Chronique

Archiver le sang versé : la naissance des « musées du crime »

le 26/04/2023 par Victoria Laurent
le 24/04/2023 par Victoria Laurent - modifié le 26/04/2023

Le musée criminel, d’abord réservé à quelques professionnels du métier au cours du XIXe siècle, élargit largement son public au début du XXe. Comment cette fascination populaire pour le morbide et « l’horreur à bas prix » s’est-elle peu à peu affirmée ?

En 1890, M.G. Macé, chef de la sûreté parisienne, publie un ouvrage intitulé Mon musée criminel, composé d’une galerie de portraits de criminels de toutes sortes, romancés à la manière d’un polar. En première ligne pendant l’instruction, l’auteur profite de sa position pour se procurer divers objets sortis du protocole judiciaire une fois l’affaire jugée. Il se crée ainsi, au fur et à mesure de ses années d’expérience professionnelle, un véritable musée privé :

« M. Macé, durant son séjour à la sûreté, a eu l’idée d’acheter, pour son musée, les pièces à conviction qui passent ordinairement de la Cour d’Assises au dépôt du matériel et de l’État, et, de là, chez les brocanteurs à qui elles sont vendues aux enchères. Il s’est procuré ainsi, nous dit-il, les marteaux (...), couteaux (...), le bâillon (...), etc. et les crânes défoncés, raclés, et vernis de quelques-unes de leurs victimes. »

L’ouvrage bénéficie d’un accueil mitigé de la part de la presse, qui se permet rarement une réelle critique de l’œuvre pour se contenter d’une annonce de publication, mais quand elle se le permet, se révèle acerbe :

« Est-ce curieux ? Toutefois. Est-ce écœurant ?

Souvent. (...) Il y a, dans tous les livres de M. Macé, un goût de mélodrame et d’horreur à bas prix qui arriverait à m’en faire suspecter la documentation si, le plus souvent, l’auteur ne se bornait à copier un rapport d’agent, un récit de journal, une déposition. On craint toujours qu’il ne fasse la toilette de ces crimes, comme on fait celle des cadavres exposés à la Morgue. (...)

Il accommode ces restes de crimes pour les estomacs pas difficiles. »

Si l'archivage judiciaire est systématique et de plus en plus détaillé depuis le XVIe siècle, et constitue désormais une source primordiale de la recherche historique, la conservation des pièces à conviction a fait l'objet de nombreux débats. Au cours du XIXe siècle, les forces de l'ordre font face à des méthodes criminelles nouvelles, de plus en plus variées et ingénieuses. Suite à l'étude de grands criminologues français et européens, la police saisit la nécessité d'une observation empirique de ces nouvelles méthodes et outils. La patrimonialisation du crime remplit donc une fonction essentiellement pédagogique avant que les objets exposés soient, dans la grande majorité des cas, détruits.

L'intérêt des collectionneurs particuliers pour ces pièces à conviction semble représenter une suite logique à la pratique des cabinets de curiosités parmi l'élite intellectuelle et scientifique à l'ère moderne. Renforcé par la presse sensationnaliste de la fin du XIXe, cet intérêt est marqué par l'apparition de nouveaux travaux scientifiques cherchant à les analyser sous différents prismes. Il résulte donc de deux facteurs contextuels : celui d'une collection permettant de représenter son pouvoir et son érudition, ainsi que d'une publicité exacerbée par la presse à sensation et les illustrations de faits divers.

N’ayant ainsi pour seuls points communs que leur titre et leur sujet d’étude, « Le musée criminel » d’Henri Varennes et Edgar Troimaux, chroniqueurs judiciaires, synthétise les grandes affaires criminelles de l'Histoire de France par le biais de nombreuses estampes. Publié en 1899, la presse encense sa grande qualité de reproduction et la rareté des originaux. L’ouvrage semble faire l’unanimité, loin des critiques récurrentes à l’encontre des journalistes avides de sensationnel :

« Le souci d’art se révèle aussi parfait que la volonté d’exactitude. L’album que formera cette première série de 10 livraisons a sa place marquée dans les bibliothèques de tous les amateurs de beaux livres et de tous les curieux du document rétrospectif. »

Dans le même temps en Italie, les carceri nuove de Rome, anciennes prisons abandonnées au profit d’institutions pénitentiaires plus modernes, sont réhabilitées peu à peu en musées recevant du public. La muséographie de ces lieux supposés cachés voire sinistres se révèle assez critique envers l’autorité religieuse, ce que le journal catholique La Croix ne manque pas de le remarquer :

« Les carceri nuove sont transformés actuellement en un musée criminel et pénitentiaire, et le gouvernement en profitera pour satisfaire son hostilité contre l’Église. (...)

