Carte Blanche

Rencontre avec Annette Wieviorka, historienne « sans compromission »

le 04/10/2023 par Annette Wieviorka, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 05/10/2023
Carte Blanche à Annette Wierviorka - Photographie © Hermance Triay

Spécialiste de la mémoire de la Shoah, Annette Wieviorka est l’invitée d’honneur des 26èmes Rendez-vous de l’Histoire de Blois, dont elle prononce la conférence inaugurale. RetroNews lui donne carte blanche pour revenir sur son parcours d'historienne, dans lequel sa vie personnelle se fait parfois objet d'étude.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Votre domaine de spécialité – la mémoire de la Shoah – est intimement lié à une histoire familiale profondément marquée par la Seconde Guerre mondiale et les déportations. Et pourtant, vous y êtes arrivée dans un second temps seulement… Quel a été votre cheminement ?

Annette Wieviorka : C’est vrai que j’ai commencé par étudier puis enseigner les lettres et que je ne suis devenue professeur d’histoire, puis historienne qu’ensuite… Mais j’étais déjà passionnée d’histoire en terminale : ce qui m’intéressait, c’était la première moitié du XXe siècle, les années qui avaient précédé ma naissance et plus particulièrement le mouvement ouvrier. C’est Mai 68 qui a été le point de bascule : j’ai eu à ce moment-là le sentiment très fort – du haut de mes 20 ans et avec mon regard qui n’était pas encore celui de l’historienne que je suis devenue ensuite – que le mouvement remettait en route la période du Front populaire et que je devais absolument étudier l’histoire… Je me suis alors inscrite à des cours du soir, tout en devenant maîtresse auxiliaire de lettres modernes. Je suis devenue professeur d’histoire dans le secondaire quelques années après.

Si mai 1968 vous a fait basculer du côté de l’histoire, il vous a aussi conduite en Chine –  la Chine de la Révolution culturelle…

Mon séjour en Chine a découlé d’un enchaînement de rencontres, avec toute la part de hasard qu’elles peuvent comporter. Je ne veux pas dire pour autant que mon engagement en mai 1968 ait été un hasard, loin de là ! Il correspondait à un besoin profond. Mais les possibilités ne manquaient pas : j’aurais très bien pu rejoindre les rangs trotskystes ou le comité Vietnam national. Des liens amicaux m’ont poussée du côté maoïste, dans la mouvance de l’UJCml (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes) et de là, vers la Chine, où j’ai enseigné à l’Institut des langues étrangères de la province du Guandong entre 1974 et 1976.

L’expérience d’un pays qui voulait « faire table rase du passé » a-t-elle eu une influence dans votre façon de voir l’histoire et de l’enseigner ?

« Faire table rase du passé » était effectivement un mot d’ordre de la Révolution culturelle, mais il n’était pas le seul : il s’agissait aussi d’« oser se révolter » et d’atteindre la « fin de toutes les différences », entre villes et campagnes, professions manuelles et intellectuelles. Tout en affichant sa volonté de tourner le dos au passé et de construire un homme nouveau, le maoïsme restait aussi un mouvement de type marxiste fondé sur l’idée d’une évolution historique inéluctable vers le socialisme, puis le communisme.

La réalité du maoïsme m’a très vite fait déchanter et j’ai pris radicalement mes distances. Mais tourner la page ne s’est pas fait sans difficulté ni douleur : c’était toute une vision de l’histoire, si structurante, qu’il fallait abandonner. Je n’étais pas la seule à être confrontée à ce changement radical de perspective : à la fin des années 1970, on abandonnait Soboul pour Furet – la vision marxiste de la Révolution française pour une histoire des idées plus complexe…

Ce sont aussi « vos années chinoises » – pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages – qui vous ont amenée à l’histoire de la Shoah… Expliquez-nous le lien !

