Chronique

Grandeur et décadence du Monte Verità, une utopie concrétisée

le 21/03/2020 par Stéphane François
le 17/03/2020 par Stéphane François - modifié le 21/03/2020
L'avocat Gustav Gräser, l'un des pionniers de Monte Verita, communauté promouvant la « Réforme de la vie » - source : Fondation Monte Verita
L'avocat Gustav Gräser, l'un des pionniers du Monte Verità, communauté promouvant la « Réforme de la vie » - source : Fondation Monte Verita

Communauté alternative allemande créée au cœur des Alpes suisses au début du XXe siècle, Monte Verità deviendra, dans l’entre-deux-guerres, une cure thermale à destination de la grande bourgeoisie réactionnaire.

En 1900, des militants du mouvement de la « Réforme de la vie » s’installent en Suisse italophone, à Ascona, dans le Tessin, sur les rives du Lac Majeur, refusant le monde moderne et industriel qui émerge alors en Allemagne.

Le groupe est composé d’Henri Oedenkoven, Karl Gräser, Gustav Gräser, Ida Hofmann, Jenny Hofmann, Lotte Hattemer et Ferdinand Brune. Ces pionniers, fuyant les valeurs rigides de la vie bourgeoise, y créeront une communauté alternative, et emploieront à son sujet le terme de « colonie ». L’objectif initial était de créer une communauté auto-subsistante, inspirée des phalanstères de Charles Fourier.

« La vie au Monte Verita est encore une leçon morale de fraternité : on y voit les grands de la terre faire leur ménage eux-mêmes, tout comme les pauvres prolétaires. »

La colonie fut initialement établie sur les principes du socialisme primitif, mais elle devint par la suite pionnière du végétarisme et des pratiques alternatives. C’est l’acte de naissance d’une communauté mythique, Monte Verità, la « montagne de la Vérité ».

Le terrain est acheté par Henri Oedenkoven, riche héritier d’Anvers. Celui-ci et Ida Hofmann sont issus de la grande bourgeoisie et veulent échapper à leur condition sociale et à ses règles.

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Parmi ceux qui y séjournèrent, on trouve aussi bien le prix Nobel de littérature Hermann Hesse, l’écrivain pacifiste Erich Maria Remarque, David Herbert Lawrence, l’anarchiste Erich Mühsam, Gustav Landauer, les psychanalystes Carl-Gustav Jung et Otto Gross, le mystique juif Martin Buber, le théoricien de l’anarchisme Piotr Kropotkine, que des extrémistes de droite comme le peintre Hugo Hoppener, plus connu sous le pseudonyme de Fidus, qui y fit un séjour en 1907, ou la poétesse völkisch Gertrud Prellwitz. La communauté voit aussi le passage de Ludwig Klages, de membres du Cercle des Cosmiques d’Alfred Schuler ou des disciples de Stefan Georges. Mais contrairement à une légende tenace, le fondateur de l’anthroposophie, Rudolf Steiner, n’y séjourna pas. Pour autant, les fondateurs étaient fascinés par la théosophie, mais aussi le taoïsme ou le bouddhisme.

Si l’expérience a été brève, vingt ans à peine, elle est restée dans les mémoires, tant chez les militants écologistes que chez les militants d’extrême droite ou les tenants d’une conception spirituelle du monde. En effet, la communauté se caractérisait par un rejet du monde moderne, industriel, et prônait en retour une vision écologique radicale et alternative du monde.

La région, avant l’installation de la communauté, a vu la présence d’activistes anarchistes comme Mikhail Bakounine, de révolutionnaires comme Lénine, ou d’intellectuels comme Nietzsche. Elle était également fréquentée de longue date par des théosophes, ainsi que par des ésotéristes ou des artistes.

Une fois les pionniers de la communauté installés, les pratiques ont précédé la conceptualisation, les premières brochures ne furent écrites et publiées par des membres fondateurs de la colonie, surtout par Ida Hofmann et Henri Oedenkoven, son compagnon, qu’assez tardivement. Alors que les premières cabanes air-lumière et des jardins potagers sont sortis rapidement de terre, un sanatorium ouvre ses portes à partir de 1902. En 1904, la communauté existe officiellement, devenant la Colonie coopérative végétarienne Monte Verità. La presse commence alors à s’intéresser à la communauté et à ses enseignements.

