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Étude de la haine au Grand Siècle : d’où venaient ces « passions » ?

le 19/11/2021 par Yann Rodier
le 23/04/2020 par Yann Rodier - modifié le 19/11/2021
Les sept péchés capitaux, la colère, estampe de Peter Brueghel, 1558 - source : Gallica-BnF
Les Sept péchés capitaux, La Colère, estampe de Peter Brueghel, 1558 - source : Gallica-BnF

Le premier XVIIe siècle français, né de l’assassinat d’Henri IV et des guerres de Religion, n’aurait-il été qu’une tentative de la part des gouvernants de mettre fin aux violences religieuses ? C’est l’idée qu’esquisse Yann Rodier dans son livre, Les Raisons de la haine.

Décrypter et domestiquer les passions de l’âme : telle est l’obsession des médecins, lettrés, théologiens, hommes d’Église et d’État du premier XVIIe siècle (1610-1659). Dans ce contexte d’après-guerres de Religions, un langage des passions se développe en vue de penser – et panser – la violence née des conflits entre croyances.

Le récent ouvrage de l’historien Yann Rodier, Les Raisons de la haine. Histoire d'une passion dans la France du premier XVIIe siècle, examine les façons dont ces « passions » populaires ont su être réutilisées dans les discours des gouvernants afin de les apaiser, mais plus souvent, de les instrumentaliser.

RetroNews et les éditions du Champ Vallon vous proposent de lire l’introduction à cette fascinante plongée dans la psyché des hommes et femmes du XVIIe siècle.

Inauguré par le régicide d’Henri IV, le premier XVIIe siècle est celui d’un après-guerre. Dans les années qui précèdent, l’oubliance des injures passées entre catholiques et protestants avait été prônée par les édits de paix, entérinée par les deux premiers articles de l’édit de Nantes puis relayée par les acteurs de la reconstruction du royaume. Signé le 30 avril 1598, l’édit de Nantes bâtit les cadres de la pacification, de la coexistence confessionnelle et d’un commencement de tolérance :

« Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire [des troubles de religion], s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. »

Couper court au cercle vicieux de la vengeance et de la haine, au terme de huit guerres civiles et religieuses (1562-1598), constitua l’objectif majeur de cette entreprise politique de réconciliation nationale. Cet édit traduit l’émergence d’une raison des passions, esquissée dans les années 1590- 1610, au moment où l’angoisse eschatologique s’estompe, sous l’effet d’une philosophie politique de la raison qui invite les français au désengagement des conflits civils.

Pourtant, le régicide d’Henri IV le 14 mai 1610 souligne l’extrême fragilité du processus politique de pacification. Ravaillac, loin d’être une brebis égarée, symbolise au contraire la haine publique de ces « Ravaillac de cœur », contre un roi honni avant que sa mort ne le transfigure en roi bien-aimé. La menace permanente que les haines froides et latentes ne se rallument et ne fassent à nouveau plonger le royaume dans le cycle sanguinolent des conflits civils, inaugure un temps d’angoisse logique.

Récit a posteriori d’assassinats de dirigeants découlant de conflits religieux dans la feuille protestante éditée à Anvers La Quintessence des nouvelles, novembre 1697

De fait, l’héritage traumatique de ces conflits s’est traduit par une obsession, celle de savoir comment en sortir. La violence collective des « guerriers de Dieu » à l’époque des guerres de Religion fit entrevoir le danger d’une contagion de la violence exprimée par les passions – la haine, la vengeance et la colère. La génération que nous pourrions qualifier d’hommes de l’entre-deux, témoins des conflits fratricides du XVIe siècle pendant leurs jeunes années, s’est efforcée d’identifier l’origine des passions et de conjurer leur retour dans la cité. Les passions sont identifiées comme de nouvelles clefs de lecture pour comprendre les origines de la violence, non pas transcendante et métaphysique mais physique et immanente à la nature humaine. 

C’est un évêque, Jean-Pierre Camus (1584-1652), fondateur autoproclamé du genre du traité des passions (1614), qui suscite l’émulation en la matière pour identifier, analyser, disséquer, expliquer, anticiper et conjurer la démesure tragique des passions de l’âme. naît une nouvelle anthropologie des passions, à la fois fondée sur les sciences médicales, morales et politiques. 

Ce contexte d’après-guerre de Religion, du régicide d’Henri IV en 1610 au tyrannicide de Concini en 1617, est marqué par l’héritage traumatique des conflits fratricides. Il explique cette quête obsessionnelle pour le décryptage des passions, en particulier leur dérèglement, aux origines de la violence, et leur domestication par l’usage approprié de la raison. Traités politiques des passions, traités scientifiques de physiognomonie et de chiromancie, traités de civilité, traités mystiques et histoires dévotes pédagogiques développent l’art de domestiquer les passions, du microcosme individuel au macrocosme curial et social. […]

Évocation a posteriori de l’assassinat de Concini par Louis XIII au travers d’une critique d’un ouvrage,Observations sur les écrits modernes, janvier 1738

De l’usage politique des passions, dans les miroirs aux Princes ou dans les arts de négocier aux diplomates, en passant par la mise en scène des passions dans la tragédie classique, ces dernières constituent une porte d’entrée nouvelle pour décrypter les évolutions socio-politiques du premier XVIIe siècle.