Mais laissons ce musée et ses tendances haineuses contre l’Église. Quand une meute de loups se met à aboyer, un de plus ou de moins ne tire pas à conséquence, et l'Église a subi de bien plus rudes assauts que celui que l’on voudrait lui faire au moyen de cette exhibition. »

D’autres titres prennent immédiatement parti de la défense idéologique de ces nouveaux musées, en relevant l’aspect instructif :

« Cette institution sui generis, qui n’est pas créée pour satisfaire à la curiosité du public proprement dit, mais pour offrir une documentation scientifique aux criminologistes et à tous ceux qui, pour des raisons inhérentes à leurs études ou à leur profession, ont un intérêt réel à s’y arrêter, occupe les six salles formant le premier étage des carceri nuove (prisons nouvelles), bâties en 1655 sur la rive gauche du Tibre. »

La collection d’artefacts criminels prenant une ampleur croissante et un engouement populaire certain, et cela bien au-delà des frontières européennes, la presse française se réjouit de l’ouverture des musées criminels de Vienne, Copenhague, puis de New York en 1904 :

« Il est bien probable que si l’on organisait à Paris un musée criminel bien complet comme celui qui existe à New York, les visiteurs en seraient aussi nombreux que ceux du Louvre et du Luxembourg.

En Amérique, c’était une telle multitude qui demandait à voir des “reliques” de malfaiteurs que l’on dut bientôt se contenter d’entrebâiller les portes. »

La France retient de cet engouement généralisé un intérêt documentaire évident, et décide, en 1907, de créer son propre musée parisien, cette fois à destination des professionnels de la sûreté publique :

« M. Chassaigne-Goyon a fait voter un crédit de 10 000 francs, qui sera porté l’année prochaine à 20 000, pour agrandir la salle des cours du portrait parlé et constituer un musée criminel. Ces deux institutions sont extrêmement intéressantes pour l’instruction du personnel de la police. Le portrait parlé apprend au représentant de l'autorité à se servir des signalements fournis par le service central. (...)

Quant au musée criminel, il est le prolongement des cours techniques faits aux inspecteurs et fournirait un répertoire du crime très intéressant et très utile à consulter pour les professionnels appelés à chercher les coupables. »

Lors des périodes d'ouverture à tous du musée criminel de Paris, le public visé en premier ordre est celui qui lit la presse à sensation, et assiste à certains procès de grande ampleur. Malgré le manque de témoignages et de données historiques nous permettant de faire état des profils de visiteurs, nous pouvons facilement imaginer un public similaire à celui d'exécutions publiques, qui demeurent exceptionnelles. Il s'agirait donc d'un public relativement varié, mais majoritairement issu des classes populaires, semblable à celui de la Morgue de Paris, ouverte au public jusqu'en 1907.

L’année suivante, en 1908, le musée criminel accède au milieu universitaire avec une ouverture au sein de la faculté de droit de Sofia, en Bulgarie. Puis suivent l’inauguration du Kriminal Museum de Dresde et celle du Musée pénal de Budapest, tous greffés aux institutions judiciaires locales, sous la forme de cabinets de curiosités de modeste taille.

En 1922, fort du succès de ses différents homologues européens, le musée parisien ouvre ses portes au public, sous la forme d’un dépôt temporaire d’objets de tous genres, en attendant leur présentation en Cour de justice :

« Il s’agit, vous le pensez bien, du Musée criminel du Palais de Justice, où sont retenues toutes les armes saisies sur les malfaiteurs, les mobiliers truqués, les livres obscènes, les objets invraisemblables, curieux et quelquefois charmants qui sont recueillis lors des descentes de police ou de la découverte d’un méfait. »

Justifié par un intérêt pédagogique indiscuté à destination des forces de l’ordre et des fonctionnaires des administrations judiciaires et pénitentiaires pour les aider à appréhender les criminels et délinquants, les musées criminels sont peu à peu ouverts au public, succombant à la forte demande d’un public curieux. Les questions éthiques, posées par cette démocratisation de l’accès aux artefacts et archives, sont posées dès le départ, avec une muséographie prenant partie sur nos modes de jugement d’autrefois.

L’exposition de pièces à conviction avant leur apparition en cour de justice posant des problèmes d’éthique évidents (maintien du secret de l’instruction, déni de la présomption d’innocence, inspirations pour criminels en devenir, etc.), elle sera, au fur et à mesure du XXe siècle, abandonnée au profit d’exhibitions plus anciennes, mieux protégées, avec une mise en scène appuyant davantage sur le contexte historique.

Victoria Laurent est une jeune chercheuse en Sciences de l'information-Communication et Histoire contemporaine. Ses recherches s’intéressent aux mécanismes de narration du fait divers, à ses relations aux médias et aux nouvelles technologies, et plus spécifiquement au rôle et à la représentation de la figure du détective amateur dans le cadre de sa thèse.