En 1905, la colonie s’étend sur plusieurs hectares, répartis entre des propriétés privées, un parc commun, un autre pour des cures d’air dans lesquelles hommes et femmes sont séparés, et les cabanes des résidents. Le complexe du sanatorium est composé quant à lui d’un bâtiment principal comportant un restaurant, une bibliothèque, une salle de lecture et un salon pour la musique. Le troc est mis en avant : la pension peut être offerte en échange de travail à toutes les personnes intéressées par un régime végétarien.

Aux alentours de 1910, la colonie comptait 200 résidents permanents. Ils vivent au contact de la nature, jardinent et cousent leurs propres vêtements.

« Il n’y a pas de domestiques à Monte Verita ; chacun y fait sa chambre et son lit ; la besogne est d’ailleurs simplifiée par des robinets d’eau chaude et d’eau froide et par une vidange automatique. »

L'écrivain Hermann Hesse arpentant les chemins du Monte Verita - source : Fondation Monte Verita
L'écrivain Hermann Hesse arpentant les chemins du Monte Verita - source : Fondation Monte Verita

Les pratiques de la colonie, avant-gardistes, comprenaient en outre l’usage de la « médecine naturelle », de l’homéopathie, du naturisme, ou du végétarisme, qui étaient en essor au début du XXe siècle. Ainsi, les repas étaient composés de fruits et de légumes crus, l’alcool était banni et les résidents s’habillaient de longues chasubles de lin ou de coton afin de vivre « selon la nature ». Les membres prônaient le féminisme et l’idée d’un matriarcat primordial.

Parmi ceux qui y passèrent, nous trouvions des pionniers de la gymnastique rythmique, dont les théories étaient appliquées en lien avec des exercices de respiration et le naturisme – les exercices se faisant nus, mais aussi en lien avec une éducation musicale. Le tout était associé au port de vêtements amples. En outre, certains hommes portaient les cheveux longs. Les hippies n’ont rien inventé.

« Lorsqu’on voyage aux environs du lac Majeur, il n’est pas rare de croiser sur son chemin des êtres vêtus de tissus poreux, pieds nus, ou tout au plus chaussés de sandales, sans chapeau.

Toutefois, leur extérieur est soigné, leur allure distinguée.

Si l’on parvient à les faire parler – ce qui n’est pas aisé, les végétariens de Monte Verita répugnant à l’interview – on apprend que ces humains préconisent le retour à la vie en harmonie avec les lois naturelles, ce qui ne signifie point qu’ils soient partisans du retour à la Nature !

Ils évitent dans leur alimentation les produits de provenance animale, épices, alcool et cuisson d’aliments.

Ils redoutent les médecins, estimant que tout organisme viable porte en lui la faculté de se guérir s’il est malade pour peu qu’on le remette dans des conditions normales. »

Ces pratiques attirèrent l’éditeur antimoderne et pré-alternatif Eugen Dieterichs, qui soutiendra financièrement la colonie. Il peut d’ailleurs être vu comme un mécène. Pourtant, la communauté devra affronter des difficultés financières. Finalement, la colonie sera vendue en 1920. Les composantes de la communauté étaient trop variées, à l’origine des contradictions internes. Ces « familles » diverses qui y cohabitaient, se mirent à s’affronter.

D’un côté les frères Gräser souhaitaient bannir la circulation de l’argent au sein de la colonie. Sa présence y était dissimulée dans un premier temps, privilégiant le troc. De l’autre, Henri Oedenkoven voulait transformer la colonie en un projet économique viable. C’est la seconde option qui fut choisie : Monte Verità devint un lieu de cure payant.

Malgré tout, les difficultés financières persistèrent et Henri Oedenkoven quitta la communauté en 1920 pour s’installer en Espagne. Il chercha à vendre Monte Verità. Le site passe alors entre plusieurs mains.

