Chronique

L’émigration américaine des débuts du XXe siècle à Paris

le 29/08/2022 par Nancy L. Green
le 17/12/2020 par Nancy L. Green - modifié le 29/08/2022
Après l’office à l’église américaine de la Sainte Trinité, tableau de Jean Béraud, circa 1900 – source : WikiCommons
Après l’office à l’église américaine de la Sainte Trinité, tableau de Jean Béraud, circa 1900 – source : WikiCommons

Même durant l’iconique décennie des années 1920 à Paris, environ neuf-dixièmes des États-Uniens installés dans la capitale n’étaient pas des littéraires, ni des artistes. Qui choisissait donc de s’installer sur le « Vieux » continent ?

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, l'Encyclopédie EHNE (Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe.)

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Hommes d’affaires, comtesses, jeunes oisifs : les États-Uniens en Europe ne se résument pas seulement aux artistes et écrivains les plus connus : T.S. Eliot (1888-1965) et Henry James (1843-1916) en Angleterre, Édith Wharton (1862-1937), Gertrude Stein (1874-1946), Ernest Hemingway (1899-1961) ou James Baldwin (1924-1987) en France. Et les débats sur l’« américanisation » de l’Europe ne datent pas du plan Marshall. Il faut embrasser une périodisation longue et un large éventail de destins et de métiers depuis le XIXe siècle pour comprendre la place des Américains en Europe.

Même dans la décennie iconique des années 1920 à Paris, environ neuf-dixièmes des États-Uniens installés à Paris ne sont pas des littéraires ou des artistes mais davantage des industriels, des banquiers, des rentiers, ou de plus modestes bibliothécaires ou représentants de commerce. Tous pourtant peuvent être qualifiés d’« élites » par rapport à d’autres immigrés qui commencent à circuler en Europe également depuis le XIXe siècle (Italiens ou Polonais venant travailler en France, par exemple). Les Américains des États-Unis ne sont pas les seuls voyageurs d’élite ni les seuls « Américains » d’élite en Europe au XXe siècle : aristocrates russes, britanniques, italiens, ainsi que Nord et Sud-Américains se croisent aussi dans les salons de Londres et de Paris.

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Du « Grand Tour » à l’investissement en Europe

Dès les origines des États-Unis, des Américains commencent à traverser l’Atlantique d’ouest en est, à l’opposé des lointains pionniers. Au XIXe siècle, diplomates et autres élites font le « Grand Tour » (comme les jeunes Européens le font eux-mêmes depuis le XVIIe siècle) amenant jeunes hommes, voire femmes, à découvrir les origines de la culture européenne.

Tandis que l’émigration européenne vers les États-Unis, faite de paysans et de travailleurs, bat son plein depuis le milieu du XIXe siècle, un petit flot d’Américains voyage dans l’autre sens. Le bateau à vapeur diminuant la durée de la traversée d’un mois à une douzaine de jours, le mouvement s’accélère et se démocratise à la fin du siècle, permettant aux classes moyennes et à de plus en plus de femmes seules de découvrir l’Europe.

Deux groupes en particulier se distinguent : femmes et hommes. Au tournant du XXe siècle des Américaines de la haute société se font remarquer. Héritières de fortunes industrielles, elles se marient avec des nobles européens souvent sans le sou. L’échange d’argent et de titres fait débat, et les mariées sont parfois moquées comme autant de « comtesse Spaghetti » : comment les bonnes démocrates peuvent-elles apporter leurs richesses à la vieille aristocratie européenne ?

Mais une grande partie des nouveaux venus en Europe ne sont pas des rentières ou des rentiers. Ils sont médecins, juristes, industriels, marchands de pièces détachés voire bibliothécaires ou enseignant-e-s. Les hommes viennent faire des affaires, voulant exporter la « modernité » américaine.

Or l’augmentation du nombre de touristes et de résidents américains en Europe dès la fin du XIXe siècle n’explique pas à elle seule les débats sur l’américanisation de l’Europe qui débute dès le XIXe siècle. En 1860, le Times de Londres se lamente que « cette américanisation nous [soit] présentée comme la pire des calamités », tandis que les frères Goncourt s’inquiètent de « l’industrie primant l’art, la batteuse à vapeur rognant la place du tableau » dès l’exposition universelle de 1867.

Les États-Unis commencent à montrer leurs muscles industriels et guerriers. Trois ans après la guerre hispano-américaine de 1898, qui éveille les craintes d’un impérialisme à l’américaine, le journaliste anglais William Stead publie The Americanization of the World (1901, traduit dès l’année suivante en français et en allemand).