Ces deux années en Chine, à des milliers de kilomètres de chez moi, à une époque où la communication dépendait du courrier et où le maintien du lien avec l’actualité – française et mondiale – reposait sur la seule sélection hebdomadaire du Monde, a constitué une coupure radicale et m’a renvoyée à une autre coupure familiale, double celle-ci : celle de l’émigration de mes quatre grands-parents quittant la Pologne au lendemain de la Première Guerre mondiale et laissant tout derrière eux, suivie de celle de la Shoah – ce qu’on appelait jusqu’aux années 1970 simplement « la guerre ».

Je me suis alors lancée dans l’apprentissage du yiddish et j’ai commencé à faire des recherches sur mon grand-père Wolf Wieviorka, qui avait été journaliste et écrivain. Lors d’un stage accéléré de langue au YIVO, l’Institut de recherche juive, je suis tombée sur le Livre du souvenir de Zyrardow, sa ville natale. Il avait été édité au début des années 1960 à Buenos Aires, où bon nombre de survivants des communautés juives de Pologne avaient émigré dès l’entre-deux-guerres. Des « sociétés d’originaires » s’étaient constituées pour favoriser l’entraide entre ceux de la même bourgade et notamment obtenir des places dans les carrés juifs des cimetières.

Ce Livre du souvenir qui évoquait la vie avant la guerre était un corpus extraordinaire – comme les quelque 400 autres qui ont été écrits par les autres communautés juives polonaises. Je me suis lancée dans l’histoire de la mémoire – un champ à peine balbutiant à ce moment-là. La plupart des historiens considéraient les témoignages comme sans intérêt, ou d’une fiabilité plus que douteuse.

Vous avez, quant à vous, fait des témoignages une source importante dans vos recherches…

J’ai utilisé les témoignages en complément des archives. Car les témoignages sont en règle générale d’une très grande fiabilité, même s’ils doivent être soumis à l’analyse critique, mais ni plus ni moins que tous les autres types de sources. Et ils possèdent une grande valeur : celle de pouvoir combler les trous laissés par les archives et de permettre d’écrire une histoire par le bas, telle que les gens l’ont vécue.

Utiliser les archives et les témoignages, c’est au fond « marcher sur ses deux jambes », pour reprendre la célèbre formule de Mao. De toute évidence, l’histoire des camps serait bien partielle si l’on s’en était tenu aux seules archives administratives des nazis… Mais ce qui est vrai pour la Shoah l’est aussi pour les autres sujets et les périodes plus anciennes : la notion de témoignage est plus large qu’on ne le croit, elle ne se réduit pas à la figure du déporté qui vient témoigner dans les classes. L’archéologie, la littérature, les dessins, les photos sont des formes de témoignages eux aussi.

Comment avez-vous abordé votre métier d’historienne ? Avez-vous été animée par une volonté d’une transmission aux jeunes générations, comme dans Auschwitz expliqué à ma fille ?

Pour moi, il y a dans le métier d’historien quelque chose de l’ordre du devoir civique : c’est en tout cas de cette façon que je l’ai toujours vu, et j’y ai mis un investissement militant – dans la continuité de mes jeunes années, je dirais !

La transmission n’a, en revanche, pas tellement été mon moteur. Auschwitz expliqué à ma fille peut donner cette impression-là, mais c’était en réalité un livre de commande. Il est vrai aussi que j’ai été enseignante pendant vingt ans avant d’entrer au CNRS et que cette expérience m’a façonnée : elle a indéniablement eu une influence sur mon écriture et mon souci d’être comprise de tous. Mais mon moteur a surtout été la volonté de comprendre et de faire comprendre, sans me laisser influencer par les idéologies du moment, sans faire de compromissions.

Je prendrais pour exemple mon ouvrage sur Le Procès de Nuremberg. Je l’ai écrit dans les années 1990, à un moment où la justice internationale était remise en route par la chute du communisme et où la notion de « crime contre l’humanité » était prédominante. Or en faisant mes recherches sur 1946, je me suis rendu compte que plus que le crime contre l’humanité, c’est la guerre d’agression qui avait été jugée à Nuremberg. Le chef d’accusation ressort à l’heure actuelle pour la guerre en Ukraine : c’est là que l’histoire prend tout son sens, elle doit permettre aussi de réfléchir au présent.

Les recherches sur la Shoah ne sont-elles pas parfois à la limite du supportable ?