De 1923 à 1926, la communauté est gérée comme un hôtel par les artistes Werner Ackermann, Max Bethke et Hugo Wilkens. En 1926, le site est racheté par le baron Eduard von der Heydt, un banquier néerlandais d’origine allemande, grand collectionneur d’art. En 1927, il y fait construire par l’architecte allemand Emil Fahrenkamp un superbe hôtel dans le style Bauhaus. Il agrandit le site avec d’autres bâtiments avant-gardistes.

Le lieu renaît alors, momentanément, mais avec une nouvelle clientèle, fortunée, attirée par l’histoire du site, mais préférant les valeurs bourgeoises : le végétarisme est ainsi remplacé par les repas gastronomiques... Malgré tout, quelques pratiques alternatives sont conservées : les nouveaux résidents pouvaient encore pratiquer le yoga, la musique, la danse ou la méditation.

Monte Verità devient alors un lieu de villégiature de luxe pour la haute bourgeoisie conservatrice.

« Ce financier, que l’on sait chargé des affaires de Guillaume II, ne reçoit que des personnalités appartenant aux milieux réactionnaires allemands.

L’hôtel installé avec le plus grand luxe à Monte Verita est réservé aux membres de la maison Hohenzollern, aux hobereaux et aux gens de l’espèce Stinnes fils, qui y résidait encore quatre semaines avant son arrestation.

Aux Suisses et autres “étrangers”, l’accès de la Dorado est interdite. »

La Seconde Guerre mondiale lui sera fatale : l’aristocrate est accusé de complaisance avec les nazis. Le site est progressivement cédé au canton du Tessin, qui le transforme en lieu culturel de prestige.

Les pratiques des Monte Veritaner se nourrissaient du rejet du monde moderne qui émergeait dans le monde germanique à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, provoquant de vifs rejets. En ce sens, leur attitude s’inscrivait dans un mouvement plus large, et réactionnaire. Par la suite, ce refus de la modernité technicienne est devenu plus large, touchant d’autres segments des sociétés allemande et autrichienne et s’inscrivant dans le cadre du mouvement de réforme de la vie (Lebenreform).

Le contenu théorique de ce courant de pensée était fondamentalement ambigü, à la fois réactionnaire et progressiste : émancipation individuelle, épanouissement personnel, réforme de soi, mais également organicisme et intégration à la totalité. Ce mouvement critiquait l’urbanisation et de l’industrialisation et prônait en retour un « retour à la nature », son slogan. L’idée centrale était qu’un mode de vie plus proche de la nature était plus « sain » que celui des villes. Les théoriciens de ce courant de pensée ont médité sur les grandes questions qui agitaient leur temps : la technique, la ville, l’identité, la crise religieuse, le marxisme et le libéralisme, la justice sociale, etc.

Les racines du Mouvement de réforme de la vie plongeaient dans le romantisme, en réaction contre le processus de « modernisation » déclenché par les Lumières et la révolution industrielle. Le romantisme politique qui en découlait se caractérisait, sommairement, à la fin du XIXe siècle, par le refus du rationalisme, de l’industrialisation, de l’urbanisation, du libéralisme ainsi que des valeurs conservatrices traditionnelles, dont le christianisme, au profit d’une vision mythifiée d’une société organique, communautaire. C’est de cette époque que dataient les premières plaintes contre la pollution de l’air et de l’eau, provenant de ces milieux.

Monte Verità doit être vue comme une sorte d’utopie régressive, à la recherche d’un Âge d’or révolu et ratant la révolution bolchevique. D’une certaine façon, il s’agit d’une forme de « romantisme anticapitaliste ».

En effet, l’Allemagne wilhelminienne s’est singularisée, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, par une prolifération d’initiatives non-conformistes, de réformes telles que les communautés à la campagne, les Wandervögel (« oiseaux migrateurs », une sorte de scoutisme), les foyers de pédagogie active, le naturisme, le végétarisme... Tous ces mouvements se sont, dès les origines, divisés en deux tendances opposées : une tendance libertaire, comme Monte Verità, qui influença des personnes comme Erich Mühsam ou comme le futur prix Nobel Herman Hesse. La seconde tendance était raciste et antisémite.

Certains éléments de celle-ci se retrouvèrent dans le nazisme.

Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.