Bonne feuille

Des Mayas aux GI’s : l’histoire internationale du chewing-gum

le 22/12/2021 par Pauline Peretz
le 24/09/2020 par Pauline Peretz - modifié le 22/12/2021
Publicité en faveur des chewing-gums Adams, L'Ouest-Eclair, 1919 - source : RetroNews-BnF
Publicité en faveur des chewing-gums Adams, L'Ouest-Eclair, 1919 - source : RetroNews-BnF

Comment un plan visant à commercialiser des pneus à New York en vue d’une révolution au Mexique a pu muter en l’élaboration d’une confiserie adorée d’un bout à l’autre de la planète ?

À l’initiative de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, quelque quatre-vingt-dix historiennes et historiens ont travaillé sur les trajectoires historiques d’objets de consommation courante, afin de dresser une chronologie des échanges culturels et commerciaux internationaux de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Dans Le Magasin du monde, chicotte, sari, cigare, piano ou revolver sont ainsi vus au travers de leur « destinée » géographique et historique ; comment sont-ils devenus des produits que l’on peut acheter, par où sont-ils passés et de quelle façon sont-ils arrivés jusqu’à nous ?

Dans l’extrait ci-dessous, l’historienne Pauline Peretz revient sur l’apparition de la célèbre pâte à mâcher sucrée, le chewing-gum, dans un voyage qui nous mène de l’Amérique latine jusqu’à la France de l’après-Libération, en passant par les tranchées.

Cet aperçu du livre est publié avec l’aimable autorisation des éditions Fayard.

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En 1869, le général Santa Anna, président déchu du Mexique chassé de son pays par la révolution, arrive à New York avec, dans ses bagages, 250 kilos de chiclé, une résine que les Mayas avaient l’habitude de mâcher à l’occasion de cérémonies, également très appréciée par les troupes mexicaines.

Au Yucatan, les chicleros attendent la saison des pluies pour monter dans les sapotilliers de la forêt vierge, en taillader l’écorce et en recueillir la résine. Celle-ci est ensuite chauffée pour être durcie puis moulée en pains pour être transportée.

À New York, le général mexicain demande à l’inventeur Thomas Adams d’extraire de ce chiclé un succédané du caoutchouc, très demandé pour la fabrication de pneus mais beaucoup plus coûteux. Il espère tirer de cette opération des bénéfices qui lui permettront de financer une armée de libération capable de renverser le gouvernement en place dans son pays. Si Adams ne parvient pas à répondre aux attentes de Santa Anna, il a l’idée géniale de transformer le chiclé en une gomme qui présente des qualités de masticage inégalées jusqu’alors. Le premier chewing-gum moderne, aromatisé, sucré et emballé dans un joli papier coloré, rencontre un succès immédiat.

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Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on mâchait en Amérique du Nord de la résine d’épicéa : l’habitude des Amérindiens s’était étendue aux colons européens et à leurs descendants. Un certain John Curtis avait fini par trouver un moyen de faire de ce produit naturel récolté au Canada et dans le nord-est des États-Unis un bien de consommation largement apprécié. Mais la résine qu’il vendait était le plus souvent mêlée de détritus, et s’y substitua bientôt une gomme fabriquée à partir de paraffine et de sucre, avant que celle-ci cède à son tour la place à la gomme mise au point par Adams.

Comment ce chewing-gum, dont la mastication a longtemps été considérée comme un vice américain, a-t‑il pu devenir un symbole de la domination culturelle et économique des États-Unis sur le monde ? « Fraîcheur de vivre », proposait, en guise de réponse, une publicité française pour les Hollywood Chewing Gums dans les années 1970, donnant à voir des jeunes gens libérés de toute entrave, incarnation parfaite du cool. C’est plutôt à la réinvention permanente de la gomme et à l’application à celle-ci des méthodes les plus novatrices et les plus insistantes du marketing qu’elle doit son succès mondial.

À la fin du XIXe siècle, les préventions à l’encontre du mâchage de cette gomme sont encore très fortes ‒ elle ferait mauvais genre, serait nuisible pour la santé ‒, mais Thomas Adams sait les déjouer grâce à une stratégie de communication efficace, avec l’installation de distributeurs automatiques dans les lieux publics, l’achat de très nombreux panneaux publicitaires et la sollicitation de personnalités célèbres.

L’incroyable succès fait naître d’autres entreprises de production de chewing-gum qui s’organisent en trusts et imposent leurs conditions au marché du chiclé : exemption de taxe douanière à l’importation jusqu’en 1898 et prix relativement bas à l’achat. L’engouement aux États-Unis a des conséquences politiques importantes au Yucatan : les revenus de la vente de chiclé sont utilisés par les rebelles mayas pour acheter des armes et résister à la domination du gouvernement mexicain. Ils sont représentés, auprès des Américains, par le général May qui s’est imposé comme l’intermédiaire obligé de ce commerce en garantissant la sécurité des concessions de sapotilliers.