Le septennat de la régence de Marie de Médicis (1610-1617), tournée vers une politique intérieure et extérieure pacificatrice, inaugure cette étude. Est défini un art de gouverner fondé sur la maîtrise des passions. Les efforts pour lutter contre les prêcheurs de l’odieux, apaiser l’antiprotestantisme, contrôler la parole polémique et favoriser la réconciliation franco-espagnole cherchent à effacer l’héritage de la Ligue et à pacifier les différends confessionnels. La guerre civile, modèle repoussoir et honni qui hante les consciences, n’est que la traduction sociale de ce qui se produit en chacun : la guerre intestine entre passions et raison qu’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) dépeint déjà dans Les Tragiques.

La métamorphose de la haine de papier en une haine brutale et sanglante contre le favori de la régente, assassiné en avril 1617, rend compte de la redoutable efficacité du libelle, encore amplifiée sous la Fronde. La prise de conscience de son pouvoir émotionnel, par les contemporains eux-mêmes, permet de relire ces textes à l’aune de la stratégie antipathique du « rendre odieux ». L’imprimé polémique impulse cette fabrique de l’odieux en informant la psyché collective et en construisant stéréotypes et préjugés contre l’ennemi d’État. 

L’avènement de Louis XIII au pouvoir, après son coup d’État contre le favori, consolide dans les faits l’héritage parental plus qu’il ne le défait. Cette seconde partie s’intéresse à cette période d’intermède inaugurée par le règne personnel de Louis le Juste, de Luynes à Richelieu (1617- 1625), marqué par l’intermittence des intrigues de la reine-mère. Du Prince d’émotion, symbolisé par le coup de sang de 1617 contre Concini, Louis XIII se présente peu à peu comme un Prince de raison contrôlant ses passions et celles de ses sujets. La modélisation d’une xénophobie d’État, capable de susciter un ressentiment national contre l’étranger espagnol, est complétée par un sentiment national déconfessionnalisé, pour recréer l’unité nationale.

La campagne du Béarn en 1617, interprétée par l’historiographie comme la reprise des guerres de Religion et le retour d’une intolérance d’État annonçant la révocation de l’édit de Nantes, doit être replacée dans son contexte. Les controverses confessionnelles, relancées en 1617 par le jésuite Arnoux (1576-1636) et le pasteur Du Moulin (1568-1658), livrent des indices sur l’évolution des guerres de Religion. C’est un autre combat qui s’y livre, non celui des armes contre le corps des hérétiques mais celui de la raison théologique contre les passions de l’âme.

La politisation du discours interprète la campagne de Louis XIII dans le Midi comme celle d’une reconquête contre ses sujets révoltés, adonnés à leurs passions, et en rébellion contre l’autorité royale. Le combat de plumes comme seul antidote. L’image du soldat ligueur déposant sa cotte de maille pour revêtir la bure des ordres mendiants, troquant son épée pour la plume sur le champ de bataille de la polémique, illustre le passage de la violence sacrale des guerriers de Dieu au XVIe siècle à celui de la violence des mots. L’hérétique n’est plus le membre gangrené que l’on doit retrancher du corps social mais le membre cacochyme, c’est-à-dire adonné à ses passions, à qui l’on doit faire retrouver la raison.

Le déclenchement en Bohême de la guerre civile, religieuse et européenne de Trente ans (1618-1648) marque l’avènement d’un néo-mysticisme de la violence sacrale en Europe centrale. La bataille de la Montagne Blanche en 1620 l’illustre et fait craindre à Paris la reprise des conflits fratricides.

Récit de combats en bohème à la fin de la guerre de Trente ans, La Gazette, 1647

Pourtant, le désaveu du zélantisme catholique antiprotestant par Louis XIII contre les derniers guerriers de Dieu indique qu’il cherche à imposer le monopole d’état de la violence royale contre les passions religieuses de ses sujets révoltés. L’émotion populaire, fût-elle catholique et antiprotestante, est punie avec une sévérité exemplaire par le pouvoir royal. Ce faisant, il met un terme à la mystique exaltée des guerriers de Dieu, devenue anachronique en France, en punissant les mutins catholiques à Tours en avril 1621. Le bûcher du roi qui leur est réservé renverse la symbolique que la culture protestante des martyrs lui avait associée. 

La répression du pouvoir royal avait, en effet, érigé le bûcher en punition exemplaire et purificateur du seul hérétique. une action politique en concordance avec le climat moral et intellectuel de la République des lettres que nourrit la génération des hommes de l’entre-deux. Leurs ambitions réformatrices se lisent à travers la science des passions qu’ils théorisent et dessinent les contours de leur pensée morale, politique et religieuse de l’homme.