Bien sûr, on emploie des stratégies d’évitement, on saute ce qui concerne les enfants dans un premier temps, on prend soin de ne pas lire sur le sujet juste avant de se coucher le soir… En même temps, les historiens qui travaillent sur la Shoah ont du mal à en sortir ! C’est un sujet obsédant, qui touche à des questions fondamentales et la part d’incompréhensible qui demeure pousse à aller toujours plus loin.

La biographie que j’ai consacrée à Maurice et Jeannette Thorez a été sans doute pour moi une façon de faire un pas de côté – et aussi de retrouver le sujet du mouvement ouvrier et du communisme qui me tenait à cœur. Comme Tristes Grossesses, que j’ai écrit avec Danièle Voldman, sur l’affaire des époux Bac, ce couple ouvrier de Saint-Ouen jugé pour avoir laissé mourir son dernier enfant, faute de soins.

Vous revenez pourtant avec votre dernier ouvrage, Tombeaux, Autobiographie de ma famille, à votre histoire familiale, à votre grand-père Wolf et à la Seconde Guerre mondiale… Est-ce un retour au point de départ, le livre que vous auriez voulu écrire à la fin des années 1970 ?

Ce livre était en gestation depuis longtemps et mon histoire familiale a toujours été présente, à l’arrière-plan, de mes recherches. Mais si je l’avais écrit plus tôt, le livre n’aurait pas été le même. Il a été nourri de quarante ans de recherches et il reprend, d’ailleurs, bon nombre de thèmes que j’ai traités, autrement, dans de précédents ouvrages.

Tombeaux est bien le récit d’une histoire familiale, mais c’est surtout un livre d’histoire, avec toute l’exigence d’exactitude et la connaissance des contextes historiques qui sont celles de l’historien. L’écriture de ce livre exigeait aussi que tous les protagonistes soient morts et enterrés, pour me laisser la liberté de retracer leur vie, jusqu’à leurs aspects les plus intimes.

Jules Michelet a écrit que l’histoire était la résurrection des morts. Je crois personnellement que l’histoire s’adresse fondamentalement aux vivants et qu’elle crée le lien dont nous avons besoin.

C’est un livre d’histoire, dites-vous, mais qui assume sa part de subjectivité, comme l’indique le sous-titre…

« Autobiographie de ma famille » est un double clin d’œil : il fait référence à la fois au 209 rue Saint-Maur. Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble, de Ruth Zylberman, et à l’Autobiographie de mon père de Pierre Pachet !

Il m’a paru nécessaire d’énoncer clairement, ne serait-ce que vis-à-vis de mes frères, ma sœur ou mes cousins, que cette histoire tient aussi en partie à mes souvenirs personnels et aux récits que j’ai entendus. On sait bien que les livres de ce genre peuvent déchirer les familles – ce qui n’a heureusement pas été le cas.

J’avais en tout état de cause besoin d’être présente dans le livre. Mais quel « je » peut s’autoriser l’historien ? Peut-il faire de l’auto-histoire comme on fait de l’auto-fiction ? C’est toute la question du « je » licite ou illicite.

Ce « tombeau » littéraire vous a-t-il permis de faire enfin taire les morts ?

Il se trouve que j’habite rue du Faubourg-Poissonnière, à quelques dizaines de mètres du 67 rue Rochechouard où mon grand-père maternel habitait et avait son atelier depuis les années 1930. À chaque fois que je passais dans la rue Pétrelle qui débouche au niveau du numéro 67, j’ai, pendant des années, levé les yeux vers ses fenêtres. Figurez-vous que depuis la sortie du livre, je ne regarde plus. Je n’ai plus besoin de me souvenir constamment de mon grand-père : on se souvient désormais de lui autrement.

Annette Wieviorka est directrice de rechercher honoraire au CNRS. Elle est l’auteur notamment d’Ils étaient juifs, résistants, communistes (1986), Auschwitz expliqué ma fille (1999), L’Ere du témoin (2002), Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez (2010), et dernièrement Tombeaux. Autobiographie de ma famille (2022).