »

[Anonyme]

Si rares sont les paroles d’hommes sur leurs désirs, leurs pulsions, leur sexualité, que ces mots écrits pendant la guerre de Sept Ans, lorsque tambours et canons rythment le temps, viennent exprimer une vérité enfouie, fort émouvante, peu révélée.

Avec pudeur et discrétion, trois scènes sont peintes en quelques mots : la guerre et ses âpres sonorités ; la présence de femmes « malheureuses et belles », sans doute prostituées ; un soldat immergé dans un désir lancinant, le sien, qu’il désire contenir.

Compte-rendu du front de Silésie pendant la Guerre de Sept ans, La Gazette, 1757

S’injurier

« – sacristain de bordel
– cul blanc
– manant
– sacrée rousse
– tu mériterais d’avaler une toise comme une asperge
– morveux
– vieille peau de chien
– cul pourri
– foutu juif
– videur de pot de chambre
– coquine
– je te file la corde
– elle est jolie mais c’est une jolie putain de mon cul
– je te donne le pied au cul
– paillasse de soldats
– tu as joué au bilboquet et tu en es grosse
– coureuse d’armée
– jean foutre de commissaire bourges de commissaire foutu manant [cette dernière injure est adressée au commissaire Langlois] »

Vies oubliées d’Arlette Farge, est publié aux éditions La Découverte.

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