Au nord se déploie une stratégie de saturation du marché américain imaginée par William Wrigley Jr, un ancien vendeur de savon et de poudre à lever, qui révolutionne les techniques de vente pour imposer ses chewing-gums aux couleurs, formes et parfums (fruité et menthe verte) inédits. Pour dégager des revenus considérables de cette « affaire à 5 cents », il conçoit une publicité agressive et envahissante ‒ avec notamment le plus grand panneau clignotant de Times Square à New York ‒ et offre des millions de tablettes de gomme aux jeunes pour leur en donner le goût.

Tout est bon pour lutter contre les préventions des prescripteurs de morale ‒ les manuels de savoir-vivre considèrent encore que mâcher de la gomme est le signe de mœurs dépravées. Les magnats du chewing-gum vont jusqu’à affirmer qu’il apaise la soif, facilite la digestion, et accroît même la concentration des ouvriers au travail.

L’entre-deux-guerres est l’âge d’or du chewing-gum aux États- Unis. Pour installer durablement leur succès, les entreprises productrices maintiennent un prix de vente bas, en dépit de l’inflation et de la hausse du prix d’achat du chiclé. Les 1 500 chicleros travaillant au Yucatan dans des concessions mexicaines et américaines profitent un temps de cette stratégie, malgré leur dépendance à l’égard du général May qui agit en véritable cacique. Mais le rapport de force entre les exportateurs de chiclé et les producteurs américains se rejoue bientôt, lorsqu’une nouvelle gomme, synthétique cette fois, est inventée aux États-Unis. En 1928, Walter Diemer parvient enfin, après des années d’expérimentation, à mettre au point le bubble gum : son « Blibber-Blubber » rose fait des bulles et éclate sans coller au visage.

Le bubble gum n’évince toutefois pas immédiatement le chewing-gum produit à partir du chiclé. Depuis 1935, les intermédiaires mexicains ont été supprimés et les chicleros réunis en coopératives soutenues par le gouvernement du président Cardenas : les producteurs vendent directement leur récolte aux entreprises américaines à un prix plus avantageux pour les deux parties.

Mieux encore, le chewing-gum placé dans les rations des soldats américains pendant la guerre est produit à partir de chiclé. C’est un tournant dans son histoire : le but poursuivi sans succès par les entrepreneurs pendant des années ‒ faire adopter la gomme au-delà des frontières américaines et canadiennes ‒ est atteint par l’armée. Dès la Première Guerre mondiale, celle-ci avait vu dans le chewing-gum un moyen de calmer les nerfs des hommes au front et de garder une haleine fraîche en l’absence de dentifrice. À partir de 1941, la distribution des tablettes Wrigley’s aux soldats se généralise. 150 milliards de chewing-gums sont envoyés aux troupes servant à l’étranger pendant la guerre. En Europe et dans le Pacifique, les GIs les partagent avec les civils qu’ils rencontrent ; les petits Anglais les apprécient beaucoup, réclamant aux soldats : « Got any gum, chum ? »

Le prestige des libérateurs se reporte sur cette petite tablette que l’on met dans la bouche avec avidité et est désormais unanimement adoptée comme symbole de la prospérité et de l’insouciance.

Dans l’après-guerre, les firmes américaines implantent leurs usines dans de nombreux pays et profitent des nouveaux canaux de distribution de la société de consommation pour vendre sur les marchés étrangers une gomme désormais presque toujours synthétique. Des entreprises étrangères adaptent aussi la recette du succès américain : en France, l’ex-GI Courtland Parrett crée la marque « Hollywood chewing-gum » en 1952, à laquelle viennent s’ajouter les Malabar vendus par Krema dès 1958 avec vignettes et décalcomanies.

Après l’Europe et le Japon, le chewing-gum conquiert, à partir des années 1980, les marchés émergents les uns après les autres, avec une rapidité et un succès déconcertants. De nos jours, il est le plus souvent fabriqué à partir de résines vinyliques ou de cires microcristallines, déconnecté donc de l’industrie d’exploitation forestière. Mais, au Mexique, plus d’un millier de chicleros continuent de collecter la résine des sapotilliers.

Leur production, désormais beaucoup plus faible, est exportée vers l’Asie, et le Japon en particulier, dont les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour mâcher une gomme naturelle. L’avenir de cette forêt mexicaine, menacée par l’exploitation du bois du sapotillier, dépend donc aujourd’hui de la fidélité des consommateurs asiatiques à la gomme traditionnelle.

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Le Magasin du monde, dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, est publié aux éditions Fayard.