Le lundi 25 août 1969, une jeune fille de 17 ans, Martine, est retrouvée morte vers 22 heures dans les toilettes du casino de Bandol, dans le Var, où se donnait une séance de cinéma. La cause du drame est suffisamment rare pour déclencher une forte émotion médiatique, comme en témoigne l’article de l’envoyé spécial de Paris-Presse, en date du 28 août :
« Trois gouttes de sang sur l’avant-bras de la jeune morte : le médecin appelé d’urgence au casino de Bandol (Var) comprit immédiatement.
La jeune fille en blue jean et jersey noir, que des témoins bénévoles avaient tenté de ranimer en pratiquant la respiration artificielle, était une droguée.
Elle avait succombé quelques instants après avoir reçu une piqûre d’héroïne. »
Ce n’est pas, loin s’en faut, la première fois que la drogue fait la « Une » des journaux français : le thème s’est invité dans le débat public dès la fin du XIXe siècle, nourrissant plusieurs vagues d’émotion médiatique, autour de la fumerie d’opium à la Belle Époque, de la cocaïne dans les années vingt, et, déjà, de l’héroïne, dans les années trente.
Mais dans la France prospère et optimiste des Trente Glorieuses, les usages de stupéfiants, selon Paris-Presse du 4 octobre 1969, auraient largement reflué :
« Depuis 1948, les toxicomanes avaient pratiquement disparu de France. »
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En réalité, tout donne à penser qu’une toxicomanie « classique » et résiduelle, celle du personnel médical, des anciens coloniaux, des milieux bohèmes ou délinquants, s’est maintenue à bas bruit, sans être constituée en problème de société. Ce qui contribue à lui redonner ce statut, en cette toute fin des années 1960, c’est que la drogue semble désormais toucher prioritairement les jeunes, comme le formule un autre article de Paris-Presse précisément intitulé : « Drogue : inquiétude pour les jeunes » :
« Les médecins sont de plus en plus inquiets de l’extension de la drogue parmi la jeunesse en France.
Ils considèrent que les toxicomanies sont observées de plus en plus fréquemment dans des groupes d’adolescents encore inconscients des désastres qui les menacent. »
C’est que la « jeunesse » elle-même a changé de statut : au cours des années 1960, les cohortes plus nombreuses du baby-boom, nées entre 1945 et 1955, sont entrées dans l’adolescence, contribuant à rajeunir la société et à modifier ses mœurs. L’allongement du temps des études, avec la réforme Berthouin de 1959, qui porte la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans et gonfle en aval les effectifs de l’université, a permis à cette nouvelle génération de prolonger ce « temps de latence », entre enfance et entrée dans l’âge adulte, autrefois réservé aux rejetons des élites. L’enrichissement collectif des Trente Glorieuses a fait des « jeunes » des consommateurs ciblés par l’industrie du disque, du vêtement, ou de la motocyclette, tandis que les rythmes débridés du rock’n’roll, de la pop et des yéyés démodent les danses plus compassées des générations antérieures.
D’un point de vue plus politique, enfin, les années soixante ont été marquées par une distance critique accrue de certaines franges de la jeunesse vis-à-vis du pouvoir en place et de la société de consommation, souvent sous l'influence des luttes contre la guerre du Vietnam, ou des mouvements tiers-mondistes et révolutionnaires. Ces tensions générationnelles ont explosé en Mai 1968, et restent vives dans les années suivantes, malgré la ferme reprise en main du pouvoir gaulliste puis pompidolien.
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L’affaire de Bandol cristallise toutes les inquiétudes nées de ce changement de paradigme sociétal. C’est le portrait d’une jeunesse apathique, déboussolée, sourde aux valeurs de raison et d’effort, qui est brossé à travers cet épisode.
Jeune apprentie coiffeuse vivant avec sa mère dans une villa sur les hauteurs de la ville, Martine est, pour Paris-Presse, l’archétype de la petite bourgeoise dévoyée par de jeunes « beatniks » en rupture de ban :
« Depuis le début des vacances, dans le terrain vague derrière le cimetière, plusieurs adolescents qui campaient sous une vieille tente jaune déchirée se droguaient avec l’héroïne que leur procurait Roger. […]
Je le voyais bien qu’ils étaient drogués, m’a dit le serrurier dont l’atelier se trouve tout à côté. Trois d’entre eux couchaient dans une vieille 203 que j’avais abandonnée.
Ils ne mangeaient pas. Ils dormaient la plupart du temps […] Ils se faisaient même les piqûres devant la tente […] »
La bande est composée d’une dizaine de jeunes gens de 15 à 20 ans, originaires de Marseille ; leur principal fournisseur, Roger, qui est aussi le responsable de l’overdose de Martine – c’est lui qui a administré la piqûre fatale – n’a que 18 ans. Tous sont mineurs puisque la majorité civique et politique ne sera abaissée de 21 à 18 ans qu’en 1974, avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing.