Une troisième partie s’intéresse donc à ces hommes de l’entre-deux, à mi-chemin entre le siècle des guerriers de Dieu et le siècle des saints. témoins des violences fratricides et des haines confessionnelles, le modèle des passions leur sert de référent analytique pour en finir avec la haine brutale.

Deux représentations historiographiques du XVIIe siècle méritent d’être relues à l’aune des passions : celle du siècle cartésien, illustré par le prétendu triomphe de la raison voire de la raison d’État, aux origines d’une philosophie pré-éclairée ; celle du siècle des saints, illustré par la mystique d’un amour absolu pour Dieu. Ces deux absolutismes réformateurs – celui de la raison d’État et de la passion mystique – traduisent la quête d’un nouvel ars gubernandi, un art de la réforme des passions dans les corps individuel et social. Le corps individuel du roi à travers les miroirs des Princes, celui du diplomate à travers les traités sur l’art de négocier, celui du courtisan à travers les traités de civilité, celui du religieux à travers les traités mystiques, celui de l’hérétique à travers les discours polémiques, celui du peuple à travers les histoires dévotes et tragiques, à visée moralisante, celui du public à travers la mise en scène des tragédies.

L’une des nombreuses théories autour du théâtre et de la tragédie parues dans Les Observations sur les écrits modernes, janvier 1738

Les traités des passions ont une visée réformatrice du corps social à travers le corps du roi en promouvant un absolutisme de Raison contre les passions du peuple, sur le modèle thomiste des passions de l’âme, gouvernées par la raison. L’observation du renversement d’une violence physique contre l’autre en une violence métaphysique contre soi-même ne peut que fasciner. […]

Déraciner les passions vicieuses et fratricides des cœurs justifie la mortification pénitente voire sanglante des corps et l’isolement du cloître au nom d’un amour absolu et radical de Dieu. Ce corpus de sources est révélateur d’un véritable culte des passions qui innerve la pensée philosophique, morale, théologique, sociale, politique, diplomatique et artistique du premier XVIIe siècle. Leur importance dans les arts s’épanouit davantage dans le second XVIIe siècle, à quelques exceptions près, comme Marin Mersenne (1588-1648), promoteur en 1636 d’une musique accentuelle capable de rendre compte des passions. La conférence de Charles Le Brun à l’académie en 1688 sur l’expression des passions de l’âme marque souvent le point de départ de la théorisation des passions dans l’art.

Cette réflexion tous azimuts autour des passions permet d’introduire la dernière partie consacrée à la mise en place d’une science politique des passions justifiant l’absolutisme, sous les ministériats cardinaux. La campagne diffamatoire conduite avec succès contre Charles de La Vieuville (1583-1653), emprisonné au château d’Ambroise, permet à Richelieu de se substituer à lui en tant que chef du Conseil du roi, le 13 août 1624.

Cette ascension de l’homme rouge au ministériat marque combien l’état moderne se construit par le contrôle de plus en plus étroit des vecteurs médiatiques de l’idéal. La diplomatie cardinale en dépend par l’impulsion de « régimes émotionnels » ou la construction de « communautés émotionnelles » contre les ennemis d’État, fussent-ils catholiques. un catholicisme d’État, moins sécularisé et machiavélique que ne le prétendent les pourfendeurs de Richelieu, qu’un catholicisme d’État soucieux de couper à la racine tout zélantisme religieux. L’émergence d’un ressentiment national, celui de l’antihispanisme, constitue une passion d’État omniprésente que les plumes au service des cardinaux-ministres relaient dans l’espace public de la guerre couverte à la guerre ouverte, dans le contexte de la guerre européenne de Trente ans (1618-1648).

Le contrôle des passions, particulièrement la haine, fait naître ce régime émotionnel de l’antipathie d’état. Hispanophobie, turcophobie, italianophobie, anglophobie, suivent le rythme de la diplomatie et révèlent les contours d’un ressentiment national pluriel, fantasmé dans les discours et gravé dans le marbre encore tendre d’un amour de la patrie naissant. Là encore, la quête pour instrumentaliser et artificialiser les passions, en créant un horizon d’attente émotionnel de l’odieux contre l’ennemi d’État, ne dit rien du ressentiment public lui-même, mais trahit le jeu (anti)pathique du pouvoir politique.

Une psychologie des foules s’esquisse et justifie le recours de plus en plus systématique à la guerre de plumes que Richelieu institutionnalise, pensionne et judiciarise contre des écrits qualifiés de « séditieux » et de « perturbateurs du repos public ». […]

Le livre de Yann Rodier, Les Raisons de la Haine. Histoire d’une passion dans la France du premier XVIIe siècle est paru aux éditions du Champ Vallon.