Écho de presse

L'ode aux marginaux du monde entier, de Jules Vallès

le 28/05/2018 par Pierre Ancery
le 14/11/2017 par Pierre Ancery - modifié le 28/05/2018
Jules Vallès en chat de gouttière et « rédacteur en chef de la rue », par André Gill, 1883 – source : WikiCommons

En 1861, l'écrivain signe dans Le Figaro un hommage plein de compassion à tous les démunis ; il les appelle les « réfractaires ».

En 1861, Jules Vallès a 29 ans. Il n'est pas encore l'auteur célèbre de L'Enfant et de L'Insurgé ni le communard fêté par les uns et décrié par les autres de 1871, mais il s'intéresse déjà aux pauvres, aux dominés, aux marginaux, à ceux qui n'ont pas voulu ou pas réussi à s'insérer dans la société et dont la société ne se soucie guère.

 

Pour eux, il écrit dans Le Figaro un long texte qui paraît le 14 juillet : « Les Réfractaires ».

 

« Sous le premier empire, chaque fois qu'on prenait à la France un peu de sa chair, pour boucher les trous faits par le canon de l'ennemi, il se trouvait, dans le fond des villages, des fils de paysans qui refusaient de marcher à l'appel du grand empereur. Que leur faisait à eux, les ébats de nos aigles, au-dessus du monde, que l'on entrât à Berlin ou à Vienne, au Vatican ou au Kremlin ? […] Il ne reconnaissait pas, cet homme des champs, de loi humaine qui pût lui prendre sa liberté, faire de lui un héros quand il voulait rester un paysan.

 

C'était un réfractaire. »

 

Il continue :

 

« Ce n'est point de ceux-là que je veux parler. Mes réfractaires, à moi, ils rôdent sur le fumier des villes, ils n'ont pas les vertus naïves, ils n'aiment pas à voir lever l'aurore.

 

Il existe de par les chemins une race de gens qui, eux aussi, ont juré d'être libres ; qui, au lieu d'accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s'en faire une tout seuls, à coups d'audace ou de talent ; qui, se croyant de taille à arriver d'un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n'ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie ; qui n'ont pu, en tous cas, faire le sacrifice assez long, qui ont coupé à travers champs au lieu de rester sur la grand'route, et s'en vont maintenant battant la campagne, le long des ruisseaux de Paris.

 

Je les appelle des REFRACTAIRES. »

 

Ode à tous les marginaux, le texte est aussi un tableau sensible de la misère parisienne de l'époque :

 

« Le réfractaire de Paris, lui, il marche à travers les huées et les rires, sans ruser et sans feindre, poitrine découverte, l'orgueil en avant comme un flambeau. La misère arrive qui souffle dessus, l'empoigne au cou et le couche dans le ruisseau : de vaillantes natures souvent, des esprits généreux, de nobles cœurs, que j'ai vus se faner et mourir parce qu'ils ont ri, ces aveugles, au nez de la vie réelle, qu'ils ont blagué ses exigences et ses dangers. Elle les fera périr, pour se venger, d'une mort lente, dans une agonie de dix ans, pleine de chagrins sans grandeur, de douleurs comiques, de supplices sans gloire ! [...]

 

Il découpe son pain dans les travers des uns, dans les vices des autres, il déjeune d'une joie et dîne d'une tristesse. Insensible, du reste, comme la pierre, il ferait du vin avec des larmes. S'il tombe du ciel un peu de cuivre, il va s'asseoir, le réfractaire, dans une de ces gargotes où nagent sur le devant, dans des saladiers à coqs bleus et des assiettes ébréchées, des haricots à l'huile, des épinards à l'eau et des poires au vin. »

 

Vallès évoque ensuite la question du chômage forcé :

 

« Qu'il travaille, direz-vous, pour avoir un lit, des chemises, du pain ? [...] Mais où ? chez qui ? rue Saint-Sauveur ou rue Plumet ? S'il savait faire quelque chose, un étalage, une addition, la place, la vente, mesurer du drap, pincer le tissu, tenir les livres, le carnet, la caisse ! il ne sait rien, le pauvre diable, qu'un peu de latin et de grec, qu'il vendra au mois, à l'heure, sous forme de leçons ! Où les trouver ? J'admets qu'il ait mis la main sur un élève ; — marché conclu, chose dite ; rendez-vous pris : — tout cela lettre morte, chance vaine, s'il a les pieds dans la misère ! inutile tout son courage, stériles ses espérances ; les souliers crèvent, le pantalon sourit, le linge manque. Il faut boucher ces trous, combler les lacunes, sauver la mise ! »

 

Avant de conclure :

 

« Que leur demandait-on ? — D'être quelque chose dans la machine, clou, cheville ou marteau, cinquième roue du carrosse, n'importe ! la société n'y regarde pas de si près, pourvu qu'on ne donne point le mauvais exemple, qu'on ne soit point pour elle un danger ! “Avec ou contre moi !” telle est son inexorable devise. — Ayez un état, un métier, une enseigne. Qui vous empêche ensuite d'avoir du génie ? Elle a raison, toujours raison. — Malheur à qui repousse ses avances et veut marcher hors du chemin que la tradition a creusé !

 

Ou la grand' route ou le ruisseau ! »

 

Notre sélection de livres

Les Enfants du peuple
Jules Vallès
Jules Vallès
Léon Séché
Les Réfractaires
Jules Vallès
Les Étapes d'un réfractaire
Jean Richepin
La Rue
Jules Vallès