Cet âge encore tendre contribue à nourrir chez les aînés un mélange d’inquiétude et de sollicitude, entre répulsion pour une déviance incompréhensible, et désir de protection. C’est encore plus vrai pour les jeunes filles, minoritaires dans ce groupe (et pendant longtemps, dans les statistiques, de l’héroïnomanie), comme le suggère bien le portrait de Christine, une amie de Martine présente au moment du drame, qui semble déjà porter un fardeau bien lourd pour ses jeunes épaules :
« Elle a 15 ans mais en paraît 20. Teint blafard, pull noir, mini-jupe beige, Christine ne se drogue plus depuis 15 jours. »
L’interview de la mère de Christine met en lumière le sentiment de fossé de générations qui semble s’être accentué depuis Mai 1968 :
« Je savais que ma fille se droguait mais je ne pouvais rien faire.
Je l’ai même battue. Ça n’avait servi à rien. Elle ne m’écoutait pas.
Je n’ai aucune emprise sur elle. Nous vivons dans des mondes différents. »
Mais le drame de Bandol donne de cette incommunicabilité entre aînés et adolescents une vision plus sombre qu’au moment de la révolte étudiante, portée, elle, par un puissant désir de renouveau.
On rappellera d’ailleurs que ce triste fait divers s’est déroulé deux semaines seulement après le sauvage assassinat, par la bande de hippies désaxés de Charles Manson, de la jeune femme de Roman Polanski, Sharon Tate, survenue le 9 août 1969, à Los Angeles. À cette occasion, Paris-Presse avait publié une enquête mettant en accusation les désordres de la société américaine, et plus particulièrement, les ravages de la drogue dans les communautés de marginaux de la côte Ouest : « Tout cela serait joyeux, sympathique […] si ces jeunes ne puisaient pas leur joie de vivre dans la drogue » écrivait le reporter le 22 août 1969.
Les États-Unis étaient de longue date dénoncés comme la terre d’élection des toxicomanies adolescentes. Dans un article consacré au trafiquant Lucky Luciano et à son lieutenant Franck Costello, L’Aurore du 21 décembre 1951 pouvait déjà remarquer :
« La généralisation de l’usage des stupéfiants (non pas seulement la marijuana, mais l’opium, la morphine et même la sinistre héroïne) parmi les jeunes Américains de treize ans à dix-huit ans est un des problèmes majeurs qui se pose aux autorités. »
Mais jusqu’à l’affaire de Bandol, l’épidémie semblait épargner la France, même si en novembre 1966, Paris-Presse avait déjà couvert une histoire assez comparable : celle d’une jeune fille de 17 ans, elle aussi prénommée Martine, qui avait fui le milieu familial à Cambrai, pour échouer à Paris parmi les « beatniks » du Quartier Latin et, très vite, s’adonner à la marijuana puis à l’héroïne, sous l’influence d’une certaine Colette R. de 23 ans. C’était, pour le journal, l’occasion de peindre les mœurs d’une petite frange dévoyée de la jeunesse des sixties :
« Manuel, c’est Camous. Un de ceux qui veulent se faire appeler beatnik. Qui fument de la marijuana, absorbent du LSD, tâtent du champignon hallucinogène mexicain […].
Harpo, c’est Jean-Claude Philips, le bras droit de Manuel Camous.
Martine, qui a 17 ans, c’est cette jeune fille de Cambrai devenue presque folle parce qu’elle s’est laissé entraîner dans la bande à Colette, a dormi dans la mansarde où s’entassaient chaque nuit une dizaine de gars et de filles de toutes nationalités ; silencieux lorsqu’ils avaient leur dose de drogue, pleurant, hurlant, se battant, en période de “manque”. »
« C’est une affaire atroce. Elle nous concerne tous », alerte le journal en relayant les cris d’alarme des policiers et des médecins. Mais il faudra attendre encore trois ans – et l'effet anxiogène de Mai 1968 sur la société française – pour que ces inquiétudes éparses coagulent dans une nouvelle dynamique d’émotion publique et d’action politique.
Dans la foulée de l’affaire de Bandol, la « question des drogues » est examinée à l’Assemblée Nationale à partir du mois d’octobre 1969, et une révision de la loi de 1916, envisagée. Elle deviendra effective par la loi du 31 décembre 1970, qui pénalise l’usage simple (seul l’usage « en société » l’était dans les textes antérieurs, en sus de la détention et du trafic) tout en offrant au toxicomanes la possibilité d’une remise de peine contre une obligation de soins. Les effectifs évoqués pour la France semblent pourtant, à l’époque, dérisoires – quelques dizaines d’héroïnomanes à peine, et une consommation de haschich ou de LSD qui semble principalement récréative. Mais « 90% des drogués ont moins de trente ans » pouvait affirmer le Paris-Presse du 27 novembre 1969, « et un tiers, moins de 19 ans ».
À la fois menaçante et vulnérable, la jeunesse se doit désormais d’être protégée de ses nouveaux démons.
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.
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Pour en savoir plus :
Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi, (dir.), La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne, Paris, Amsterdam, 2018
Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois, histoire des jeunes des années 1960, Fayard, 2012
Ecrit par
Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a notamment publié : Les Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres (Presses universitaires de Rennes, 2009), Mireille Havet, l'enfant terrible (Grasset, 2008) et La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).