Dès le XIXe siècle, banques, avocats et comptables américains s’installent en Europe, accompagnant les premiers industriels qui apportent des machines nouvelles, que ce soit des caisses enregistreuses, des machines à coudre ou des batteuses à vapeur. Paris est la capitale des affaires européennes. American Express y ouvre son premier bureau européen en 1895. La première chambre de commerce américaine à l’étranger y est fondée en 1894. Elle vise non seulement à être l’avocat des entreprises américaines en France, mais aussi le « champion de l’américanisme en Europe ».

Le moment américain de l’Europe dans l’entre-deux-guerres

La Première Guerre mondiale accélère le mouvement. Suivant les pas de National Cash Register, Singer, ou International Harvester, d’autres investisseurs et fabricants voient dans l’après-guerre un moment opportun pour s’implanter en Europe, qu’il s’agisse de vendre de la plomberie ou des biscuits secs. Les banques telles que Seligman, Drexel, Harjes, puis Morgan, Harjes & Co, étaient déjà implantées en France depuis le XIXe siècle, mais les emprunts de la guerre vont renforcer l’importance des banques américaines, notamment celle de Morgan. Des managers, industriels, représentants de commerce, avocats et autres banquiers américains accompagnent le mouvement, s’installant en Europe pour promouvoir et poursuivre les affaires.

Les femmes ne sont pas en reste, en tant qu’acheteuses pour les grands magasins américains, photographes/publicistes (notamment Thérèse Bonney [1894-1978]), ouvrant leurs propres entreprises de chaussure, une librairie (Sylvia Beach [1887-1962]), ou une agence touristique, voire, plus insolite, comme représentante des manufactures de machines-outils américains (Mrs. H.E. Seemuller).

La période de l’entre-deux-guerres ouvre la voie pour des implantations ultérieures, mais la vie n’est pas une sinécure pour les Américains de Paris des années 1930. La xénophobie générale monte, y compris un bref boycott de produits américains ou une mini-émeute essentiellement contre des touristes « gens du dollar » en 1926. Les nouvelles réglementations pour les papiers d’identité font ressortir du bois un certain nombre d’Américains « clandestins » qui pensaient ne pas avoir besoin d’être parfaitement en règle en France. L’instauration d’une nouvelle carte de commerçant en 1938 n’épargne pas non plus les industriels.

L’américanisation de l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

Puis vient la guerre. Les Américains prennent d’assaut leurs consulats. Un grand nombre de ceux qui sont installés en Europe retourne chez eux – laissant néanmoins leurs affaires en stockage, afin de revenir après la guerre. Cela laisse également des traces dans les archives qui donnent une idée de leurs origines sociales aisés : longues listes de meubles, d’argenterie, etc.

Après la guerre, la vie américaine en Europe reprend. Une nouvelle vague d’écrivains (Richard Wright [1908-1960], James Baldwin) s’installe à Paris, rive gauche, tandis que la rive droite deviendra, jusqu’à aujourd’hui, le quartier d’élection des Américains plus fortunés. Au fur et à mesure que Londres monte en puissance financière, de plus en plus d’Américains s’y installent. C’est l’armée qui amorce le mouvement vers Berlin. Les débats sur l’américanisation reprennent en France, tandis qu’hommes d’affaires, cabinets juridiques, banquiers, et acheteurs professionnels sillonnent la capitale, faisant revivre à Paris les institutions séculaires de la communauté américaine : l’American Students’ and Artists’ Center (jusqu’en 1996), l’American Cathedral, l’American Church, l’American Hospital, l’American Library, l’American Chamber of Commerce. Francfort, nouveau centre d’affaires, devient également une terre d’élection des élites économiques.

Les statistiques concernant les États-Uniens hors de leur pays sont toujours aussi floues puisqu’il n’y a aucune obligation faite aux citoyens à l’étranger de se faire recenser. En 2016, le Département d’État évoque quelque 9 millions de citoyens vivant ailleurs dont la vaste majorité sont dans les deux pays limitrophes (Mexique, Canada), mais aussi en Inde, aux Philippines, en Israël, au Costa Rica et en Corée du Sud. Toutefois, en Europe on estime entre 140 et 190 000 le nombre d’États-Uniens vivant en Angleterre, 100 000 en France, comme en Allemagne, et plus de 50 000 en Italie.

Klekowski  von  Koppenfels, Amanda, Migrants or Expatriates ? Americans in Europe, Houndmills/Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2014

Montgomery, Maureen F., « Gilded Prostitution », Status, Money and Transatlantic Marriages, 1870-1914, New York, Routledge, 198

Roger, Philippe, L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Seuil, 2002

Nancy L. Green, née à Chicago, est historienne, directrice d’études de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Centre de recherches historiques.